La construction du savoir prosodique et l'interdisciplinarité (France, 1530-1660)1

Construction of prosodic knowledge and interdisciplinarity (France, 1530-1660)

Claudia Schweitzer

Université Sorbonne Nouvelle (Paris, France)

claudia.schweitzer2@gmail.com

https://orcid.org/0000-0001-5653-1300

Reçu le 19/11/2020, accepté le 1/6/2021, publié le 8/4/2022 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Pour citer cet article

Schweitzer, Claudia 2022. La construction du savoir prosodique et l'interdisciplinarité (France, 1530-1660). Studia linguistica romanica 2022.7, 21-50. https://doi.org/10.25364/19.2022.7.2.

Résumé

La prosodie se réfère à la réalisation orale de la parole selon l'usage propre de la langue en général et selon la volonté de l'expression du locuteur en particulier. Les grammairiens, ne disposant pour l'étude des phénomènes prosodiques pas encore des outils techniques modernes, ne pouvaient se servir que de leur proprioception et de la comparaison avec l'étude d'autres phénomènes. Dans l'effort pour décrire les phénomènes qui leur semblent importants, les grammairiens français s'inspirent donc souvent d'autres domaines : la poésie, la rhétorique et la musique. Cet article s’intéresse à la construction de la description de la prosodie dans le domaine de la grammaire du 16e et du début du 17e siècle, et notamment aux apports et aux influences des théories et des modèles d'autres domaines.

Abstract

Prosody refers to the oral realization of a word that is both conventionally appropriate and apt for expression of a particular speaker meaning. Traditional grammarians, who did not have modern technical tools for the study of prosodic phenomena yet, could only use their proprioception and rely on comparison with other phenomena already studied. In their effort to describe the phenomena they considered important, French grammarians thus looked for inspiration in other fields: poetry, rhetoric and music. This article addresses the description of prosody in the grammars of the 16th and early 17th centuries, and in particular the contributions and influences of theories and models from other fields.

Sommaire

1 La prosodie : un domaine interdisciplinaire
2 État de lieux de l'art prosodique aux 16e et 17e siècles
3 Délimitation de l'époque et du corpus
4 La construction du savoir prosodique : une entreprise interdisciplinaire
4.1 Le rythme : une question poétique et musicale
4.1.1 La musique fait partie des arts du nombre
4.1.2 La place du rythme dans la poésie
4.1.3 La description de la quantité dans les grammaires
4.1.4 L'accentuation crée un effet rythmique
4.2 L'accent : marque d'intonation, de durée ou de regroupement ?
4.2.1 La description de l'accentuation de la prose chez Meigret
4.2.2 Meigret et les conventions de la notation musicale de son époque
4.2.3 Les groupes accentuels
4.2.4 L'accent structure la parole
4.2.5 La notation musicale au service d'une description (intuitive) de la prosodie
4.3 Le concept du mouvement chez les rhétoriciens, les philosophes et les musiciens
4.3.1 Le temps auto-référentiel dans la musique
4.3.2 Descartes et le mouvement de l'âme
4.3.3 Le mouvement exprimé par la voix du rhéteur
4.3.4 Un moyen pour nuancer la parole
4.4 Timbre et couleur : sujets des poètes et des rhétoriciens – et des grammairiens ?
4.4.1 Le métalangage musical chez les poètes
4.4.2 Le rôle de la rime
4.4.3 Timbre et effet de notation
4.4.4 La modulation expressive de la phrase
5 Discussion et conclusion
Références bibliographiques

1 La prosodie : un domaine interdisciplinaire

[1] Dans les textes de grammaire français, le mot prosodie apparait pour la première fois chez Pierre de la Ramée, dit Ramus. Dans sa Gramere2 de 1562, l'auteur explique la grammaire comme « l'art de bien parler » (1562 : 7), un constat qu'il précise dix ans plus tard dans sa Grammaire (1572 : 3) par la distinction de cet « art de bien parler » en l'usage correct de la langue à l'oral (« en vraye prolation ») et à l'écrit (en « escripture »). Ces deux parties sont opposées à l'aide des termes « prosodie » (pour l'oral) et « orthographe » (pour l'écrit). Quant à la prosodie, Ramus (1572 : 44) nous apprend qu'elle se réfère à la quantité et à l'accent, la quantité étant comprise comme la longueur d'une unité sonore contenant au moins un son vocalique (cf. § 4.1, note 17).

[2] En outre, la prosodie a partie liée avec la poésie (la versification) et la musique, tout comme l'indique le mot prosodie à son origine. Le mot grec ôdé se traduit par chant, et désigne d'abord les variations de la voix d'un chant accompagné à la lyre. Chez les Latins, cette signification est élargie et le mot prosôdia se réfère alors aux signes utilisés pour marquer l'accent et la quantité des sons et, dans la métrique, des syllabes (cf. Pöhlmann 2016 [1997]).

[3] Renvoyant à la musique, au chant et à la poésie chantée, la prosodie concerne l'oralisation de la parole selon l'usage propre de la langue en général, et selon la volonté d'expression particulière d'un locuteur dans une situation donnée. Ces phénomènes sont évidemment plus faciles à décrire lorsque l'on peut se rapporter à un support écrit. Parler de la quantité syllabique dans un poème, écrit selon les règles de la versification, est tout à fait envisageable. Pourtant, l'entreprise devient difficile lorsque l'on veut déterminer et analyser la quantité syllabique dans le même poème récité et que l'on ne dispose pas des moyens d'enregistrement et de reproduction comme nous les connaissons aujourd'hui. Et encore, la connaissance de la versification peut aider à reconstituer, au moins en partie, la quantité, correspondant (ou s'opposant fortement) à l'attente. La tâche devient pourtant presque irréaliste lorsque l'on veut capter les petites nuances d'un discours spontané où les éléments sont beaucoup moins prévisibles.

[4] Dans l'effort pour décrire la prosodie du français, les grammairiens français cherchent alors une astuce et ils la trouvent en s'inspirant d'autres domaines : la poésie (l'art de la versification), la rhétorique (l'art du discours expressif et motivé), et la musique (comprise comme l'art du chant expressif3) : leur conception de la prosodie est encore entièrement interdisciplinaire. Dans cet article, nous nous intéressons principalement à cette dimension dans la construction de la description de la prosodie chez les grammairiens, c'est-à-dire aux apports et aux influences des théories et des modèles d'autres domaines dans cette démarche. Après avoir détaillé dans un premier temps l'état de l'art prosodique dans les textes du 16e et de la première moitié du 17e siècle, nous nous intéressons dans un deuxième temps particulièrement aux aspects interdisciplinaires de la construction d'un savoir commun4. Dans les textes grammaticaux, nous verrons que ce procédé est très visible chez Louis Meigret, dont les réflexions sur la prosodie ont été longtemps oubliées (ou mal estimées), mais dont les travaux connaissent un regain d'intérêt actuellement5, et nous prêterons pour cette raison une attention particulière à son travail.

2 État de lieux de l'art prosodique aux 16e et 17e siècles

[5] Jusqu'au 17e siècle, le terme prosodie est assez peu employé par les grammairiens français. Son étude revient plutôt à la poésie (qui s'occupe de l'étude du rythme et de la quantité) ou à la rhétorique (traitant de l'intonation liée au discours oratoire et à la déclamation théâtrale). Au milieu du 16e siècle, cette répartition des tâches semble encore assez nette (cf. Dodane, Schweitzer & Pagani-Naudet 2021). Le cadre théorique est donné par les modèles de l'Antiquité, que les auteurs s'efforcent d'adapter au français. Dans les textes théoriques, le rythme, abordé sous la notion du nombre, occupe une place privilégiée (Meerhoff 1990), qu'il s'agisse de considérer le vers ou la prose.

[6] L'utilisation du terme nombre s'inscrit chez les rhétoriciens dans un projet esthétique et correspond à « vne plaisante modulation & armonie en l'oraison » (Fouquelin 1557 : 19), réalisées soit par la mesure et quantité des syllabes, soit par la ressemblance des sonorités6. L'apprentissage rhétorique dispensé à l'époque comprend en effet la technique pour modeler la voix selon les affections de l'âme : elle concerne le ton, l'intonation, l'accentuation et la quantité7 de la voix prononcée. Cet apprentissage repose sur celui de la grammaire qui, quant à elle, apprend à se servir correctement de la langue, c'est-à-dire, pour l'oral, à articuler correctement les sons et à déterminer les groupes de souffle, la quantité et l'accent (cf. Ramus, supra). Une fois le discours correctement formé, il peut être dynamisé et rendu vivant par l'art de la rhétorique (cf. Dodane, Schweitzer & Pagani-Naudet 2021).

[7] La poétique est à cette époque, entre 1530 et 1660, encore étroitement entrelacée avec la rhétorique (cf. Combettes 2020). La théorie de l'écriture et l'art de présenter les vers par les techniques rhétoriques (voix et geste) sont déterminés par d'anciens modèles et s'intéressent au ton, au vers, au nombre des syllabes, à la quantité, à l'accent et à la rime, la dernière étant particulièrement importante dans la théorie de la versification française8.

[8] Lorsque les traités de musique parlent du chant, c'est d'abord pour expliquer les notions théoriques de la musique. Le chant est la base pour l'apprentissage théorique et détermine en même temps toute la pratique. Le vocabulaire utilisé dans les textes rappelle fortement celui des grammairiens, rhétoriciens et poètes. Les notes (ut, , mi…) sont appelées syllabes ou voix (« à cause qu'elles sont chantées de lavoix [sic] », Bourgeois 1550 : A4-r). La mesure est liée au nombre, c'est-à-dire à la valeur ou quantité (Guilliaud 1554 : Bi-v) des notes et pauses (Bourgeois 1550 : C3-v). La notion temps est associée à un certain type de notation rythmique (cf. Guilliaud 1554 : Biij-r ; Menehou 1558 : Aiij-r ; Blockland 1587 : 25)9.

[9] La prononciation du texte, en revanche, n'intéresse pas les auteurs des traités de musique de cette époque. Dans les textes de l'époque, l'apprentissage du chant est comparé à celui de la grammaire dans le sens où les deux disciplines enseignent les bases de l'art – l'une celui de parler, l'autre celui de la musique10.

3 Délimitation de l'époque et du corpus

[10] Nous choisirons pour cette étude la période entre 1530, date de la publication de la première grammaire pour le français (écrite en anglais) par John Palsgrave, et 1660, qui marque le début de la grammaire générale en France. Ces limites temporelles nous semblent particulièrement pertinentes, car cette période est importante pour les autres domaines également. D'un point de vue musicologique, elle correspond à la haute Renaissance et à toute une longue phase de transition et de recherche d'un nouveau style français. Contrairement à l'Italie et à l'Allemagne, où le Baroque musical commence vers 1600, les premiers textes théoriques, décrivant une nouvelle pratique et un nouveau style musical (appelé aujourd'hui baroque), datent en France justement des années 1660. Dans les deux domaines, grammaire et musique, nous assistons donc vers 1660 à un important changement théorique : l'émergence de la grammaire générale d'un côté, et la théorisation d'une nouvelle technique et esthétique musicale de l'autre. Dans la tradition de la Renaissance, cette dernière est décrite dans un type de traités de musique qui ne se centre pas sur l'apprentissage de la pratique, mais qui considère, à l'instar des Anciens, la musique comme une science mathématique et comme une discipline philosophique et esthétique, étudiant par exemple les effets du son musical sur l'âme humaine. Les références aux auteurs antiques, comme Aristoxène ou Pythagore, y sont fréquentes. De la même manière, les poétiques et rhétoriques de la période considérée, qui restent attachées aux modèles anciens, citent régulièrement des auteurs comme Cicéron et Quintilien. Ainsi, l'ensemble des textes étudiés est homogène dans le sens où dans toutes les disciplines, un modèle ancien reste en vigueur, qui va pourtant dans deux domaines (grammaire et musique) aboutir à un renouveau à la fin de la période considérée.

[11] Pour la période délimitée, nous avons choisi un corpus qualitatif qui se caractérise notamment par deux aspects : tout d'abord, les textes sont consacrés à la description de la langue et de la musique française, ensuite, ils constituent un ensemble interdisciplinaire. Chaque domaine apporte ses réflexions sur la prosodie, et la perméabilité du savoir disciplinaire contribue à la construction d'un savoir commun.

Grammaire :

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Palsgrave (L'éclaircissement de la langue française 1530)

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Meigret (Tretté de la grammere francoeze 1550)

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Ramus (Gramere 1562)

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Ramus (Grammaire 1572)

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Bosquet (Elemens ou Institutions de la langue francoise 1586)

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Maupas (Grammaire et syntaxe francoise 1618)

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Oudin (Grammaire francoise 1632)

Poésie :

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Sébillet (Art poétique français 1548)

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Du Bellay (La deffence et illustration de la langue françoyse 1549)

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Peletier (Art poétique 1555)

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Ronsard (Abbrege de l'art poétique françois 1565)

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Ronsard (Art Poétique francoys 158511)

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Fauchet (Recueil de l'Origine de la Langue et Poésie françoise, rymes et romans 1581)

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Laudun d'Aigalieres (L'art poétique françois 1598)

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Deimier (L'academie de l'art poétique 1610)

Rhétorique :

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Fouquelin (La Rhétorique francoise 1557)

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Wapy (Adresse pour aquerir la facilité de persuader 1636)

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La Mothe Le Vayer (La Rhétorique du Prince 1651)

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Le Faucheur (Traité de l'action de l'orateur 1657)

Musique pratique :

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Bourgeois (Le droict chemin de musique 1550)

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Guilliaud (Rudiments de musique practique 1554)

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Menehou (Nouvelle Instruction familiere 1558)

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Blockland (Instruction méthodique 1587)

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Parran (Traité de la musique théorique et pratique 1639)

Musique théorique :

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Tyard (Solitaire second ou Prose de la Musique 1555)

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Descartes (Abrégé de musique 1618)

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Mersenne (Harmonie universelle 1636)

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De Cousu (La Musique universelle 1658)

4 La construction du savoir prosodique : une entreprise interdisciplinaire

4.1 Le rythme : une question poétique et musicale

4.1.1 La musique fait partie des arts du nombre

[12] L'Antiquité et le Moyen Âge avaient classé les sept arts libéraux en arts de la langue (le trivium, composé de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique) et en arts du nombre (le quadrivium, composé de l'arithmétique, de la géométrie, de l'astronomie et de la musique). L'appartenance de la musique aux arts du nombre12 est encore omniprésente dans les textes musicaux du 16e siècle, qu'ils soient d'orientation théorique ou pratique. Le nombre manifeste l'ordre du monde et la théorie musicale est fondée sur l'étude de ce monde et, surtout, celle des proportions. Ainsi, les signes de mensuration dans la partition musicale « donnent valeur aux notes » (Bourgeois 1550 : f. B2-r) en précisant la nature de leur relation. En effet, le système rythmique étant complètement différent de celui que nous connaissons aujourd'hui, les notes n'ont leur longueur précise que par le signe de mensuration qui leur donne leur durée, et cela, dans une double dimension : la durée (ou la valeur) de chaque note se définit par rapport à sa place dans la mesure ou, plus précisément, par son rapport à la note appelé maxime (la valeur rythmique la plus longue) et par le fait d'appartenir à un système parfait (une note se devise, en référence à la Trinité biblique, en trois unités) ou imparfait (elle se divise en deux unités), comme le montre la figure 1.

Figure 1 : Temps parfait et temps imparfait selon Menehou (1558 : f. A iii-v)

Dans la figure, le premier exemple montre les trois longues qui peuvent sonner pendant le temps d'une maxime (placée au-dessous) dans le temps parfait, indiquée par le cercle placé juste devant les notes. Le deuxième montre deux longues seulement pour le temps d'une maxime, comme le demande le signe du temps imparfait sous figure d'un demi-cercle.

[13] Évidemment, il s'agit d'un système extrêmement complexe, et cela d'autant plus lorsque les compositeurs combinent et superposent les différentes proportions rythmiques. Une note qui a l'aspect de ce qui aujourd'hui est une ronde, peut correspondre dans une première voix de la composition à deux blanches et en même temps, dans une autre voix, à trois blanches (comme un triolet)13. Dans ce système, tout est relatif. Rythmes comme intervalles se calculent en proportions, si bien que Tyard (1555 : 14) déclare que la musique est « une disposicion de sons proportionnables, separez par propres intervalles, laissant aus sens & à la raison une vraye preuue de sa consonance ».

[14] Le seul élément stable dans ce système rythmique est le tactus : une pulsation régulière, concrétisée longtemps par ce que les auteurs appellent un « touchement » (Blockland 1587 ; Guilliaud 1554). Le tactus est la référence qui permet la diminution ou l'augmentation de la valeur des notes selon un rapport précis, indiqué par ce que l'on appelle le signe de mensuration. C'est aussi lui qui donne le statut parfait (ternaire) ou imparfait (binaire) aux groupements des notes. Sans le tactus, la subdivision sophistiquée des unités de base serait tout simplement impossible. Cet usage extrêmement complexe est peu à peu abandonné au cours du 17e siècle (Launay 1965), mais Parran (1639) et même Du Cousu (1658) expliquent encore le système des proportions, même s'ils en présentent une version allégée (cf. Psychoyou 2010).

[15] Les questions rythmiques sont, durant toute la période considérée, au centre des préoccupations des auteurs de textes musicaux, théoriques comme pratiques. On peut en dire autant pour l'étude de la versification française, qui repose sur le nombre de syllabes par vers et la structure et l'organisation des mots. Deimier (1610 : 283) insiste sur l'importance « que les vers soyent formez de la iuste quantité des sylabes qui leur sont requises », seul moyen pour rendre un poème « bon » et « agreable ». L'universalité du concept de la beauté du nombre est soulignée, un demi-siècle avant déjà, par Peletier (1990 [1555] : 248) :

Les Mots, en un Langage se peuvent comparer aux six voix en la Musique : aux dix simples Nombres en l'Arithmétique : et aux pierres en la Maçonnerie. Car comme les Chantres, de ces six Voix entremêlées et reprises, font des accords et des tons de si diverse oreille : comme des dix Caractères numéraux, se font tant de sortes de nombres : et comme des pierres diversement assorties, se font tant de manières de bâtiments selon l'industrie de l'ouvrier : ainsi par l'explication des choses se font diverses structures et accommodations de mots, qui font les diversités d'oraison et de style.

4.1.2 La place du rythme dans la poésie

[16] En ce qui concerne la poésie, durant toute la période, les liens entre musique et poésie sont étroits : la poésie « chante les affections & les loüanges des Dieux & des hommes » (Deimier 1610 : 1). Fauchet (1581 : 54) commence l'explication du terme rythme par un constat très simple : selon les Anciens, rythme « signifie nombre ». Il part de ce constat pour expliquer d'abord le rythme en musique, défini comme « la proportion qu'il y a entre deux temps de diuerse longueur, quand ils viennent à s'entr'accorder » (1581 : 55), illustré par l'exemple de la danse, avant de passer à une discussion de l'évolution de la notion dans les différents domaines de la parole, passant en revue notamment Aristote, Quintilien et Saint Augustin (1581 : 57-60).

[17] Le retour à la rhétorique et aux Anciens se manifeste dans des recherches très élaborées, dont les travaux sur le mètre et la prosodie de l'Académie de poésie et de musique, fondée en 157014, sont peut-être les tentatives les plus originales. Il s'agissait de transmettre la technique de la versification des Anciens à la poésie et à la musique française, et cette ancienne technique se fondait justement sur la quantité des syllabes, classées en longues et brèves15. Mersenne (1636), qui aborde au début du 17e siècle la musique sous un nombre impressionnant de disciplines16, consacre de longues pages aux recherches d'Antoine Baïf sur les vers mesurés et à leur application dans les compositions des musiciens de l'Académie. Soulignant la « grande puissance » du rythme sur l'esprit, Mersenne (1636 : 375) s'accorde avec les auteurs de l'Académie sur le fait que le rythme de la musique doit être soumis à celui de la parole17. Dans tous les textes, la musique est liée à la poésie par la notion de la quantité, terme utilisé chez les musiciens pour parler soit de la longueur d'une syllabe (Tyard 1555 ; Mersenne 1636), soit de la durée d'une note (Guilliaud 1554).

4.1.3 La description de la quantité dans les grammaires

[18] Dans les grammaires, les deux sujets, la quantité syllabique18 et la disposition des mots, sont liés. Les syllabes étant considérées comme longues et brèves 'par nature' ou 'par position', les grammairiens s'efforcent à définir les premières et à déterminer les contextes pour les deuxièmes. Sur le sujet de la quantité, les indications données complètent celles des rhétoriciens et des poètes. Pour les auteurs de l'époque, l'existence de différentes quantités vocaliques, comme elles sont attestées pour les langues anciennes, n'est pas remise en question et Ramus (1562 : 35) note « combien ce fe lui foet une coze naturele, com' el' etoet aus ansien' Gres e Latins ». Par rapport au français, Bosquet (1586 : 135-136) définit très clairement la prosodie comme

vne partie de Grammaire, quy enseigne à nayuement prononcer, & distinctement lire, & accentuër chascune sillabe à sa mesure, quantité, & bien-seance, comme – apres, bailler, cornet, delie, fier, malle, mettre, matin, nature, sale, Venus ; lesquelz sans accens sont brefs, au regard de – áprés, bâiller, cornette, delié, fiër, mâlle, métre, mâtin, salé, Vênus ; esquelz les accens denotent la prononciation, & signification en deuoir estre autre.

[19] Comme le montre la citation de Bosquet, la quantité est souvent regardée en lien avec l'accent. Effectivement, au 17e siècle encore, Oudin (1632) titre un chapitre de sa grammaire « Accent ou quantité », ce qui confirme le lien entre les deux notions.

4.1.4 L'accentuation crée un effet rythmique

[20] Clarifiant la structure de la phrase aussi bien que les mots importants dans le ressenti d'un locuteur, l'accent, qu'il s'exprime par la mélodie, la durée ou l'intensité, est un élément qui marque des points d'orientation dans ce que l'auditeur entend. La question de l'accent sera traitée à la section suivante ; ici nous nous intéressons juste aux effets rythmiques que l'accentuation peut créer.

[21] Tout d'abord, nous pouvons noter ici encore un point commun entre de la musique de la Renaissance19 et celle de la langue française : les deux présentent à l'oreille de l'auditeur une longue chaîne sonore dans laquelle les unités ne sont que très délicatement délimitées entre elles. Cette impression s'ancre dans plusieurs niveaux. Dans la musique, certaines formules mélodiques annoncent la fin d'une phrase musicale, qui est pourtant souvent décalée dans les différentes voix d'une composition polyphonique. Par endroits, une voix marque ainsi mélodiquement la limite d'une unité, tandis que les autres voix assurent la continuité générale de l'événement sonore. Les rares moments où les voix s'unissent dans les cadences finales sont d'autant plus sensibles et créent de véritables frontières. Ces frontières sont en outre marquées par une respiration commune de tous les chanteurs20. Au niveau d'une seule voix, dans la parole, le locuteur va marquer par l'intonation et par une pause la fin de la pensée (cf. Ramus 1572 : 206)21. À l'intérieur des périodes ou phrases, les variations sont fines et déterminées par l'essence du matériau sonore même : les intervalles musicaux (les tons sont plus ou moins proches ou éloignés), leur position dans la tessiture de la voix humaine, les inflexions (demi-tons) qui donnent des couleurs supplémentaires à la mélodie, le nombre des e féminins qui rend une syllabe « tresfoible & tresbriéve » (Maupas 1618 : 5r) et les accents, rendant la syllabe concernée « haussée, flechie, resrainte, ou alongée à propos » (Bosquet 1586 : 148-149). Forme et formules mélodiques, repos sur certains sons et pauses structurent les propos et aident les interpréter.

[22] L'enjeu de la continuité sonore du français est mis en évidence chez Palsgrave, qui transcrit dans sa grammaire de 1530 déjà l'impression des Anglais : le français se présente pour eux comme une chaîne sonore non interrompu dans laquelle seulement quelques pics mélodiques (les accents) tranchent. Selon Palsgrave (1852 [1530] : 56), la phrase « A la tres haulte et excellente maieste des princes » par exemple sonne comme « Alatreháutoeeuzsellántomaiestédeprínsos ».

[23] Dans cette transcription, les accents typographiques indiquent les accents mélodiques perçus par Palsgrave. Le rythme se traduit, semble-t-il, notamment par le mouvement mélodique qui accentue légèrement (et subdivise ainsi), à la manière de 'petites vagues', la chaîne sonore, sans pour autant laisser le temps pour une petite pause entre les mots et sans s'arrêter sur aucune syllabe. Si l'accent est généralement peu fixe en français22, il ponctue par une petite élévation de la voix la chaîne parlée.

4.2 L'accent : marque d'intonation, de durée ou de regroupement ?

4.2.1 La description de l'accentuation de la prose chez Meigret

[24] Vingt ans après John Palsgrave, Louis Meigret aborde le sujet de l'accentuation à l'intérieur d'un groupe de mots ou de syllabes. Le sujet est novateur dans le sens où, chez Meigret, ce regroupement ne concerne pas le nombre de syllabes exigées par tel ou tel type de vers, comme c'est le cas chez les poètes. Aussi les phrases ou fragments de la parole ne correspondent-elles pas forcément aux propositions (comprises comme « le lieu où un sujet juge de quelque chose qui est affirmé » chez les grammairiens s'inscrivant dans la pensée aristotélienne, Siouffi 2020 : 150). Il ne s'agit pas non plus des périodes dont parlent les rhétoriciens et que Le Faucheur (1657 [1676] : 165) caractérise comme suit : « Les périodes ont ordinairement deux principales parties, qui sont liées par des particules que les grammairiens appellent causales, copulatives, comparatives, relatives ou adversatives ; mais elles ne sont pas toutes d'une même mesure » (cf. Siouffi 2020 : 152-153). La pensée de Meigret est tout à fait personnelle. Elle est fondée sur l'observation d'entia realia, des « faits de langue entendus » (Demonet 2021 : 291), et non sur la définition d'un modèle esthétique. Meigret envisage la langue 'en prose', forme qui, à l'écrit, est au 16e siècle donnée par les imprimeurs en continu, sans alinéas ou autre mise en paragraphes (cf. la discussion chez Goyet 2017 : 311-313). Cette langue se distingue de celle d'un poème, qui se doit de présenter les idées de manière bien ordonnée et disposée, comme le revendique Ronsard (1565)23.

[25] Meigret explique sa théorie dans le chapitre Des accents, ou tons des syllabes et dictions du Tretté de la grammere francoeze, qui a attiré à plusieurs reprises l'attention des chercheurs (cf. Wey 1848 ; Livet 1859 ; Hausmann 1980 ; Dodane 2003 ; Pagani-Naudet 2009, 2012 ; Schweitzer & Dodane 2016 ; Rainsford 2021 ; Martin 2021 ; Demonet 2021 ; Bettens & Schweitzer 2021 ; Pagani-Naudet, Schweitzer & Dodane 2021). Longtemps critiqué (cf. Pagani-Naudet 2009 : 47-49), il suscite aujourd'hui chez les chercheurs un nouvel intérêt. Pour la question qui nous intéresse, de fait, pour approfondir et clarifier son propos, Meigret se sert d'illustrations musicales : le recours au savoir et/ou à la pratique musicale est clairement annoncé.

[26] Cependant, Meigret ne semble pas profiter des larges possibilités qu'aurait pu lui offrir le système rythmique de la musique de son époque. En effet, le grammairien ne se sert que d'une seule valeur de notes : celle correspondant à une blanche. Or, au lieu de se lancer dans une notation sophistiquée des valeurs de notes qui est, comme nous l'avons vu, très complexe à son époque, il fonde sa présentation sur un élément qui faisait partie du savoir implicite de chacun de ses lecteurs : la sensation du tactus. Comme cela a été exposé plus haut (¶ 14), à l'époque, la pulsation régulière et stable est la base sine qua non de la musique. Cette base, le geste et le ressenti corporel du tactus ou du touchement, comprend obligatoirement deux éléments : l'abaissement de la main ou du doigt (le toucher proprement dit), et le lever (nécessaire pour pouvoir ensuite la/le rabaisser)24, fait que l'on trouve chez Blockland (1587 : 34) sous la définition de chanter « sous vn abbaisser, ou frapper egal à vn leuer ». Les deux mouvements sont d'une longueur identique. C'est ce que Meigret montre dans son premier exemple (cf. figure 2) par l'alternance de deux notes seulement, l'une représentant l'abaissement, et l'autre le lever.

Figure 2 : Exemple en notation musicale, montrant l'alternance de deux notes (Meigret 155025)

[27] Le lien intuitif est direct : un abaissement (de la main pour les musiciens, et de la voix pour la parole) signifie une note ou une syllabe plus accentuée que l'autre (au lever), par le simple fait qu'elle coïncide avec la sensation physique du touchement26. Mais l'alternance dans l'exemple cité n'est pas tout à fait régulière : à la fin du deuxième groupe, une élévation semble manquer. En outre, les groupes contiennent un nombre inégal de notes de la même valeur : un fait impensable dans la notation de la musique dite classique. Effectivement, la notation suit ici le rythme de la langue spontanée dont les parties sont forcément inégales et les accents irréguliers27. Pour comprendre ce constat, il faut un peu plus interroger l'utilisation que fait Meigret des symboles et des normes de la notation musicale de son époque.

4.2.2 Meigret et les conventions de la notation musicale de son époque

[28] Les barres verticales comme on les voit par exemple dans la figure 2, rappellent les barres de mesure d'aujourd'hui. Pourtant, celles-ci n'existaient pas encore dans le système de notation musicale de la Renaissance28. Chez Meigret, elles divisent le texte en groupes. Elles délimitent soit des groupes de plusieurs mots que l'auteur propose de regrouper, soit des mots plurisyllabiques. Ces unités correspondent à des groupes syntaxiques précis (cf. Bettens & Schweitzer 2021) : il s'agit de groupes nominaux (Les Constantineopoliteins), de groupes verbaux (contredereconforteront), de compléments (en sa conservation) etc. La barre délimite le groupe en notant l'endroit où le locuteur est invité à reprendre son souffle29, action qui crée au moins une pause minuscule et qui donne l'impression d'une longueur pour la dernière syllabe30. Chaque groupe se termine, à l'instar des formules intonatives à la fin d'une pensée ou d'une phrase parlée, par une formule mélodique, qui annonce ici la fin de ce groupe.

4.2.3 Les groupes accentuels

[29] À l'intérieur de chaque groupe ainsi délimité, un rythme s'installe par la position des notes basses, créant des clausules rythmiques. À la fin de chaque groupe, la syllabe accentuée est dotée de la note basse. Il s'agit soit réellement de la dernière syllabe, soit, si la dernière syllabe comprend un e féminin, de l'avant-dernière. Cette note basse est décisive pour tout ce qui précède31. La dernière syllabe tonique porte la note basse, le touchement, si l'on veut faire la comparaison musicale. La note qui précède doit être élevée, sinon, la sensation provoquée par l'abaissement ne serait pas assez sensible. Si la dernière syllabe comprend un e féminin, elle reste sur la note basse. Comme il n'y a pas de lever, la valeur des deux notes s'additionne. L'absence de changement rend ainsi la syllabe inaccentuée, au profit de la note basse accentuée (qui précède) et qui paraît par conséquent plus longue.

[30] Au fil des exemples, le lecteur apprend comment regrouper les syllabes et les mots pour former justement la chaîne non interrompue, mais finement structurée, comme le montre Palsgrave. Musicalement, nous parlons d'un grand geste (lever ou abaissement, selon le contexte), subdivisé selon le système ternaire (parfait) ou binaire (imparfait) en plusieurs notes plus rapides. Les syllabes ou notes regroupées ensemble restent mélodiquement 'sur la même note', sans alternance. Le nombre de ces notes ou syllabes regroupées peut être élevé, mais il reste physiquement limité par le seuil minimum d'un mouvement sensible pour le tactus ou pour la respiration. Le lecteur dispose ici d'une certaine marge de liberté : plus il parle vite, plus le nombre de syllabes qu'il peut prononcer sur une seule respiration, est élevé. Ainsi, le fait que, sur une suite de mots monosyllabiques, la mélodie, soit, reste sur la même note, soit, alterne deux notes différentes, donne un indice sur la manière de parler du locuteur. Dans le premier exemple de Meigret que nous citons ci-dessous (figure 3), il parle vite et crée un grand groupe de souffle sur deux groupes rythmiques avec chacun un accent final (cf. Argod-Dutard 1996 : 69-70). Dans le deuxième (figure 4), il prononce très clairement chaque mot et profite de la possibilité de mettre en relief les mots.

Figure 3 : Suite de monosyllabes représentant deux groupes rythmiques, correspondant à un groupe de souffle (Meigret 1550 : 135v)

Figure 4 : Suite de monosyllabes avec dissyllabes finaux, regroupés dans trois groupes rythmiques Meigret (1550 : 133v)

[31] Dans les deux exemples, les barres verticales créent des groupes de mots, chacun possédant un accent à la fin (les monosyllabes tous et bien, ainsi que la deuxième syllabe de malheur et de espoir et la première syllabe de frère). Mais dans le deuxième exemple, les notes alternent et chaque mot, même s'il n'est pas accentué, est doté d'un certain poids. Sémantiquement, ce constat est explicable : la prédication du possessif c'est mon dans le deuxième exemple peut être considérée comme plus importante que l'énumération vis, ris, dis dans le premier. Le 'système' développé est alors loin d'être entièrement mécanique.

4.2.4 L'accent structure la parole

[32] Mais l'alternance semble aussi indiquer le soin nécessaire à la compréhension des mots. En effet, plus les mots et les structures sont complexes, plus les notes alternent, donnant ainsi un contour plus clair à l'énoncé, comme le montre l'exemple suivant (figure 5), dans lequel les mots megalopolitanes et surparlamentaßions ne faisaient certainement pas plus partie du vocabulaire quotidien des locuteurs qu'aujourd'hui (et demandent donc un petit effort de concentration) :

Figure 5 : Accentuation des structures lexicaux et syntaxiques plus complexes (Meigret 1550 : 138r)

[33] Citons à cet égard Martin (2021), qui explique qu'à partir de sept monosyllabes, la règle des 7 syllabes entre en jeu, poussant intuitivement le locuteur à former des sous-groupes. Selon Martin (2021), Meigret avait cette intuition d'après l'écoute de locuteurs prononçant des mots à sept syllabes et plus, sans pour autant avoir l'explication à partir des variations des ondes cérébrales delta à laquelle se réfère Martin (2021)32.

4.2.5 La notation musicale au service d'une description (intuitive) de la prosodie

[34] Nous voyons alors comment Meigret fait interagir deux paramètres musicaux pour montrer le fonctionnement prosodique de la phrase française :

-

L'accentuation du français est plus flexible que celle des langues comme le latin. Elle reflète un groupe de souffle et elle correspond à des unités, ancrées dans le fonctionnement syntaxique de la langue.

-

Plus les structures syntaxique et lexicale sont faciles à saisir, plus les locuteurs français ont tendance à regrouper les mots et à créer des chaînes sonores relativement stables, avec peu de modulations intonatives et rythmiques. C'est ce que montre également Palsgrave au moyen de la notation choisie par lui. Deux critères sont nécessaires pour cela : la facilité articulatoire et la clarté de la structure.

-

Plus la structure syntaxique ou lexicale est complexe, plus la prononciation demande l'attention du locuteur, plus la voix est (ou peut être) modulée, soit pour accentuer une syllabe, soit pour parler plus distinctement, soit tout simplement par nécessité (cf. Martin 2021).

[35] Même si la pensée de Meigret n'a évidemment pas encore identifié tous les détails de l'accentuation française, il montre implicitement, par un double codage, et par l'intégration de la théorie musicale de son époque, ce que nous abordons aujourd'hui sous le concept de l'accent de groupe33.

4.3 Le concept du mouvement chez les rhétoriciens, les philosophes et les musiciens

4.3.1 Le temps auto-référentiel dans la musique

[36] Vers le début du 17e siècle, une nouvelle impulsion vient du côté de la rhétorique : l'influence de l'actio, qui s'intéresse à l'expression par la voix (et par le geste) et à la déclamation (Psychoyou 2006, 2010), se reflète dans les textes théoriques sur la musique, du fait que le temps, d'abord nécessairement fixe, laisse la place à un temps 'psychologique', un temps que Psychoyou (2010) désigne comme auto-référenciel. Le rythme est considéré comme un élément corporel, une sensation qui s'inscrit dans le corps du musicien. La succession de gestes – ou mouvements – qu'il effectue ne dépend que de lui seul, de sa volonté de nuancer l'expression. Grâce à cette qualité d'être modifiable individuellement, le mouvement devient la clé pour l'expression de l'âme et des passions.

[37] Dorénavant, le temps se définit par le mouvement. Les analyses reposant sur l'expérimentation et sur l'empirisme gagnent en importance et donnent un fond théorique au jugement de l'oreille (cf. Steuckardt & Thorel 2017). L'étude de la perception et de l'expression, poursuivie maintenant par les théoriciens, n'est plus compatible avec un modèle exclusivement numérique, mais le plaisir nécessite « une certaine proportion de l'objet avec le sens même » (Descartes 1987 [1618] : 56). De cette proportion naît l'harmonie (Tyard 1555 : 19), décrite par Aristote De l'âme (426a27) (auquel se réfère Descartes dans les six premières propositions de son texte de 1618) comme « une sorte de voix ».

4.3.2 Descartes et le mouvement de l'âme

[38] Effectivement, pour Descartes (1987 [1618] : 54), la voix humaine cause le plus de plaisir à l'homme « pour cette seule raison que, plus que toute autre, elle est conforme à nos esprits », soulignant le fait que la voix d'un ami nous semble encore plus agréable que celle d'un ennemi, « du fait de la sympathie et de l'antipathie des passions » qu'elle engendre. La subjectivité fait son entrée dans le discours savant sur la musique et favorise le passage d'une conception de la musique comme science du nombre, à celle d'un art expressif.

[39] Ce passage est directement lié à une nouvelle perception du musicien :

On compare aussi le Theoricien à l'entendement, à la raison, & au monde archetype, car il juge de tout, sans mouvement , & sans passion, selon la seule regle , & la lumiere de la verité, qui est immobile & eternelle ; mais le Praticien est semblable à l'appetit sensitif, au corps & au monde elementaire ; car il n'a autre lumiere ny conduite que la coustume, l'usage & l'oreille, sans la raison, & juge de la bonté des concerts, & de la beauté des chants selon sa phantaisie, ses passions, & les impressions qu'il a receuës de ses Maistres, ou qu'il a acquises par l'usage : mais le Theoricien rejette toutes sortes d'affections, n'épouse aucune passion, & ne suit point les tenebres de l'imagination, mais la seule lumiere de la raison. (Mersenne 1627 : 92)

[40] Un changement fondamental s'annonce : si Tyard (1555 : 8) insiste sur l'influence favorable de la musique sur les tempéraments et sur l'âme, si Guilliaud (1554 : Aij-r) définit la musique comme « vn art nous enseignant la maniere de bien chanter », tout l'aspect utilitaire se perd dans le simple constat de Descartes (1987 [1618] : 54) que la finalité de la musique est « de plaire, et d'émouvoir en nous des passions variées ». Comme le remarque Psychoyou (2010 : 38) : rythme et mouvement sont « considérés comme le médium 'perceptif' idéal du corps à l'âme ». Ce qui plaît, l'agrément, la douceur, l'harmonie, et que l'on considère comme une propriété de la langue française, est aussi ce qui peut émouvoir et susciter de grandes passions. Dans le domaine de la musique, le piacere (appartenant au domaine de la perception) a besoin du movere : l'expressivité passe par la modification ou par le mouvement. La science du nombre musical se voit toujours dans les textes théoriques d'orientation philosophique, subordonnée à celle des effets de la musique, c'est-à-dire émouvoir celui qui l'entend.

[41] Si les musiciens et musico-philosophes reviennent au mouvement pour parler de l'âme émue, les rhétoriciens abordent ce sujet par la « modulation » et le « chant » de la voix (Fouquelin 1557 : 53r), car

tout se qui se dit, a quelque son propre & dissemblable des autres ; & la vois sonne comme vne corde de luth, selon qu'elle a esté touchée : quasi par le mouuement des choses, lesquelles doibuent estre prononcées. (Fouquelin 1557 : 51v)

[42] On note sans grande surprise l'omniprésence du langage musical (la corde, le luth) et l'idée du mouvement, dont nous avons vu l'importance dans les textes des musiciens. Mersenne (1636 : 375), grand théoricien de la musique du début du 17e siècle, parlera encore plus explicitement du mouvement rythmique du vers, distinguant les vers français des vers grecs et latins, et renvoyant à Antoine de Baïf, au vers mesuré et à sa mise en musique par le compositeur Jacques Mauduit. Mersenne (1636 : 376) présente ensuite une « Table de vingt-sept pieds Metriques ou mouvemens Rythmiques », dans laquelle il confronte systématiquement les mesures de la versification antique avec leur équivalent musical en notation moderne (noires et blanches) (cf. His & Vignes 2010). La coordination des pieds métriques (d'un élément esthétique du piacere) et du mouvement rythmique (du domaine du movere) est intéressante à ce titre. Le traité de Mersenne (1636) se situe exactement à la charnière entre deux esthétiques : il s'inscrit dans le courant traditionnel des grandes encyclopédies érudites des Humanistes, tout autant qu'il tient compte des découvertes scientifiques les plus récentes du mouvement mécanique34.

4.3.3 Le mouvement exprimé par la voix du rhéteur

[43] Dans les rhétoriques par ailleurs, le caractère, la couleur, la hauteur ou le timbre de la voix jouent un rôle non négligeable. Certes, tout d'abord, la prononciation doit être distincte et nette (Du Bellay 1549), et les paroles ne doivent pas être trop « traisnantes » (La Mothe Le Vayer 1651 : 102-103). Mais ensuite, les inflexions, le bon accent et le ton (Fouquelin 1557 : 52r) donnent à l'orateur les moyens pour émouvoir son auditeur. Toujours accompagné de gestes appropriés (Chaouche 2001), la voix de la violence est élevée, menaçante et véhémente ; celle de la joie et du plaisir coulante, douce et tendre ; les larmes et la commisération s'expriment par une voix lamentable et la voix d'un homme courroucé est âpre, aiguë, précipitée et interrompue (Fouquelin 1557 : 52r-52v35). Ce type de descriptions a une longue tradition dans les rhétoriques : Le Faucheur (1657) y consacre, cent ans après Fouquelin (1557) encore, un chapitre entier (De la Variation de la Voix selon les Passions). Si les explications des auteurs semblent descriptives dans un sens général, reflétant une impression, plutôt qu'elles ne donnent des instructions concrètes, on s'aperçoit toutefois que deux paramètres prosodiques sont régulièrement abordés : la hauteur de la voix en général et le rythme sous les notions de débit et de fluidité (les pauses non structurales sont mentionnées). S'y ajoute ce que les rhétoriciens définissent comme accent : une marque d'émotion ou d'insistance. Selon Wapy (1636 : 481), « c'est presque luy seul qui imprime les mouuemens & passions dans le cœur des escoutans ». Le Faucheur (1657 [1676] : 182-185) parle de « mots emphatiques », prononcés « avec emphase », c'est-à-dire plus rapide, plus fort, plus haut, plus ému, plus bas, plus trainant …, selon leur sens.

[44] Cette acception du terme accent ne correspond pas du tout à celle que nous avons vu chez les grammairiens. L'émotion est un facteur rarement évoqué chez eux. Si c'est le cas, il s'agit de constats d'ordre général comme celui de Bosquet (1586 : 37) sur la prononciation qu'il décrit comme « vn gouuernement, & attemperance de voix, accomodée aus affections, que lon exprime, & gestes appropriés à la matiere que lon [sic] traité », et comme « vn mouuement de langue, & des autres instrumens à ce duisans, par lequel les mots se font entendre, au sens de louye ».

[45] Dans l'ensemble, les informations se trouvent toujours un peu éparses, par-ci, par-là, dans les textes grammaticaux, et rarement clairement présentées sous la thématique des mouvements de l'âme (qui, nous le rappelons, revient à la rhétorique). Chez Meigret (1550 : 131v) par exemple, on trouve dans le livre X de son traité, consacré à la ponctuation36, une description de la modulation sensible dans différents types de phrases, qui complète les descriptions données dans le livre VIII sur les interjections et l'expression « d'une passion exçessiue ». À la manière des rhétoriciens, Meigret (1550 : 131v) décrit certaines de ces passions, par exemple l'admiration, la joie ou la mélancolie, à travers la description du ton de la voix et de la manière de prononcer le discours.

4.3.4 Un moyen pour nuancer la parole

[46] Meigret (1550 : 132v) mentionne ensuite un sujet que l'on retrouvera au 17e siècle dans les textes s'adressant aux acteurs : les nuances que peut exprimer une interjection comme ha (la mélancholie aussi bien que la colère ou la méchanceté) ou comme o (l'admiration ou un vocatif). L'expression vocale des émotions est considérée comme universelle : comme les passions se rencontrent chez tous les peuples, « la seule nature les enjendre sans aocun discours » et comme le soupir ou les plaintes, ces expressions « sont pre'qe toutes vnes a tou' peuples, e langes ». Le chapitre sur les accents et les tons dans lequel Meigret (1550) place ses exemples musicaux [cf. § 25] se trouve en effet encadré par deux chapitres parlant de l'émotion, un arrangement qui, pour une fois, range l'accent dans la proximité des remarques sur l'émotion exprimée par la voix37.

4.4 Timbre et couleur : sujets des poètes et des rhétoriciens – et des grammairiens ?

4.4.1 Le métalangage musical chez les poètes

[47] La voix qui émet les paroles peut donner d'autant plus d'expression aux mots lorsque ceux-ci se présentent sous une forme musicale : en vers, de préférence rimée, la rime étant définie par Sébillet (1990 [1548] : 77) comme la « ressemblance de syllabes qui tombe en la fin du carme Français ». En effet, le 16e siècle découvre la rime comme « délectation » de l'esprit :

Délectation dis-je causée par l'effet de la Musique, qui soutient latemment la modulation du carme, en l'harmonie de laquelle les unisons et octaves (qui ne sont que parités différemment assises, ainsi qu'en la rime) font les plus doux et parfaits accords.(Sébillet 1990 [1548] : 57)

[48] Le métalangage musical est omniprésent dans ce passage : la modulation (terme se référant à la voix chantante, cf. Tyard 1555 : 14), l'harmonie (définie par Parran 1639 : 28 comme « conuenance, composition, ou accord de sons differens »38), les intervalles unisson et octave (c'est-à-dire deux sons parfaitement identiques ainsi que la « première » des consonances qui est « la plus facile à percevoir par l'oreille après l'unisson », cf. Descartes 1987 [1618] : 68), et les accords (dans le langage de l'époque considéré comme la qualité harmonieuse de deux sons, cf. Menehou 1558 : Biij-v).

[49] L'exactitude du vocabulaire mis en œuvre rappelle l'importance que le poète sache « bien dire et bien rimer. Car si la Rime sert au plaisir de l'oreille : certes plus elle sera exacte, et plus de contentement elle donnera » (Peletier 1990 [1555] : 264-265). Le plaisir de tout ce qui peut être désigné comme musical, par la définition de la musique même comme agréablement émouvante, s'adresse à la raison aussi.

4.4.2 Le rôle de la rime

[50] La rime constitue l'intermédiaire entre l'ordre, dans le vers représenté par le nombre de syllabes, et le plaisir de l'oreille39, touchée par elle. Elle « n'est autre chose qu'vne Consonance, & cadence des syllabes tombantes sur la fin des vers » (Laudun d'Aigaliers 1597), et Peletier (1990 [1555] : 264), source d'inspiration de Laudun d'Aigaliers (cf. Lote Histoire), s'enthousiasme :

Car si les Poètes sont dits chanter pour raison que le parler qui est compassé d'une certaine mesure, semble être un Chant : d'autant qu'il est mieux composé au gré de l'oreille que le parler solu : la Rime sera encore une plus expressive marque de Chant : et par conséquent, de Poésie.

La rime rythme le discours, car elle tombe toujours à la fin du vers (Ronsard 1565, 1585). Par l'alternance des rimes masculines et féminines et par le choix savant de la sonorité, elle souligne l'harmonie, et ainsi la musicalité de la langue (cf. Mouret 1998), que le vers soit mesuré à l'antique ou non.

[51] Grâce à la diversité des rimes, on évite la monotonie, défaut allant à l'encontre de la nature (La Mothe Le Vayer 1651 : 100). Dans ce sens, Du Bellay (1549) peut comparer la rime française à l'usage de la quantité chez les Anciens (formant avec le nombre le correspondant des pieds anciens), les deux, nombre et pied, étant considérés comme les qualités majeures de la langue française. Plusieurs types de rimes sont distingués, notamment les rimes équivoque, riche et plate, largement connues des lecteurs modernes. Chacune touche la « substance » du vers (Sébillet 1990 [1548] : 77).

[52] Avec la rime, les poètes s'intéressent à la qualité sonore des sons de la langue, et notamment des voyelles. La voyelle est porteuse de la sonorité de la syllabe : c'est elle « qui par soy peult faire vng son entier » (Ramus 1572 : 5). Cette remarque inclut logiquement les diphtongues et triphtongues en tant qu'assemblages de sons vocaliques40, quoiqu'à l'époque beaucoup de consonnes finales sont prononcées et Palsgrave (1852 [1530] : 60) explique aux apprenants anglais que « for the true pronounsyng of thynges written in ryme, it is to be noted that the last wordes of the lynes shall ever sounde theyr consonantes chiche folowe after theyr last vowels ».

4.4.3 Timbre et effet de notation

[53] Dans la plupart des grammaires, les indications pour le timbre des sons concernent les différents e (selon la terminologie choisie caractérisé comme masculin, fermé, féminin, aigu, muet…41). Le sujet est également détaillé dans les poétiques en raison de l'impact de la qualité et du timbre du son pour la syllabisation et la rime. Meigret propose pourtant une autre réflexion encore, que l'on peut déduire de l'usage qu'il fait des clés des vingt-quatre exemples musicaux de son chapitre sur les accents et les tons (livre IX). Pour plus de la moitié, il utilise une clé ut3 qui correspond à l'usage principal de l'époque et peut donc être considérée comme représentative du standard. Deux notes seulement sont utilisées : la et sol de la deuxième octave, correspondant à peu près à la hauteur des tons d'une voix féminine parlante.

[54] Mais d'autres types de notation existent également dans cet ensemble d'exemples. Neuf fois, la clé se trouve sur la quatrième ligne (clé ut4), bien que la voix alterne toujours les mêmes notes, la et sol de la deuxième octave qui se trouvent, selon la clé utilisée, plus haut dans la portée (cf. figure 6). Le changement ne concerne pas le résultat sonore, mais la notation, ce que le lecteur voit, et attire donc l'attention du lecteur.

Figure 6 : Portées avec la-sol en clé ut3 (à gauche), et ensuite la-sol en clé ut4 (à droite)

Malgré l'apparence, le résultat sonore des deux notes est identique. Dans les deux cas, il s'agit des notes la et sol de la deuxième octave.

[55] Comme mentionné chez Bettens & Schweitzer (2021), on peut lire ces changements comme une manière de structurer l'explication théorique et de structurer ainsi le raisonnement en trois étapes. La première concerne les portées 1 à 8, notées en ut3 (figure 7, à gauche), dans laquelle Meigret explique l'accentuation des groupes d'un à neuf mots monosyllabiques, suivis parfois d'un seul mot à deux ou trois syllabes, par l'alternance ou la répétition des tons, et la place de l'accent à la fin du groupe. Il s'agit des bases fondamentales du système. Dans la deuxième étape, Meigret montre sur les portées 9 à 19, notées en ut4 (figure 7, milieu), les groupes de souffle et élargit les explications aux suites de dis- et de polysyllabes, ajoutant dans chaque exemple une syllabe de plus (cf. Pagani-Naudet, Schweitzer & Dodane 2021). La troisième partie explique avec les portées 20 à 24, notées encore en ut3 (figure 7, à droite), comment le lecteur peut adapter les détails appris dans la première partie aux mots avec neuf, dix et onze syllabes. Il s'agit d'une sorte de révision des règles apprises au départ et la notation reflète ce retour.

Figure 7 : Portées avec la-sol, d'abord en clé ut3 (1e partie), ensuite en clé ut4 (2e partie), et enfin en clé ut3 (3e partie)

4.4.4 La modulation expressive de la phrase

[56] À l'intérieur des deux premiers groupes, on découvre deux exceptions qui concernent le ton. Cette fois, la modification concerne le résultat sonore qui ne sera plus le même. Il faut pourtant imaginer la suite des sons notés pour comprendre la conséquence de ces changements dans la notation. Chaque fois, le changement de hauteur peut être interprété comme le signe d'un comportement exceptionnel et plus précisément, d'une émotion liée à l'expression de la phrase. Autrement dit : le changement de ton a des raisons affectives, liées au sémantisme de la phrase exprimée.

[57] Le premier exemple, situé à l'intérieur du premier groupe, concerne le texte Il n'et pas fort bon, il n'et pas mon frere (Meigret 1550 : 134v). Il s'agit du quatrième exemple, le seul à présenter une négation. Les notes restent sur les mêmes lignes de la portée, mais la clé change (on passe de ut3 à ut4), et, par conséquent, les notes ne sont plus les mêmes : on passe de la-sol (figure 8, à gauche) à fa-mi (figure 8, à droite). L'information est transmise de manière subtile : la voix est plus basse et l'accent est moins fort, car le toucher tombe un peu moins 'bas' (un demi-ton au lieu d'un ton).

Figure 8 : Portées avec la-sol en clé ut3 et ensuite avec mi-fa en clé ut4

Nous proposons une interprétation de ce changement dans le cadre de ce que Bänziger et al. (2001) appellent la prosodie émotionnelle, dans laquelle l'emploi du demi-ton peut également trouver une explication. Selon les auteurs, l'émotion négative de type triste ou la négation montre un contour général plus bas que la phrase dite neutre.

[58] Le deuxième exemple montre au contraire un rehaussement de la voix. Il se trouve à l'intérieur du deuxième groupe, où les exemples sont notés en ut4. Pour la phrase une femme, cet un'ame, la clé change de position (ut3) et indique maintenant les notes si et do (cf. figure 9). On peut supposer que le changement, soutenu par le choix du demi-ton, indique subtilement une certaine émotion qui accompagne alors la reprise du sujet par un pronom démonstratif (rappelant d'ailleurs plutôt la parole que le vers) et que l'on ne trouve pas dans une phrase comme vis ris dis fes tout ou les megalopolitanes surreparlamenteront qoe qe surreparlamentaßions.

Figure 9 : Portées avec la-sol en clé ut4 et ensuite avec do-si en clé ut3

[59] Bänziger et al. (2001) constatent, également en lien avec la prosodie émotionnelle, que les mots prononcés avec une émotion positive (comme la joie ou l'admiration) montrent une fréquence fondamentale plus élevée que les mêmes mots dits avec une intention neutre.

[60] En guise d'argument pour l'importance et la signifiance du demi-ton, nous pouvons citer les textes musicaux. Selon Guilliaud (1554 : Aiij-v), le demi-ton correspond à une distance « imparfaite », non-achevée si l'on veut, « laquelle se fait d'une molle & feinte esleuation, ou abaissement de voix ». Les adjectifs molle et feinte renvoient ici au-delà du registre neutre. Au début du 17e siècle, Mersenne (1631 : 41) associera plus précisément le demi-ton à la tristesse (donc à une inflexion et un sentiment doux) et le ton à la joie.

[61] Ainsi, le demi-ton et l'abaissement de la fréquence fondamentale pour ce que Caelen-Haumont (2012) appelle une valence négative, ainsi que son élévation pour une valence positive, seront les informations transmises prioritairement par la notation de Meigret. L'emploi du demi-ton donne de manière subtile et plutôt intuitive des indices sur la hauteur de la voix et la modulation d'une phrase expressive.

5 Discussion et conclusion

[62] Comme le détaillent Pagani-Naudet, Schweitzer & Dodane (2021), la place qu'accordent les premiers grammairiens du français à la prosodie n'est pas large. Il est pourtant intéressant d'observer que Palsgrave (1852 [1530]) et Meigret (1550), qui n'emploient pas expressément le mot prosodie, nous livrent finalement les informations les plus détaillées. La grammaire française, à ses débuts, cherche son autonomie par rapport au modèle de la grammaire latine. Dans sa quête de se trouver une valeur propre, l'introduction de la prosodie comme véritable partie de la grammaire (cf. Ramus 1562, 1572), est un moment décisif. À partir de ce moment, les auteurs semblent plus prudents dans leurs explications, notamment en rapport à ce qui concerne l'accentuation prototypique du français. On pourrait presque dire que la spontanéité avec laquelle Palsgrave et Meigret abordent le rythme et l'accentuation du français disparait à partir du moment où les grammairiens se trouvent face à une notion présentant déjà des significations précises dans d'autres domaines.

[63] Si, chez Palsgrave, et notamment chez Meigret, la pratique et la sensation musicale semblent avant tout conduire leurs choix de notation et leurs explications, les grammairiens suivants ne poursuivent pas cette voie et fondent leurs exposés plutôt sur la théorie et la 'manière de dire' provenant d'autres domaines d'autres domaines. Le vers mesuré à l'antique prend une place importante dans les réflexions des poètes et des musiciens, et les grammairiens ne peuvent pas se soustraire à cette influence massive, en quelque sorte omniprésente. Une approche ouverte et large comme celle présentée chez Meigret n'a pas de place dans cette quête. Se concentrant sur la quantité comme sujet plus 'concret', les auteurs intègrent la réflexion sur le ton dans celle sur l'accent. La meilleure preuve de ce changement est peut-être le sort de Meigret, qui restera toujours dans la mémoire comme réformateur de l'orthographe, mais dont l'ouvrage grammatical, encore hautement apprécié par Ramus (1562, 1572), tombe rapidement dans l'oubli (cf. Haussmann 1980 : 204-209). Rainsford (2021 : 176) a ainsi récemment commenté la dévalorisation et l'oubli des réflexions prosodiques de Meigret comme suit : « Au cœur de ce problème se trouve le fait que Meigret propose une analyse novatrice de la prosodie mais ne donne pas au lecteur suffisamment de justification pour ses innovations ». Si (nous le répétons en renvoyant cette fois à l'appréciation de Ramus), à notre avis, cette restriction n'est pas forcément valide pour les contemporains du grammairien, elle l'est sûrement pour les générations suivantes, habituées à d'autres systèmes de pensée et de musique. Le fait que d'apparence, la portée musicale reste (presque) inchangée pendant des siècles, mais que sa lecture demande au fond une perspective différente, selon l'esthétique de l'époque, a encore aggravé la difficulté d'accès au système de notation de Meigret.

[64] Pour autant, les autres domaines, et notamment la musique, ne cessent d'exercer une influence non-négligeable sur la réflexion prosodique des grammairiens : les domaines se complètent. Le savoir circule et un changement de perspective dans un domaine exerce aussi une influence sur les autres. À l'époque considérée dans cet article, ce processus est notamment sensible par rapport au rythme : la nouvelle liberté vis-à-vis des anciens, provoquée dans le domaine musical par un changement esthétique, semble donner un nouveau souffle pour les auteurs des autres domaines aussi. Celui-ci ne concerne pourtant curieusement pas la quantité : le poids de la tradition est probablement trop fort et le lien établi entre syllabes et notes brèves d'une part, et syllabes et notes longues de l'autre, se retrouve sans problème (voire, de manière 'trop évidente' pour être remise en question) dans la nouvelle définition du temps musical psychologique. La subjectivité exprimée dans le nouveau type de réflexion rejoint les nouvelles idées sur les passions et l'âme humaine, notamment dans le sillon de Descartes. La tradition rhétorique sur le ton de la voix associée à certaines passions y trouve facilement une place.

[65] Mais la notion clé est évidemment l'accent. Comme nous l'avons vu, le terme a des significations très différentes selon les domaines. Compris dans un sens large comme une inflexion de la voix chez Meigret (1550) et Fouquelin (1557), un changement de la hauteur de la voix chez Ramus (1562, 1572), mais aussi un timbre vocalique indiqué par un signe typographique (chez tous les grammairiens de Palsgrave à Oudin), la notion reste chez les musiciens longtemps un champ vide. Elle ne prendra sens que dans la nouvelle hiérarchie métrique du Baroque. Ne peut-on pas y voir un lien avec la sensation du touchement, sensible dans la notation de Meigret ? Dans ce sens, on pourrait dire qu'une tradition lie grammaire et musique par le concept d'un accent structurant la chaîne mélodique (parlée ou chantée). Cette tradition s'ajoute à la musicalité de la langue décrite par les poètes.

[66] La prosodie appartiendra longtemps encore aux différents domaines dont nous venons de parler. Aujourd'hui encore, à une époque où les disciplines se spécialisent, la recherche prosodique semble refléter ces multiples influences et on peut distinguer une approche phonologique, dominante autosegmentale-métrique (se manifestant par exemple dans les notations ToBI) et une approche structurale qui hiérarchise la structure prosodique en groupes accentuels et mots prosodiques (cf. Martin 2009). Malgré les progrès indéniables, toutes les questions qui préoccupaient les auteurs des 16e et 17e siècles, ne sont pas encore résolues de manière définitive. Mais l'étude de ces anciens auteurs peut nous renforcer dans l'idée que l'interdisciplinarité est prometteuse, qu'il s'agisse des domaines du son ou bien, aujourd'hui, des neurosciences (pour ne nommer que quelques domaines mentionnés dans cet article). De fait, pendant des siècles, l'approche interdisciplinaire a su animer et faire avancer la recherche prosodique.

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1 Ce travail s'inscrit dans le cadre d'un projet intitulé Prosodie du français : descriptions anciennes et théorisation contemporaine, financé par la fondation Fritz Thyssen (Cologne) et développé à l'Université Paul Valéry Montpellier 3 (Praxiling UMR 5267 CNRS).

2 Dans cet article, l'ancienne orthographe est respectée à l'exception des caractères n'appartenant plus au système orthographique actuel, cette dernière mesure promettant notamment une meilleure lisibilité pour le lecteur moderne.

3 À l'époque, le chant est considéré comme base de toute musique : Bourgeois (1550) explique dans l'Epistre de son texte que toute l'instruction musicale part du chant. Cf. Guilliaud (1554 : Aijr) : « MVSIQVE (laquelle est appellée practique) est vn art nous enseignant la maniere de bien chanter ». Et enfin Blockland (1587 : 9) : « toute Musique se chante ».

4 Bien évidemment, il est impossible de détailler dans un article de longueur restreinte toutes les différentes directions à l'intérieur d'un courant. Nous renvoyons à cet égard à des ouvrages plus complexes, consacrés à un ou deux domaines, comme Goyet (1990), Lote Histoire, Goulet & Naudeix (2010) et Schweitzer (2020).

5 Cf. le colloque, organisé en 2018 à son sujet, dont les Actes viennent de paraître sous le titre Actualités de Louis Meigret, humaniste et linguiste (Montagne & Pagani-Naudet 2021).

6 Dans l'annexe de son ouvrage, Fouquelin revient à la notion « figure de diction appelée nombre » qui se fait par l'observation de syllabes au vers français (il s'agit des différents types de vers à deux, trois … syllabes, jusqu'à l'alexandrin), ou par l'harmonie des sons répétés dans les figures comme l'anaphore, la gradation, … Cf. Gordon (1997).

7 I. e. la longueur des syllabes, déterminée par la longueur vocalique (cf. note 19).

8 Cf. Peletier (1990 [1555] : 263) : « Après avoir traité les préceptions universelles de la Poésie, me semble être temps d'entremêler les particularités de la Françoise : Desquelles la première, est la Rime ».

9 La notation du rythme à l'époque est extrêmement complexe et diffère fortement de l'usage moderne. Les théoriciens de la Renaissance (musicale) distinguent trois niveaux rythmiques, dont le premier est appelé mode (concernant les maximes et les longues), le deuxième temps (brèves et semi-brèves) et le troisième prolation (semi-brèves et minimes).

10 Cf. la conclusion de Blockland (1587 : 52) : « Lecteur mon ami, vous pouuez maintenant congnoistre de combien ceste mienne Instruction est plus methodique, & plus aisee, voire plus facile pour apprendre à chanter musicalement en choses faictes, comme on dit, que celle là que les Grammairiens ont mis en auant fort opiniastrement iusques aujourd'huy, pour faire perdre le temps à la ieunesse ».

11 Les deux textes de Ronsard sont pratiquement identiques. Ils sont cités tous les deux, car leur parution avec un autre titre, décalée de vingt ans, démontre l'actualité du texte à l'époque.

12 Ce classement repose sur la mesure de la durée ou quantité syllabique autant que sur l'appréciation des intervalles. La parenté de la musique avec les sciences du nombre est évidente dans l'explication du terme proportion chez Guilliaud (1554 : Ciijv-v) : « vn certain regard, & habitude que les quantités de mesme genre ont les vnes auec les autres : & se considere en trois manieres selon trois diuerses sciences, à sçavoir Arithmeticque, Geometrie, & Musique ».

13 Le lecteur intéressé par ce sujet trouvera une explication musicologique détaillée chez Vendrix (2003).

14 La question de l'influence du vers et de la musique mesurée des Académiciens fera l'objet d'une autre étude et ne sera donc pas abordée ici.

15 Pour reproduire à l'écrit ces différentes longueurs, Baïf invente même un système graphique qui fournissait non seulement au lecteur, mais aussi au compositeur de musique une matrice qui traduisait déjà le rythme, l'imposant ainsi au travail du compositeur (cf. Combettes 2020 : 111).

16 Marin Mersenne est (au moins) physicien, opticien, acousticien, organologue, mathématicien, géomètre, chimiste, astronome, grammairien, historien, philosophe, théologien et musicien à la fois.

17 Pour le projet de Baïf, cf. His & Vignes (2010).

18 Les auteurs ne distinguent pas entre quantité syllabique et vocalique pour la simple raison que selon le concept de l'époque, la prononciation d'une consonne est considérée comme impossible sans la sonorisation de la voyelle qui la suit : seule la voyelle 'sonne' et donne ainsi lieu à une longueur ou quantité (cf. Fournier 2007).

19 Nous parlons évidemment de la musique savante, a priori vocale, et non de la musique populaire et/ou de danse.

20 Voir par exemple les messes ou motets de Nicolas Gombert (env. 1495-env. 1556), compositeur sous Charles Quint.

21 Les rhétoriciens vont plutôt insister sur l'unité de la période après laquelle le lecteur reprend son haleine (Le Faucheur 1657 [1676] : 176) ; cf. Siouffi (2020 : 152).

22 « And note that there is no worde in the frenche tong but he hath his place of accent certaine, and hath it pat nowe upon on sillable, nowe upon an other » (Palsgrave 1852 [1530] : 48).

23 Le lien entre l'ordre et la liaison chez Ronsard est détaillé chez Goyet (2017 : 337-339). On y retrouve l'image de la maçonnerie, évoquée aussi dans la citation de Jacques Peletier (1990 [1555]) : le maçon réunit les pierres et cela, avec du bon ou du mauvais mortier. Il crée ainsi différents types de liaison, correspondant à une bonne compositio, ou plutôt à l'improviste, construit sans plan ni bon ordre. À ce titre, Goyet (2017 : 335-365) donne des réflexions intéressantes.

24 Il ne faut pas confondre la subdivision imparfaite/parfaite du temps musical et les deux mouvements du tactus : ces derniers se situent à un niveau plus élevé et concernent la valeur de notes la plus grande du système indiqué par le signe de mensuration. Pour plus de détails sur cette réflexion, voir Bettens & Schweitzer (2021).

25 Les figures de Meigret sont prises de l'édition de 1888.

26 Le touchement peut également être effectué par le pied qui tape (le sol) ou bien la main ou le doigt qui tapent, parfois sur l'épaule d'un autre chanteur, comme on le voit sur une miniature de 1523, montrant le compositeur Johannes Ockeghem avec des chanteurs de la chapelle royale (manuscrit Ms. fr.1537 fol. 58v, BNF, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Johannes-Ockeghem%2BChappelle_Miniatur-1523_BN-Paris,_IMG-0661vv.jpg). Le touchement, sous forme d'un mouvement corporel régulier, est visible à plusieurs endroits : le premier chanteur à gauche tape le tactus avec son pied et celui au milieu du premier rang lui tape sur l'épaule. Le chanteur à droite tape dans ses mains. Les pieds du deuxième et du troisième chanteur semblent également suivre la pulsation rythmique…

27 C'est ici que se situe l'oralité chez Meigret. Évidemment, sans outil d'enregistrement et de reproduction, Meigret ne pouvait pas travailler sur la parole spontanée comme le propose Pagani-Naudet (2009) : elle était inaccessible pour lui. Mais, à la différence de la majorité de ses contemporains, Meigret ne se concentre pas sur les textes écrits en vers : il étudie l'oralité de la prose.

28 Jusqu'au milieu du 16e siècle, la barre de mesure figure très peu dans les éditions imprimées. Ainsi, l'imprimeur parisien Pierre Attaingnant ne les emploie pas dans son Recueil de trente six chansons, publié en 1530. En 1554, chez Nicolas Du Chemin, elles figurent régulièrement, mais elles manquent dans le Cinquiesme livre du recueil, contenant quatre excellentes chansons anciennes de Clement Janequin (Paris 1551). L'usage de la barre se régularise au cours du siècle, mais elle indique toujours plutôt une séparation de groupes de sens (musicaux) qu'une indication d'accentuation. L'emploi de la barre pour indiquer la hiérarchie des temps dans la mesure comme nous la connaissons aujourd'hui encore n'a été définitivement installé que par le Baroque, à partir de la fin du 17e siècle : avec la hiérarchie des temps dans la mesure, installée par la nouvelle esthétique musicale, la régularité des barres devient effectivement importante.

29 Cf. Le Faucheur (1657 [1676]: 170): « vous devez prendre garde à vous arrêter [sic] en des endroits commodes & convenables, c'est à dire après deux points, ou pour le moins après une virgule ».

30 Cela d'autant plus lorsque l'endroit de la barre coïncide avec un signe de ponctuation et renferme ainsi ce que Meigret appelle une clause (cf. Combettes 2020 : 102). Voir aussi Demonet (2021 : 279) pour qui l'accent « est tributaire du ponctème qui termine la clause ». Ajoutons qu'au début du chapitre suivant, Meigret (1550 : 141v) compare la durée de la pause à la virgule à celle d'un soupir dans le système musical (une pause assez courte alors) (cf. Morin & Benin 1992).

31 Cf. Rainsford (2021 : 168) qui établit un tableau très utile pour l'accentuation des polysyllabes selon les exemples de Meigret.

32 Notons que Martin (2021) interprète les notes hautes et basses comme accents mélodiques.

33 Cf. Martin (2021): « La notion de groupe accentuel, qui assemble plusieurs mots aussi bien dans la production orale que dans la lecture, où on ne lit pas mot à mot mais bien groupes de mots, apparait implicitement dans l'analyse de Meigret, quoique ses intuitions ne soient pas soutenues par des explications très convaincantes ». Nous émettons seulement une petite réserve par rapport à ce constat, car nous sommes d'avis que pour le lecteur du 16e siècle, le langage de Meigret était tout à fait compréhensible pour lui, à condition d'être formé en plusieurs domaines.

34 Cf. Van Wymeersch (2010: 75) : « L'œuvre de Mersenne, en ce qui concerne les relations du texte et de la musique, se présente […] comme une charnière entre deux époques : il n'est pas encore totalement détaché de l'Académie de Baïf – il diffuse largement les théories et les écrits des auteurs qui l'ont fréquentée – mais n'a pas encore assez de recul sur le nouveau langage musical pour en élaborer une synthèse, bien qu'il en perçoive certaines potentialités notamment au niveau de l'expression des passions ».

35 Pour un aperçu plus large, cf. Salazar (1995).

36 Selon Hausmann (1980 : 201), Meigret s'inscrit dans la tradition de Priscien et de Dolet lorsqu'il « traite la ponctuation dans le cadre des accents », avec la différence que Meigret parle expressément de l'intonation.

37 La différenciation entre accent tonique et accent oratoire ne sera établie qu'au 18e siècle, cf. Dodane, Schweitzer & Pagani-Naudet (2021).

38 Notons la similitude lexicale avec la définition fournie par Deimier (1610 : 289) : « La Rime est vne terminaison & cadance semblable de deux vers, il est aisé à iuger, que plus les rimes seront convuenantes & harmonieuses, plus elles seront propres, & par ce moyen que le Poëme en sera dautant plus beau & plus agreable ».

39 Cf. Fauchet (1581 : 53) : « il est besoin qu'en nos vers rymez, il y ait de la mesure & du son ».

40 Pour le classement des sons chez les auteurs des 16e et 17e siècles, voir Hirsch & Schweitzer (2021).

41 Palsgrave (1530), Meigret (1550), Ramus (1562, 1572), Bosquet (1586), Maupas (1618), Oudin (1632), etc. ; cf. Hirsch & Schweitzer (2021).