La comparaison dans Philandre (1544)

Procédures figuratives en contexte narratif

Comparison in Philandre (1544)

Figurative procedures in a narrative context

Pascale Mounier

Université Grenoble Alpes (Grenoble, France)

pascale.mounier@univ-grenoble-alpes.fr

Reçu le 5/1/2021, accepté le 25/3/2021, publié le 8/4/2022 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Pour citer cet article

Mounier, Pascale 2022. La comparaison dans Philandre (1544). Procédures figuratives en contexte narratif. Studia linguistica romanica 2022.7, 51-73. https://doi.org/10.25364/19.2022.7.3.

Résumé

La comparaison participe à l'élaboration des types de texte en s'adaptant aux contraintes formelles des genres et aux principes de la production des discours, qui évoluent dans le temps. Elle joue en l'occurrence plusieurs rôles dans l'élaboration des séquences narratives de Philandre, un roman de chevalerie composé par Jean des Gouttes et publié en 1544. Une double approche de linguistique textuelle et de stylistique historique permet d'identifier trois grandes procédures figuratives à l'œuvre dans les énoncés comparatifs de ces passages, qui méritent une description et une analyse. La première consiste dans l'expression du haut degré des propriétés qui fondent la ressemblance, la seconde dans la recherche de précision dans l'identification de celles-ci et la troisième dans l'évaluation des éléments rapprochés et de l'acte de comparaison.

Abstract

Comparison contributes to shape the text types by adapting to the formal constraints of genres and the principles of speech production, which change over time. It plays several roles in the elaboration of the narrative sequences of Philandre, a chivalric romance composed by Jean des Gouttes and published in 1544. Combining textual linguistics and historical stylistics, this study identifies, describes and analyzes three major figurative procedures performed in the comparative utterances of the romance. The first step is the description of numerous properties that form the basis of the resemblance, the second provides a framework for a more refined and precise identification of these properties and the third evaluates and compares the related elements.

Sommaire

1 Introduction
2 Expression de l’intensité : le haut degré des paramètres
2.1 Valeur d’égalité avec un comparant parangon
2.2 Valeur de supériorité par rapport à un comparant parangon
3 Processus d’identification des paramètres
3.1 Recherche d’un ajustement du paramètre aux deux éléments
3.2 Négation ou approximation de la relation comparative
4 Formes de l’évaluation : l’axiologie et le commentaire énonciatif
4.1 Appréciation des actants de la narration
4.2 Appréciation de l’acte de comparaison
5 Conclusion
Références bibliographiques

1 Introduction

[1] La comparaison peut se définir comme une opération de catégorisation établissant une ressemblance entre deux éléments. Elle relie un comparant ou standard à un comparé au moyen d'un outil syntaxique sur la base d'une propriété commune ou paramètre (Fuchs 2014). Le comparant relève d'un domaine notionnel différent de celui du comparé, ce qui en fait une figure d'analogie ou une image selon la tradition rhétorique1. La comparaison se singularise de plus par rapport aux autres images par la présence d'un mot ou ensemble de mots qui exhibe la distinction entre les éléments : alors que l'énoncé Achille est un lion identifie les deux entités confrontées, l'énoncé Achille est fort comme un lion ou même Achille est comme un lion ne pose qu'une similitude entre elles2. Cette dimension analytique explique la vocation de l'image à expliciter un propos.

[2] La comparaison peut être étudiée selon les différents niveaux de fonctionnement de la langue et du discours auxquels elle agit, que ce soit la morphosyntaxe, par la nature de ses outils et la façon dont elle agence les constituants de la phrase, la sémantique, par la proximité ou la distance qu'elle ménage entre les éléments reliés et le processus cognitivo-perceptif qu'elle induit, l'énonciation ou encore la pragmatique. Elle gagne ainsi à être envisagée de façon à la fois compositionnelle et combinatoire, comme Gardes Tamine (2011) le fait pour la métaphore. La perspective stylistique, apparue tardivement dans l'histoire de l'analyse des textes, prend tout son sens appliquée à une œuvre littéraire ou un ensemble homogène d'œuvres littéraires. Elle gagne à s'enrichir de la prise en compte de l'évolution des genres littéraires et de l'histoire du français.

[3] D'où l'intérêt à notre sens d'adopter une double approche de linguistique textuelle et de stylistique historique pour explorer le rendement de la figure dans la configuration des types ou séquences de texte. Nous prendrons pour corpus d'étude un roman de chevalerie composé par Jean des Gouttes et publié en 1544, Philandre. Il s'agit d'une œuvre assez peu connue mais représentative de la prose narrative du milieu du 16e siècle, marquée par des influences diverses. C'est un des rares romans français sans modèle direct, national ou étranger3. Malgré les idées reçues, la pratique des figures d'analogie ne se réduit pas à la poésie à l'époque en question4. Les conteurs font un usage important de la comparaison, plus encore d'ailleurs que de la métaphore, malgré le goût marqué de Rabelais pour cette dernière (Lorian 1973 : 133-134). Le court roman de Des Gouttes présente ainsi une série de séquences narratives longues qui font largement appel à la comparaison. On peut compter près d'une centaine de comparaisons imagées dans les quelque deux-cents pages de l'édition ancienne, unique, du roman. Il ne s'agira pas ici de recenser ces dernières ni même de procéder à une analyse systématique des occurrences relevées. Notre enquête vise à dégager une typologie permettant de rendre compte de l'effet expressif du procédé. Nous discernons en l'occurrence trois grandes procédures figuratives à l'œuvre dans les énoncés comparatifs. L'une consiste dans l'expression du haut degré des propriétés fondant la ressemblance, une autre dans la recherche de précision dans l'identification de celles-ci et une autre dans l'évaluation des éléments rapprochés et de l'acte de comparaison.

2 Expression de l'intensité : le haut degré des paramètres

[4] Un premier phénomène consiste dans l'attribution d'un haut degré à la propriété partagée par le comparé et le comparant, c'est-à-dire le paramètre. Celui-ci est en l'occurrence une qualité ou un procès, voire une manière de faire. Cela vaut pour les deux types de comparaisons canoniques, qui ont respectivement une valeur quantitative et une valeur qualitative5. La comparaison quantitative d'égalité fonctionnant comme une image mobilise systématiquement dans Philandre le marqueur corrélatif aussi… que ou sa variante si… que. La comparaison qualitative, présente beaucoup plus massivement, est construite avec des opérateurs multiples : outre comme, on trouve les proformes adjectivales tel (que) et pareil à, les GP formés sur un substantif de manière à la mode de, à la manière de et de la sorte que et les verbes sembler et ressembler. Or les effets des deux types syntaxiques de comparaison sont proches dans certains contextes. Cela se produit plus précisément quand le paramètre est graduable et que le comparant est un parangon6. Une phrase comme elle estoit aussi unie comme une belle platine (chap. 14, p. 188) équivaut à elle était unie comme une belle platine7. La sélection d'un élément qui réalise le paramètre à son plus haut degré affecte le haut degré au paramètre et par conséquent au comparé. L'opération, très courante dans Philandre, peut être interprétée sémantiquement de deux manières, indépendamment du type de comparaison concerné. L'entité de la fiction narrative se trouve de fait mise en position soit d'égalité, soit de supériorité par rapport à l'entité modèle.

2.1 Valeur d'égalité avec un comparant parangon

[5] L'égalité avec un comparant présenté comme possédant une propriété unique et réalisant celle-ci de façon maximale instaure une hétérogénéité entre les éléments8. Il faut distinguer un comparant de ce type, étalon absolu, d'un prototype, qui représente une classe donnée d'éléments parce qu'il réalise l'ensemble des propriétés caractéristiques de celle-ci9.

[6] Quand il s'agit d'une réalité naturelle, le parangon est une entité générique. Il constitue le comparant de la relation comparative. Le paramètre, qui est graduable, entre dans le tour être [ADJ] comme. Les comparaisons de ce type sont presque systématiquement lexicalisées, comme le confirme le fait que certaines d'entre elles apparaissent dans les Comptes amoureux, recueil de nouvelles publié vers 1542 auquel Des Gouttes reprend certains passages :

(1)

[…] les yeux enflamblez et rouges comme sang […]. (chap. 10, p. 167)10

(2)

[…] douze Cignes blancs comme la neige […]. (chap. 24, p. 271)11

(3)

[…] avoit la chevelure blonde comme l'or […]. (chap. 5, p. 145)

(4)

Le Gentilhomme estoit plus candide que la fleur des cerisers recens […]. (chap. 5, p. 145)

Dans ces occurrences sang, qui présente d'ailleurs un déterminant zéro (1), la neige, l'or et la fleur des cesiriers recens sont faiblement actualisés. La subordonnée se prête mal à la restitution du prédicat. Dans le passage (3) l'adjectif fondant la ressemblance s'applique même exclusivement au comparé : on ne saurait dire il avait la chevelure blonde comme l'or est blond. De telles comparaisons à parangon figées construisent le haut degré à l'aide de la manière au moyen d'une seule prédication plutôt qu'elles ne comparent un élément référentiel spécifique à un élément générique chacun support d'une prédication. Cela tend à faire de comme une préposition. On remarque aussi que, comme nous l'avons indiqué, la comparaison de supériorité équivaut à celle d'égalité (4). L'exemple (2) a même une variante dans un autre passage : douze oyseaulx plus blancz que la neige (chap. 4, p. 143). Le fait que le comparé ne puisse pas posséder la propriété à un plus haut degré que le comparant neutralise la différence entre l'égalité et l'inégalité (Fuchs 2014 : 80-81).

[7] Quand il s'agit d'un personnage illustre, le parangon est une entité spécifique qui se caractérise par son caractère prestigieux. Une ressemblance se met en place sur la base soit d'une qualité ou d'un procès, soit d'une manière de faire. Dans le cas d'un paramètre constitué par une manière de faire, c'est-à-dire une qualification du procès, l'action du comparé se voit renforcée par celle du comparant :

(5)

Adonc la Belle estant en compaignie des plus haults Seigneurs et Dames, marchant s'en venoit vers le victorieux Gentilhomme, avec telles gestes et façons que les Graces, Damoyselles de la Déesse Venus, servoient au Pere des Dieux et des hommes Jupiter, au celeste banquet celebré aux nopces de Peleus Roy de Thessalle, et de la Nymphe Thetis. (chap. 22, p. 263)

L'héroïne Passerose venant en tenue de mariée vers le héros Philandre est rapprochée des Grâces, qui ont fait office de servantes au banquet des noces de Pelée et Thétis, comme le rapporte entre autres Ovide dans les Métamorphoses. Le GP avec telles gestes et façons que sert d'outil comparatif. Ce syntagme différentiel présente une portée intraprédicative : malgré la présence de la virgule il a une valeur de complément de manière du verbe de la matrice marchant s'en venoit, insistant, plus que comme, sur la manière du procès. L'épisode évoqué sous forme allusive est coupé de la narration, développée dans la matrice, au moyen de l'imparfait. La sollicitation d'un parangon animé emprunté à la mythologie et quelque fois à l'histoire est en l'occurrence un procédé habituel d'ornement et d'emphase dans les narrations qui cherchent à imiter la poésie, comme les Comptes amoureux12. Il s'agit d'un héritage de la tradition épique, ce qui fait qu'on trouve aussi la figure, avec un parangon inanimé appartenant à la nature, dans Roland Furieux, traduction anonyme d'Orlando furioso de l'Arioste datant de 1544 et éditée par Des Gouttes, ou encore dans Les Gestes de François de Valois, Roi de France, chronique élogieuse du règne de François Ier rédigée par Étienne Dolet, humaniste avec qui Des Gouttes était en contact, et publiée en 1540.

[8] Le lien entre un actant de la fiction et une personnalité mythique désignée par un nom propre se fait régulièrement au moyen d'un verbe d'état à valeur épistémique, à savoir sembler ou ressembler. Le rapprochement entre les entités se construit sans nécessiter une évaluation de la manière, donc de façon presque directe, ce qui évoque le fonctionnement de la métaphore :

(6)

[…] comme il veit son filz hors du danger, sembla en sa joye les vieillardz qui avoient esté encloz en la ville qui est nouvellement delivrée du siege. (chap. 1, p. 135)

(7)

Au recit du Chevalier, qui avec tant d'affection l'esmouvoit, Philandre, surnommé comme je vous ay dict le Gentilhomme, resta surprins, et tout plein de feu d'Amour. Si resembloit proprement en l'instant au jeune Berger Paris Alexandre, alors que luy racompta Venus les excellences d'Heleine femme au Roy Menelaus. (chap. 1, p. 132)

(8)

Mais au comparoir de la celeste Fille hors de sa chambre, en la veuë des multitudes, elle sembla la grande Venus Déesse d'amours : et peu s'en failloit, que comme une autre Meduse, elle ne rendist les hommes en Rochers insensibles. (chap. 22, p. 260)

Le père de Philandre est comparé aux vieillards de Troie, Philandre à Pâris et Passerose à Vénus. La propriété commune, à savoir en sa joye (6) et surprins, et tout plein de feu d'Amour (7), est donnée incidemment pour deux parangons, empruntés à l'Iliade. Elle est omise pour un troisième, le lecteur devant supposer que la beauté relie Passerose à Vénus (8). La comparaison avec Méduse amène pour sa part une atténuation par le tour peu s'en falloit et une explication par une construction propositionnelle en comme, peut-être parce que le déplacement d'un tel personnage mythique dans un univers amoureux ne va pas de soi. Quoi qu'il en soit, le ou les comparants sont présentés comme connus et, par leur amplitude syntaxique, font l'objet d'une ostentation.

[9] Une comparaison construite avec comme ou un synonyme, tel non aultrement que, présente une valeur logique différente selon que sa portée est intra- ou extraprédicative. Dans les nombreuses situations où l'égalité avec le parangon se réalise par une subordonnée détachée de la matrice, elliptique ou non du verbe mais établissant une mise en regard de deux situations, on peut hésiter sur ce qui est comparé : s'agit-il du contenu prédicatif asserté ou de l'assertion des deux propositions (Fuchs 2014 : 92-94, 151-153) ? Dans un cas le narrateur affirme qu'un actant de la fiction se rapproche d'un être hors du commun présentant une qualité ou réalisant un procès similaires. Dans l'autre il soutient qu'une entité présente la propriété et ajoute ensuite que l'autre fait de même, ce qui renforce la comparaison. L'opération pragmatique associée au détachement s'apprécie au cas par cas :

(9)

[…] et au remuer de son enorme corps feit bransler le terroir dessoubz luy, non aultrement que le geant Enceladus faict le Montgibel en Secile. (chap. 10, p. 167)

(10)

[…] lequel ne voulut oncques aller ouyr la messe, tant estoit (comme un autre Mezencius) contenneur de Dieu et des hommes […]. (chap. 11, p. 176)

La comparaison du géant pirate des mers Harpagon avec le géant mythique Encelade, qui, emprisonné sous la Sicile, provoquait des séismes et des éruptions volcaniques pour manifester sa colère, fonctionne comme une nouvelle assertion (9). Le prédicat feit bransler le terroir dessoubz luy est saturé sémantiquement, à la différence de s'en venoit dans l'exemple (5), si bien que le syntagme détaché non aultrement que le geant Enceladus faict le Montgibel en Secile a une valeur extraprédicative. C'est là un des modes habituels de réalisation de l'amplification poétique. La comparaison, détachée syntaxiquement par l'usage de la parenthèse, du méchant mari de Passerose Garamond avec Mézence, roi étrusque cruel et sanguinaire, paraît pour sa part plus intégrée à la matrice par son enchâssement dans une construction attributive (10). Dans le passage (10), la construction comme un(e) autre [NP], présente aussi dans l'extrait (8), est par ailleurs emblématique de l'aboutissement du processus de rapprochement de l'actant de la fiction à l'individu modèle. Le premier devient un équivalent actuel du second, qui appartient au mythe, selon un mécanisme de typification.

[10] Les comparaisons à parangon mobilisant un élément naturel puissant ou un être prestigieux restent rarement purement ornementales dans Philandre. Comme dans les intertextes, les images construites sur une égalité gagnent en naturel par la dimension merveilleuse du récit, qui atténue l'incompatibilité entre l'univers fictif et les qualités du parangon. À la différence de ceux-ci, le roman limite l'exhibition des figures en n'usant pas de marqueurs doubles tels tout ainsi que… ainsi et comme…. ainsi et en adoptant très souvent un ordre allant du comparé au comparant13. Des Gouttes augmente ainsi le degré des qualités ou des procès tout en pratiquant l'amplification poétique.

2.2 Valeur de supériorité par rapport à un comparant parangon

[11] Une valeur de supériorité apparaît quand l'égalité avec le parangon est niée. Le parangon devient le comparé et l'entité narrative le comparant. Le paramètre se voit réalisé de façon maximale par le comparant, alors que le comparé est présenté comme en étant le représentant par excellence. Le phénomène conduit à montrer les entités modèles comme moindres en qualité ou en action que les actants de la narration. La stratégie de minoration du comparé n'est pas plus inédite que la précédente14. Elle se rapproche dans son effet du superlatif dit relatif et de la comparaison de supériorité exprimant une « pseudo-incomparabilité » (Fuchs 2014 : 81-82), qui reposent sur un parcours de toute une classe de comparants sans aboutir à en retenir un seul15. Mais il s'agit ici de nier une relation comparative. Une entité modèle est sélectionnée, le parangon ; on évalue le degré avec lequel elle réalise la propriété en la confrontant à un actant du roman ; on nie la relation d'égalité des deux prédicats.

[12] La négation totale porte soit sur une action ou un état, soit sur le fait de percevoir. Cela mobilise le topos du narrateur témoin de l'événement :

(11)

[…] et quant et quant se oyt un espoventable cliquetis des harnois : tellement que ne se feit oncques un tel assault. Ne, comme je cuyde, eussent peu faire une telle tempeste toutes les ames damnées, meslées ensemble à la bataille avec tout l'effort que l'on pourroit imaginer. (chap. 12, p. 178)

(12)

Oncques deux Lyons ne furent tant eschauffez l'un contre l'autre, lors qu'ilz se sont dedans le boys assayllis aux griffes, et aux perilleuses dentz. Et jamais les orgueilleux Tygres ne se rencontrerent avec les enraigez Ours bigerres et allumez de fureurs de la sorte que s'estoient couruz sus l'un à l'autre ces deux Guerroyeurs […]. (chap. 12, p. 179)

(13)

Jamais ne fut veu chien offensé, ne Leopard dedans les boys, ne en mer tempestée tourbillon de vent, ne au Ciel carreau de fouldre si legier que fut prompt le hardy filz de Stordilan à la vindicte. (chap. 14, p. 190-191)

L'action du parangon est virtualisée par l'emploi du discordantiel ne, du subjonctif et de l'auxiliaire modal peu (11). La négation est renforcée par la valeur totalisante des forclusifs oncques et jamais, par la coordination de propositions énonçant l'action du parangon ou la coordination de plusieurs parangons et par le choix de l'ordre régressif (12 et 13). La dimension rythmique contribue à la poéticité des passages et soutient le processus de révélation progressive soit de l'entité de la fiction, soit de l'individu modèle.

[13] Un autre type de construction peut récuser le partage d'une propriété et amener à une interprétation en termes d'inégalité. Une longue présentation à orientation positive du parangon est suivie d'une brève négation de la possibilité de comparer. La réalité naturelle ou le personnage mythique fait l'objet d'une valorisation outrancière jusqu'à ce qu'une dissemblance s'établisse avec l'entité de la fiction, qui suggère que celle-ci occupe une place plus élevée encore dans l'échelle des mesures :

(14)

Qui a veu jamais lors que le Ciel est en plus grande combustion deux tonnerres se rencontrer venant l'un chassé de Septentrion, et l'autre de l'Orient ? Certes lesdictz tonnerres ne font bruyt si horrible, que feirent les deux martiaulx Jousteurs à l'assemblée des lances […]. (chap. 12, p. 177)

(15)

Et bien se peult icy taire, et cesser le bruit qu'on faict des prouesses du fort et puissant Hercules, et du filz de Peleus Roy de Thessale : car ce n'est rien au pris de ceulx cy […]. (chap. 12, p. 177-178)

Le combat de Philandre contre Madarant est décrit dans son aspect sonore (14) et du point de vue de la nature des coups portés (15) au moyen d'un rapprochement respectivement avec le choc de deux tonnerres et avec les travaux d'Hercule. Après une phrase attribuant des marques de haut degré au parangon, un énoncé met en place une comparaison quantitative à l'aide des marqueurs de degré si et au pris de. La ressemblance entre le parangon, repris par les démonstratifs lesdits ou ce, et les actants du roman, désignés par un GN ou un pronom référentiel, est niée par les tours ne… pas et ne… rien. La prosodie vient appuyer, par une cadence mineure, la mise à distance de l'éloge initial de l'être exceptionnel et le grandissement final des personnages de la fiction.

[14] La comparaison à parangon participe donc dans le roman à la caractérisation intensive des qualités ou des procès, voire des manières d'effectuer les procès. Le degré auquel le comparé de la fiction vérifie le paramètre s'avère dans son effet soit égal, soit supérieur au degré auquel le modèle réalise celle-ci, ce qui correspond à la mesure maximale ou à une mesure au-delà du maximum. Ce type de figure à valeur hyperbolique et poétique, fondé sur la mobilisation de comparants stéréotypés, ne rapproche les entités que sur la base de l'intensité du paramètre. Celui-ci n'est pas examiné dans sa nature.

3 Processus d'identification des paramètres

[15] La seconde procédure repose sur l'identification de ce qui rapproche deux éléments conçus cette fois comme homogènes. Le comparant s'avère une réalité familière, empruntée aux situations courantes de la vie. Les marqueurs privilégiés sont comme et ses synonymes et la proforme adjectivale tel, éventuellement corrélée à que, ce qui confirme qu'il s'agit d'une opération qualitative, c'est-à-dire qui aborde la propriété, non graduable ou graduable, sous l'angle de la manière. Le narrateur tend en l'occurrence à mettre en évidence l'ajustement du paramètre à la fois au comparant et au comparé, profitant de la dynamique syntaxique et pragmatique des énoncés. Il nuance dans certains cas que le choix qu'il fait.

3.1 Recherche d'un ajustement du paramètre aux deux éléments

[16] On pourrait penser que l'établissement d'une ressemblance sur la base d'une identité qualitative nécessite forcément la sélection d'un comparant approprié. Lorian (1973 : 134-135) estime ainsi que, parmi les multiples comparaisons que des narrations du 16e siècle, comme les Comptes amoureux, affectionnent, certaines sont « incohérentes, ridicules » alors que d'autres sont « plus expressives » car moins savantes. Il semble toutefois que pour les figures que nous analysons le partage entre pertinence et impertinence ne se fasse pas en fonction de la plus ou moins grande nouveauté de la relation comparative : plusieurs images mobilisant de façon suggestive l'expérience commune sont reprises, sous forme adaptée, du recueil de nouvelles, de Roland Furieux et un peu des cinq premiers livres d'Amadis, roman de chevalerie traduit de l'espagnol à partir de 1540 par Herberay des Essarts16. C'est la façon dont est présentée la propriété qui permet de justifier plus ou moins bien le rapport établi entre deux domaines. Les auteurs de la Renaissance se montrent en l'occurrence préoccupés d'éviter un manque d'évidence de la correspondance entre les éléments17. Le roman de Des Gouttes insiste sur le rôle de la propriété qui fonde la ressemblance. La construction des énoncés comparatifs engage deux processus interprétatifs distincts. Soit le paramètre est révélé d'emblée au lecteur, qui est invité à le préciser ensuite en le transposant au comparant. Soit il n'apparaît que dans un second temps, ce qui demande d'attendre pour connaître la manière d'être ou d'agir exacte du comparé.

[17] Le premier cas de figure intervient quand le paramètre est exprimé partiellement dans la zone syntaxique du comparé, le plus souvent la matrice, sans être reformulée dans celle du comparant, le plus souvent une proposition subordonnée. Le prédicat de la matrice est sémantiquement plein et réapparaît dans la subordonnée, où il n'est pas répété ou est repris par le verbe vicaire faire. La nature du procès ou de l'état fait l'objet d'une identification progressive :

(16)

[…] s'esvanouyt peu à peu des veuës, comme la fumée des Encensiers. (chap. 20, p. 251)

(17)

[…] il ne le meut au coup non plus qu'il eust faict une grosse tour […]. (chap. 14, p. 190)

(18)

[…] la medaille […] estoit d'un gros Dyamant luysant comme l'estoille que vous voyez apparoir au poinct que le jour vient. (chap. 6, p. 150)

L'action du sujet non exprimé de s'esvanouyt est rapprochée de la dispersion de la fumée des encensiers, ce qui revient à dire que la reine des Îles fortunées quitte les héros en s'atténuant peu à peu (16). La situation d'un chevalier essayant de soulever un géant s'apparente à celle qui pourrait être la sienne face à une grosse tour, c'est-à-dire avec un déploiement inutile d'énergie (17). La façon dont le diamant d'une médaille luit équivaut à celle de la planète Vénus, qui brille beaucoup dans le ciel au lever du jour (18)18. Quoiqu'elle permette un ajustement, la circonstance du prédicat verbal ou attributif n'est jamais livrée complètement. Le narrateur fait donc appel, à l'occasion explicitement, à la connaissance que tout un chacun possède du fonctionnement du monde.

[18] Un comparant plus volumineux n'amène pas nécessairement la révélation de l'élément commun aux éléments. Le narrateur développe un petit récit au présent d'habitude dont les entités, éventuellement humaines, sont désignées par des noms à valeur générique :

(19)

[…] et tomba pasmé entre les bras du vieulx Gentilhomme, lequel en prenoit telle pitié, que faict la voysine de l'enfant de sa voysine au rendre l'ame. (chap. 1, p. 135)

(20)

Adonques les regardans furent telz au contempler la ruyne de l'abattu, qu'est le Laboureur advisant, apres que la fouldre est passée, comme le chesne est arraché de son lieu : auquel par l'espace de six cens ans il avoit demeuré debout, comme desprisant en son Estre solide et robuste les Plantes de moindre force, qu'il se voyoit à l'environ. (chap. 5, p. 148)

Le verbe affectif prendre pitié est commun au vieux Dortongres recevant dans ses bras Philandre évanoui et à la femme touchée par la mort sous ses yeux de l'enfant de sa voisine (19). L'état des spectateurs du premier tournoi de Philandre voyant à terre un adversaire est présenté comme semblable à celui d'un laboureur face à un chêne abattu par la foudre (20). Le sentiment à déduire est respectivement la douleur causée par la souffrance d'un proche et la surprise face au constat de la perte brutale de force d'un être ou d'une chose. Le rendu des agissements des entités prises comme comparants témoigne d'un souci de mimétisme dans la représentation des émotions des actants du roman.

[19] Le second cas de figure se produit quand le paramètre est exprimé dans la zone syntaxique du comparant. Un segment détaché vient ajouter explicitement un complément informationnel à la prédication portant sur le comparé ou le comparant. Cette excroissance syntaxique livre l'accessoire de la relation comparative, elle-même formulée au moyen d'un paramètre minimal et de marqueurs qualitatifs à contenu sémantique minimal. Le complément d'information nécessaire intervient sous la forme d'une relance prédicative. L'outil tel (que) en construction attributive présente la particularité de pouvoir introduire soit le comparant, soit le comparé, ce qui fait varier la position du paramètre :

(21)

[…] leur descente à terre avec Citherée, fut telle que des Colombes, paisible, et sans aucun bruyt. (chap. 20, p. 250)

(22)

Qui a veu jamais en son contenement l'espousée attendant l'heure où elle ha de se veoir entre les bras aymez ? ou qui ha veu le remuer du genereux Cheval attendant le signe du deplacer ? Tel estoit le Prince Philandre en la Chappelle : il tournoyoit et deça, et delà, sans pouvoir retrouver place qui luy fust bonne […]. (chap. 4, p. 142)

Dans l'extrait (21) le tour fut telle que relie le procès leur descente à terre avec Citherée au comparant, l'arrivée de colombes sur le sol. Deux épithètes coordonnées détachées viennent prédiquer sur l'adjectif telle, spécifiant la manière du retour sur terre19. Dans la citation (20) deux comparants très distincts, à savoir l'attitude d'une jeune mariée avant la nuit de noces et celle d'un cheval avant le départ, font attendre l'apparition du comparé, Philandre. L'état du héros confiné dans une chapelle avant son premier tournoi, qui n'est que suggéré par le nom d'action le remuer, est explicité ensuite dans une nouvelle phrase au moyen de tel : Philandre attend en montrant des signes d'agitation physique. Même si le paramètre est ici proche syntaxiquement du comparé, il est exprimé après celui-ci.

[20] Comme et ses synonymes formés sur un substantif de manière positionnent toujours le comparant après le comparé dans Philandre. Un segment prédicatif de second plan vient à l'occasion préciser le sens de la comparaison livrée abruptement dans un premier temps :

(23)

Sclarion alloit aussi apres à la maniere de l'Esprevier, qui desployant la force et promptitude de ses aesles poursuyt la proye. (chap. 17, p. 213-214)

(24)

Adonc les picquerent ilz rudement, et les fiers animaux estendants les aesles monstrerent la geste, et mode, que tiennent les grues : lesquelles se voulans lever en l'air, courent une espace touchans du bout des piedz la terre : puis on les voit à plein vol au Ciel. (chap. 21, p. 252-253)

Une subordonnée relative explicative complète l'Esprevier (23) et les grues (24) choisis pour présenter l'action respective du chevalier Sclarion et de griffons. Le caractère stéréotypé de la première entité prise comme comparant importe peu : le narrateur tient à indiquer qu'il sélectionne le trait de la rapidité dans l'oiseau de proie, non celui de la vue perçante par exemple. L'image plus inhabituelle des grues, déjà apparue dans Roland Furieux, nécessite un complément d'information : la geste, et mode en question consiste dans le fait de ne quitter le sol que progressivement20. L'explicitation du savoir partagé se substitue à la simple allusion.

3.2 Négation ou approximation de la relation comparative

[21] Le narrateur peut indiquer l'absence d'identité totale des deux entités qu'il met en rapport. L'opération ne se fait pas au plan intensif, comme celle qui consiste à nier la possibilité de comparer pour attribuer le haut degré au paramètre. Elle est orientée vers la manière de la relation comparative : il s'agit d'une évaluation qualitative du contenu propositionnel. Ce procédé, qui n'a rien de très original non plus, nous intéresse en ce qu'il témoigne de l'enjeu cognitif du processus d'ajustement des entités sélectionnées au paramètre. Il donne à la comparaison une aptitude assez proche de celle qu'Aristote assigne à la métaphore dans la Rhétorique, à savoir la possibilité de stimuler la pensée en signifiant en peu de mots et en provoquant la surprise. L'usage d'un terme ou d'un syntagme marquant une « identité de modus approchée » (Fuchs 2014 : 138), tels on dirait, pour ainsi dire et presque, permet de prendre en compte le fait que la mise en relation de domaines très disparates peut être ressentie comme gênante. Le phénomène semble spécifique au contexte non poétique21.

[22] Des Gouttes recourt en particulier à l'expression de l'altérité de manière. Il nie celle-ci au moyen d'adjectifs ou d'adverbes comme dissemblable et autrement :

(25)

[…] pleuroit si effusement, que ses yeux n'estoient trop dissemblables de deux fontaines. (chap. 1, p. 132)

(26)

D'ailleurs, la beauté des Dames et Damoyselles remplissoient [sic] la grande sale de lumiere, non autrement que les estoilles font le Ciel, en la serenité de la nuict. (chap. 6, p. 149)

Les marqueurs de la comparaison n'ont pas la même valeur épistémique. La construction attributive n'estoient trop dissemblables de amène une atténuation de l'équivalence établie entre deux entités, Philandre et deux fontaines, au moyen d'un adverbe de haut degré modifiant l'adjectif d'altérité (25). La locution conjonctive non autrement que conclut à l'identité de deux prédications verbales, dont le procès est le fait de projeter de la lumière, par la négation totale de l'adverbe d'altérité (26). La construction négative de la ressemblance ne met ainsi pas en cause la comparaison mais interroge de façon plus ou moins forte sur l'adéquation de l'image au réel. Elle pose la question de la capacité de la narration à rendre compte fidèlement des faits et des émotions, ce qui cautionne la démarche mimétique. Les images en question ont une certaine valeur hyperbolique, vu que les comparants ont en partie des traits de parangons et que la propriété qui rapproche les entités n'est pas explorée22. Une stratégie rhétorique de renfort de l'intensité du paramètre s'ajoute ici à la portée métalinguistique de la négation.

[23] L'absence de détour par la négation énonce moins l'hésitation sur le caractère approprié ou non de la comparaison. Mais la modification du terme comparatif par un adverbe d'approximation comme presque ou le recours à une subordonnée comparative à valeur hypothétique signalent aussi le manque d'exactitude du rapprochement proposé :

(27)

Et en l'instant Harpagon effrayément, presque en maniere de coup de canon, convoque cent autres larrons qu'il avoit […]. (chap. 10, p. 168)

(28)

[…] ilz s'en alloient comme si fouldre les chassast à travers le boys. (chap. 17, p. 213)

L'adverbe de degré d'intensité approximative presque exhibe et limite à la fois l'incongruité de la ressemblance posée entre la façon dont Harpagon crie et un coup de canon (27)23. La subordonnée ouverte par comme si propose une équivalence entre la fuite de deux chevaliers et la foudre en virtualisant la seconde prédication par l'usage du plus-que-parfait du subjonctif (28). Le narrateur manifeste ce faisant une nuance à l'égard de deux comparaisons en partie lexicalisées, qu'il emploie habituellement à des fins intensives et qu'il ne prend pas la peine d'ajuster à la situation narrative.

[24] La comparaison cherchant à identifier la propriété réalisée dans chaque élément mobilise donc le savoir expérimental du lecteur. Elle invente une situation impliquant l'univers familier pour mieux préciser le fonctionnement des composantes de la fiction. L'atténuation épistémique dont elle fait l'objet quand il est difficile de trouver une propriété commune participe aussi à la saisie de la vérité de l'histoire. Ce procédé, somme toute rare dans le roman, soutient l'effort mimétique du récit plutôt qu'il ne l'invalide.

4 Formes de l'évaluation : l'axiologie et le commentaire énonciatif

[25] Troisième mécanisme notable, le fait de rapprocher deux éléments induit une évaluation. La comparaison, simple ou imagée, engage une appréciation quantitative ou qualitative de la part du locuteur. Dans les passages narratifs de Philandre mobilisant la figure le phénomène passe déjà, nous l'avons vu, par la façon de qualifier de façon intensive les qualités ou les procès, voire les manières d'effectuer les procès ainsi que par un renforcement de la relation de ressemblance. Le jugement du sujet narrant se manifeste à l'égard de deux autres éléments, à savoir les actants de la fiction impliqués dans la ressemblance et l'acte de comparaison lui-même.

4.1 Appréciation des actants de la narration

[26] Les images conduisent régulièrement à construire un point de vue sur les entités, spécialement sur les individus de premier ou de second plan engagés dans la fiction. La sélection d'un être prestigieux ne suffit pas à caractériser positivement ou négativement. Il faut la mention de la propriété contenneur de Dieu et des hommes pour faire de Mézence un contre-exemple (10) et de celle qui consiste à rend[re] les hommes en Rochers insensibles pour déjuger Méduse (8).

[27] C'est surtout la caractérisation axiologique des GN ou des NP qui vient soutenir l'opinion valorisante ou dégradante que le récit construit de tel ou tel personnage. Les termes axiologiques permettent de donner une valeur bonne ou mauvaise à l'entité prise comme comparant ou au paramètre et éventuellement aussi à l'actant concerné :

(29)

À celuy s'adresse le Prince, et au deplacer monstre le couraige et la hardiesse de la puissante Camille, lors qu'elle couroit sus aux squadrons et rudes batailles d'Eneas Troyen : ou venoit à la mode du genereux Esprevier, qui de loing s'en court à buffeter le Heron, qu'il ha veu s'eslever parmy les nues. (chap. 5, p. 148)

(30)

[…] et au propos d'elle le trahistre Pyrate Harpagon sembla le Lyon, lors qu'il faict feste, et se met en ire tout à un temps voyant la proye attendue preste de cheoir en ses cruelles griffes. (chap. 10, p. 167)

(31)

[…] et non aultrement que la Libidineuse Louë, qui se attache au plus villain, et rongneux, des Loups, satisfaisoit chascun jour au laid et villain Dagon. (chap. 10, p. 165)

Dans le passage (29) Philandre est apparenté dans son attitude courageuse lors de son premier tournoi à la guerrière Camille, qui a combattu la cavalerie d'Énée, et à un épervier s'en prenant à un héron24. Les noms de qualité couraige et hardiesse, quasi-synonymes, trouvent un écho dans l'adjectif genereux : les deux comparants reçoivent une même évaluation méliorative, qui affecte indirectement le comparé. Dans les citations (30) et (31) les amants Harpagon et Diane de Loviers sont doublement rabaissés. Le lion se réjouissant de pouvoir sauter sur sa proie pour la tuer et la louve en chaleur qui ne regarde pas la beauté ni la bonne santé de son partenaire sexuel sont jugés aussi négativement que le géant pirate et la dame qui a été infidèle à Philandre. Selon que le comparé apparaît en première (30) ou en seconde position (31), le transfert de qualités péjoratives se fait au détriment de l'une ou de l'autre des entités. Le mouvement d'humanisation de l'animal ou d'animalisation de l'humain aboutit à une dépréciation forte du personnage.

[28] L'évaluation du comparé peut se faire de façon plus nuancée. Les héros paraissent parfois mis à distance par l'intrusion de l'ironie dans la présentation du comparant. Le narrateur laisse alors la responsabilité à un tiers de prendre en charge une réalité triviale ou une situation en partie ridicule :

(32)

À l'approcher cest Lampordin laisse aller un dard par telle façon, que si le prœux Chevalier ne se fust trouvé couvert des armes que luy donna la verde Geande, il en eust passé comme paste. (chap. 14, p. 190)

(33)

Adonc tout le monde se leve de table, et s'approche pour veoir la merveille, non autrement que fait le peuple des Citez, qui s'encourt à qui mieulx mieulx, pour avoir la veuë des bestes sauvages, que le Sophy envoie au treschrestien Roy de France. (chap. 6, p. 150)

Dans un cadre hypothétique, le syntagme comme paste, qui modifie le verbe passer employé à la voix passive, assimile Philandre à de la nourriture mise en broche par le géant Lampordin (32)25. L'image de l'attroupement de citadins pour voir les félins exotiques envoyés par le chef de l'empire ottoman au roi de France, qui peut faire référence à un épisode historique entre François Ier et Soliman Ier datant des années 1530, se moque de la réaction de la cour du comte de Provence à l'arrivée d'Argonette, émissaire de Reine des Îles fortunées, richement vêtue et accompagnée d'un nain (33). La pique reste chaque fois latente : elle n'est pas soutenue par des caractérisants et produit même une fois une antithèse burlesque avec le qualificatif prœux modifiant le substantif Chevalier. Elle tire essentiellement sa force du fait que d'un point de vue pragmatique l'état des choses potentiellement risible, emprunté à la vie courante, énoncé dans le comparant constitue un présupposé. Les Comptes amoureux vont pour leur part plus loin dans l'évaluation conflictuelle des entités. Le recueil de nouvelles violemment engagé en faveur de la liberté sexuelle des femmes tend à renforcer l'orientation négative du comparant dans le cadre de certaines comparaisons de supériorité26. Le tour de négation renforcé non (pas) et ses variantes mobilisées dans la subordonnée accentuent la dissemblance entre les entités rapprochées au point de produire une opposition (Mounier 2014). Le seul cas où Des Gouttes use de ce procédé à valeur contrastive au sujet d'un personnage se situe dans un contexte non figuratif27. L'auteur préfère habituellement limiter la différence de polarité entre le discours du locuteur et celui d'un énonciateur, donc la charge polémique de l'ironie.

4.2 Appréciation de l'acte de comparaison

[29] Le commentaire énonciatif induit une appréciation du fait de comparer. Il ne s'agit pas simplement de juger de la valeur de vérité de l'assertion au moyen de termes ou de syntagmes comme proprement, presque et n'estoit trop dissemblable. La comparaison prend une valeur métalinguistique par l'usage du lexique de la nomination appliquée à l'image, en l'occurrence le verbe ac(c)omparer, et celui de l'attitude propositionnelle. Si l'effet est aussi de valider la relation comparative, l'énoncé commence par évaluer la possibilité de comparer. L'auteur-narrateur s'implique ici en tant que témoin d'événements qu'il a vécus et se place dans une situation d'allocution : il s'adresse à un auditeur-récepteur, qu'il interpelle régulièrement et à qui il prétend rendre compte fidèlement de l'expérience des personnages28. Il indique que le tresillustre Prince destinataire du roman peut avoir du mal à croire à ses dires quand il choisit pour comparant un modèle ou que le même Hippolyte d'Este peut attendre une précision sur la nature des faits ou des émotions quand il recourt à l'image dans un but explicatif.

[30] La première forme d'exploitation évaluative du cadre discursif de la narration concerne les comparaisons à valeur hyperbolique. L'affirmation de la puissance d'un actant ou de la beauté d'un lieu s'accompagne de la mise en doute temporaire de la capacité à dire de façon crédible les choses :

(34)

[...] si s'en vient de telle roydeur et vistesse à l'encontre de son Jousteur (lequel portoit de sable à une Lune d'argent) que mieulx proprement je ne sçaurois accomparer le choq si ce n'est au froissis de deux grosses Nefz ennemyes, qu'elles font à l'aborder. (chap. 5, p. 147)

(35)

Car telle en estoit la magnificence : tant bien y avoit sceu pourveoir en toutes choses la songneuse diligence des Maistres d'hostelz, que je ose dire, que la Royne Cleopatra d'Egypte ne receut ce grand Marc Antoine avec telle despense. Combien qu'elle consuma adonques (ainsi que l'on dict) autant que povoit valoir le revenu de l'opulente Asie. (chap. 6, p. 149)

La comparaison de la force et de la vitesse de Philandre dans un tournoi avec le bruit de deux navires qui se rompent en s'entrechoquant (34) et celle du faste du banquet préparé pour les héros avec les réceptions organisées par Cléopâtre pour Marc-Antoine (35) apparaissent dans une subordonnée consécutive à valeur intensive. Le verbe ac(c)omparer est modifié par le verbe d'attitude propositionnelle sçavoir ou oser. L'assertion est défendue comme pertinente dans l'extrait (34) par l'adverbe épistémique marquant une certitude proprement et dans le cadre d'une négation exceptive. Le je de Philandre engage parfois plus frontalement une réflexion sur les rapports de la fable à l'histoire et sur le style du récit de combat en affirmant qu'il ne peut établir de correspondance entre la fiction et une situation figurée, même extrême29. Mais alors que celui de Roland Furieux met à distance les faits d'armes incroyables soit en les exagérant, soit en émettant des doutes sur la véracité de son récit, il s'étonne simplement des phénomènes extraordinaires qui se produisent30. D'où une continuité en termes d'effet sémantique entre l'appréciation de l'acte de comparaison et le renfort épistémique de la relation comparative dans le cas de la sélection d'un parangon.

[31] Le second type d'intervention narratoriale se produit dans un contexte d'explicitation d'une manière d'être ou d'agir d'un individu. Le vous se substitue au je comme agent de l'acte de comparer ou de demander des précisions sur une propriété de l'actant :

(36)

Il cherche assez en son esprit quel moyen il pourra tenir pour demander congé à son Seigneur de Pere, et ce est qui le tient fort soliciteux : tellement que vous l'eussiez accomparé à un qui ha la Republique en charge, lors qu'il tourne et retourne les diverses deliberations prinses, afin de choisir la meilleure, au salut et profit des Citoyens. (chap. 1, p. 133)

(37)

Apres ce ils choisissent non gueres loing quatre merveilleux Geans, qui poursuyvoient les fuyans si asprement qu'ilz les mettoient hors d'aleine. Vous les eussiez accomparez au fuyr à une troupe de brebis : et les Geans à quatre Loups affamez en la rigueur d'un long hyver, courans apres à gueulle ouverte pour transgloutir les povres esperdues. (chap. 14, p. 189-190)

(38)

D'ailleurs si vous me demandez quels estoient les gestes des favorisans au filz de Stordilan, je vous diray qu'ils estoient telz que sont ceulx, qui regardent jouer à la paulme maintenant joyeux pour veoir la partie favorisée avoir l'advantaige par un beau coup de raquette ; et tout maintenant devenir tristes et dolents quand ilz s'apperçoivent que l'autre reprent cueur, et se remect sus. (chap. 12, p. 178)

La ressemblance entre Philandre qui s'interroge sur la façon de demander une faveur à son père et un homme politique préoccupé du sort de la nation (36), entre des géants poursuivant des innocents et des loups voulant dévorer des brebis (37) et entre les spectateurs du combat entre Philandre et Madarant et ceux d'une partie de jeu de paume (38) résulte d'une interaction énonciative. La construction d'un dialogue fictif entre deux instances coopérant à la recherche du vrai a pour effet perlocutoire de forcer l'adhésion du lecteur. Au lieu de produire une ressemblance entre des actes énonciatifs en alléguant le jugement d'un tiers au moyen d'une citation du type comme on dit (Fuchs 2014 : 158-159), l'évaluateur émet un seul acte énonciatif au moyen de deux voix. Qu'il s'agisse d'intensité ou de manière, le procédé de commentaire d'une opération comparative infère le caractère approprié de la sélection du comparant.

[32] Les différentes formes de l'évaluation font donc entrer pleinement la comparaison dans le champ de l'argumentation, conformément à la conception rhétorique des figures qui domine au 16e siècle. Qu'elles portent sur les entités ou sur l'acte de comparaison, les marques de subjectivité du sujet narrant exploitent le principe de l'écart et de la distance impliqué par la figure soit pour valoriser les héros ou dévaloriser ceux qui s'opposent à eux, soit pour soutenir la pertinence du rapprochement proposé. Le je qui prend en charge la caractérisation des actants au moyen d'évaluatifs axiologiques ou qui échange avec le récepteur pour trouver la bonne image tend à rendre explicite sa vision de la fiction.

5 Conclusion

[33] La comparaison participe dès lors à l'élaboration des types de texte en s'adaptant aux contraintes formelles des genres et aux principes de la production des discours, qui évoluent dans le temps. Sa façon de rapprocher des domaines différents en maintenant une distinction entre eux la met au service aussi bien de la description, de l'argumentation et de l'explication que de la narration. L'analogie comparative contribue par exemple d'une autre façon que l'analogie métaphorique au projet de certains poètes de rendre compte de l'énergie de la nature et des sentiments d'un sujet lyrique. Alors que la métaphore aide Ronsard à fusionner les réalités psychiques et la beauté extérieure de la femme aimée (Trotot 2016), la comparaison permet à Saint-John Perse d'exploiter le principe cinétique du vent en se montrant comme une image « en mouvement, en devenir » (Vallespir 2006 : 41). Le recours à la figure n'est pas plus gratuit dans les énoncés comparatifs en contexte narratif de Philandre. Des Gouttes effectue grâce à cela des opérations variées. Il procède d'abord à un grandissement des individus et des actions en attribuant un degré remarquable aux qualités et aux procès. Il exhibe ensuite un projet mimétique en faisant porter l'attention sur les propriétés sur lesquelles reposent les ressemblances et en nuançant au besoin la validité de la relation comparative. Il soutient enfin l'expression d'un jugement au moyen de l'évaluation axiologique des entités et de la présupposition comme type d'inférence pragmatique. On pourrait s'étonner que l'image familière sollicitant l'expérience sensible côtoie l'image mythologique ou historique faisant appel au savoir livresque, que la recherche de la manière s'appuie de façon récurrente sur l'intertextualité, voire la stéréotypie ou encore que le thème de l'incomparable soit exploité à la fois pour intensifier les qualités du comparé et pour valider l'acte énonciatif. Mais les trois procédures figuratives contribuent communément à mettre en avant les actants de la fiction et les procès. Elles montrent les situations comme extraordinaires, cherchent à les appréhender avec justesse et font connaître le point de vue qu'en a le narrateur. Vu sa présence dans un roman inventé, cet effet expressif paraît l'une des spécificités des fictions narratives du 16e siècle.

Références bibliographiques

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1 On évitera l'appellatif comparaison figurative. Tamba-Mecz (1981) entend par là la mise en œuvre d'une relation fictive, alors que la comparaison simple pose à son sens un constat. La ressemblance, par exemple entre l'humain et le non humain dans Achille est un lion, ne présente en fait pas de caractère fictif. On retiendra en revanche de Tamba-Mecz (1981) la défense d'une théorie relationnelle de l'image. La stylisticienne montre l'existence de plusieurs relations figurées dans une même structure comparative ou métaphorique par la réalisation d'un double transfert de qualités du comparant au comparé et du comparé au comparant.

2 D'où les principes de la typologie rhétorique des figures : de l'Antiquité au 19e siècle les traités rangent la métaphore parmi les tropes, c'est-à-dire les figures de sens, au motif qu'elle substitue un sens à un autre et la comparaison parmi les figures de pensée parce qu'elle applique à une chose une propriété empruntée à une chose différente au moyen d'un mot. Ajoutons que dans la comparaison le comparé est le plus souvent exprimé, ce qui construit l'analogie in præsentia.

3 Seuls trois des vingt-quatre chapitres sont probablement la traduction littérale de passages d'œuvres italiennes. Nous les excluons du corpus. Philandre est par ailleurs influencé indirectement par les romans et les mises en prose des chansons de geste des siècles antérieurs et imite de près trois œuvres contemporaines, à savoir les Comptes amoureux de Jeanne Flore, Roland Furieux et les livres I à IV d'Amadis de Gaule.

4 Du Bellay, Peletier et Ronsard signalent dans leurs arts poétiques que la comparaison, la métaphore et l'allégorie font la force de l'écriture lyrique.

5 Tamba-Mecz (1981 : 143-161, 162-185) distingue ce qu'elle appelle « le sens figuré intensif » du « sens figuré de ressemblance ou d'identification ». Fuchs (2014) oppose de même la comparaison quantitative et la comparaison qualitative, la première mesurant la quantité relative de la propriété au moyen d'un marqueur corrélatif tel plus… que, aussi… que et moins… que, tandis que la seconde, dont l'outil habituel est comme, rend les deux éléments semblables du point de vue de la manière. Combettes & Kuyumcuyan (2007) confirment indirectement le fait que comme ne quantifie pas plus à l'époque qu'aujourd'hui. Ils constatent que malgré les combinaisons multiples de construction des subordonnées comparatives jusqu'au 17e siècle, on ne trouve jamais les tours plus… comme et moins… comme : comme n'est corrélé qu'avec un adverbe d'égalité, alors que la conjonction que peut l'être aussi avec un adverbe d'infériorité ou de supériorité. Ajoutons que les grammaires des 16e et 17e siècles n'envisagent que la comparaison quantitative et qu'elles le font en transformant le système latin de formation du degré de l'adjectif et de l'adverbe (Fournier 2013).

6 Rivara (1990) a le premier introduit l'expression comparaison à parangon. Pour une analyse des comparaisons en comme exprimant le plus haut degré en particulier voir Leroy (2007).

7 Ici et ensuite nous citons Philandre d'après notre édition.

8 Fuchs (2014 : 80-86) identifie cinq situations invalidant la possibilité d'une quantification relative d'éléments homogènes, à savoir la comparaison à parangon, la pseudo-incomparabilité, la comparaison mutuelle, le dépassement notionnel et la comparaison de déviation. Elle décrit la comparaison à parangon comme paradigmatique (Fuchs 2017).

9 Voir les nombreuses phrases amenant une mise en conformité, plutôt qu'une comparaison, du comparé avec le type dont il relève au moyen d'un tour du type comme : le pensant bien couvrir ainsi que femme audacieuse » (chap. 6, p. 154), ce qui advint à un Vieillard tel que estoit Garamond Roy de Secile (chap. 18, p. 154). Ce tour, très présent dans le corpus, est un héritage du français médiéval.

10 Voir les Comptes amoureux : vermeil comme sang (6, p. 168). Ici et ensuite nous citons l'œuvre d'après l'édition de Régine Reynolds-Cornell (2005).

11 Voir les Comptes amoureux : blanc comme neige (6, p. 174).

12 Lorian (1973 : 134) mentionne le fait que Les Angoysses douloureuses d'Hélisenne de Crenne, les Comptes amoureux, Le Printemps de Jacques Yver et L'Esté de Poissenot présentant beaucoup de comparaisons hyperboliques. Ces œuvres font même l'essai, à notre sens, d'une prose poétique.

13 Voir au contraire les phrases présentant un ordre régressif des Comptes amoureux et de Roland Furieux, que nous citons d'après l'édition originale (1544) : Car tout ainsi que la beste saulvaige poursuyvie et chassée dens le boys, soigneusement fuyt le veneur demandant sa vie : ainsi la dame se destournoit de Pyrance sans qu'elle luy voulsist, non pas parler : mais n'aussi le regarder en pitié (Comptes amoureux, 2, p. 103-104) et Et, comme telle heure un amas de vent, qui vient apres une horrible tempeste : Ainsi le vaillant Chevallier hors du squadron venoit esperonnant le bon coursier Bayard (Roland Furieux, XVI, f. 71 v°).

14 Voir Roland Furieux : Les Lyons et les Thoreaulx ne vont point en sault à se hurter si cruellement, comme les deux guerroyeurs à ce fier assault (I, f. 4).

15 Les deux types de tours sont utilisés en permanence dans les romans de chevalerie médiévaux. Seul le superlatif relatif est récurrent dans Philandre : le plus merveilleux et terrible Sanglier, qu'ilz eussent oncques veu (chap. 8, p. 157), le plus cruel et difficile Vieillard du Monde (chap. 14, p. 193-194). On ne trouve pas de comparative de supériorité indiquant une pseudo-incomparabilité, sur le modèle de Pierre est plus rapide que quiconque.

16 Pour des exemples de comparaisons empruntées aux Comptes amoureux voir les notes de notre édition de Philandre. Pour des exemples d'images reprises à Roland Furieux voir Montorsi (2016 : 228-229). L'image de l'évaporation de la fumée des encensiers (16) vient ainsi du recueil de nouvelles et celle du paysan voyant un chêne déraciné par la foudre (20) de la traduction du poème chevaleresque de l'Arioste.

17 Le Flanchec (2009 : 483-486) mentionne plusieurs prescriptions de poéticiens en faveur de la création d'images adaptées, c'est-à-dire en rapport avec le sujet traité : Du Bellay, Peletier, Fouquelin et, ajoutons-le, Ronsard se méfient des rapprochements inattendus dans leurs écrits théoriques. On trouve chez toutes sortes d'auteurs cette préoccupation de la clarté de l'expression. Marguerite de Navarre fait par exemple contribuer la métaphore et la comparaison dans L'Heptameron à la visée didactique des nouvelles et des débats en réduisant par différentes stratégies l'incompatibilité sémantique entre les réalités rapprochées (Mounier 2021). Montaigne, qui a certes un goût pour la fulgurance des termes et des locutions imagés qu'il mobilise pour illustrer le raisonnement philosophique, se plaît dans les Essais à filer les métaphores lexicalisées et à les combiner de façon à en faire « le cadre dramatique d'une action en plein développement » (Le Flanchec 2009 : 197-198).

18 On peut hésiter sur la valeur de la comparative ouverte par comme dans la phrase. Soit la planète Vénus, désignée par une périphrase, est considérée comme un parangon en matière de luminosité, ce qui a pour effet d'appliquer le haut degré à l'adjectif luysant. Soit elle est l'agent de l'action de luire, présentée comme quotidienne, et il s'agit de définir la manière particulière dont elle effectue le procès. La sollicitation de l'expérience du récepteur tend à soutenir la seconde interprétation.

19 On comparera la portée pragmatique de cet agencement syntaxique à la phrase attributive simple Leur descente fut paisible et sans aucun bruit comme celle des colombes.

20 Le syntagme la geste, et mode, que tiennent les grues a une valeur soit relative, soit comparative. On sait l'ambiguïté de l'analyse d'une phrase comme C'est le (même) homme que j'ai rencontré (Fuchs 2014 : 173-174). Il semble qu'ici que soit un comparatif, notamment vu l'ajout d'une relative après les grues.

21 Le Flanchec (2009 : 485) signale qu'Antoine Fouquelin incite en 1555 dans La Rhetorique Françoise à mobiliser surtout dans les textes en prose des « prémunitions », comme par manière de dire et s'il faut ainsi parler, pour rendre acceptables des métaphores « dures » du type de celles des poètes de la Pléiade.

22 On remarquera aussi que l'énoncé comparatif du passage (25) entre dans une subordonnée de conséquence à valeur intensive, construite au moyen de la locution corrélative si… que.

23 Voir par opposition l'effet de renfort de l'assertion d'un adjectif comme droict : qui vient comme droicte tempeste (chap. 12, p. 177).

24 Il semble que l'on ait affaire à deux comparaisons coordonnées par ou, même si la première est construite sous la forme du syntagme le couraige et la hardiesse de la puissante Camille : il faut comprendre le même courage et la même hardiesse que la puissance Camille.

25 Il faut lire à notre sens comme paste plutôt que comme pasté. D'après le DMF s'esmier comme paste apparaît en effet au sens de se désagréger, tomber en morceaux dans un mystère de la fin du XVe siècle. Les exploits de Roland sont en outre présentés avec la même image dans Roland Furieux : le chevallier d'Angliers baissa le boys […] : et en sa lance en myt un, et un aultre, et encor un aultre, et aultre, comme s'ilz estoient de paste » (IX, f. 37). Des Gouttes reprend la locution lexicalisée comme paste dans un contexte militaire tout en substituant comme arme du guerrier une flèche à une lance ; il faut comprendre il eust été traversé comme de la pâte.

26 Voir le portrait du vieux mari Pyralius : se trouvoit si difforme et malheureux en beaulté qu'il ressembloit plustost quelque monstre que non pas homme humain (Comptes amoureux, 1, p. 48).

27 Le passage, qui intervient dans une prise de parole de Philandre, soutient précisément une réaction d'hostilité face au mari imposé à Passerose : mieulx eust esté colloquée vostre fille à un Chevalier de plus bas estat, moyennant qu'il fust jeune, prœux et saige, que non pas à cestuy vieillard et rassotté Garamond, qui ne fera que toussir aupres d'elle (chap. 24, p. 270).

28 La conception de l'acte narratif comme une performance orale est ancienne ; elle a été généralisée par les premières chansons de geste et les réécritures de celles-ci aux 13e et 14e siècles.

29 Voir par exemple : Et telz estoient les assaultz de l'un et l'autre, que le taire m'en seroit plus honneste que de vous en faire des comptes incredibles : attendu que je ne vous ose dire plainement quel estoit le fleau et martelis du Combat. Car en disant la pure verité (laquelle neanmoins a l'apparence de mensonge) j'en pourrois estre blasmé, vous ne le croyant. Donques tresillustre Prince, attendez en cecy la moindre vehemence de mon style (chap. 11, p. 173).

30 Dans l'introduction de notre édition de Philandre nous montrons que Des Gouttes préfère à l'ironie marquée du narrateur de l'Arioste et, plus encore, de Rabelais une distanciation discrète par rapport aux faits, à la façon du narrateur d'Amadis.