Dire le droit et dire le vrai

La polyphonie dans la coutume de Normandie

To 'say the law' and to say the truth

Polyphony in Norman jurisdiction

Mathieu Goux

Université de Caen Normandie (Caen, France)

mathieu.goux@unicaen.fr

https://orcid.org/0000-0003-4211-8309

Reçu le 27/8/2020, accepté le 23/3/2021, publié le 8/4/2022 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Pour citer cet article

Goux, Mathieu 2022. Dire le droit et dire le vrai. La polyphonie dans la coutume de Normandie. Studia linguistica romanica 2022.7, 1-20. https://doi.org/10.25364/19.2022.7.1.

Résumé

La coutume de Normandie se caractérise par une riche arrestographie et un dialogue constant entre le texte coutumier, les commentateurs et les justiciables, et ce afin d'établir une juridiction, soit à proprement parler de dire le droit (juris dictio). Nous avons ainsi observé dans le corpus ConDÉ, composé de coutumiers normands du Moyen-Âge à l'époque moderne, la façon dont cette juridiction s'écrivait par la gestion de la polyphonie, ou de l'introduction d'énonciateurs seconds, et l'évolution de ces paramètres en diachronie longue. Nous montrons que ces coutumiers observent une hiérarchisation fine du discours rapporté du point de vue typo-dispositionnel et linguistique, en lien avec la façon dont le concept de vérité s'établissait en droit.

Abstract

The Norman law is characterized by a rich arrestography and a constant dialogue between the customary text, the commentators and the litigants seeking to establish a jurisdiction, which literally means to say the law (juris dictio). We analyze these features in the ConDÉ corpus, composed of Norman customary texts from the Middle Ages to modern times. We focus on the way this jurisdiction was written by the study of polyphony, or the introduction of secondary enunciators, and their long-term diachronic evolution. We show that these customaries observe a fine hierarchization of reported speech from a typo-dispositional and linguistic point of view. This hierarchy is related to the way in which the concept of truth was established in law.

Sommaire

1 Introduction
2 Types de discours rapportés
3 Intégration du discours rapporté
3.1 Ponctuation et effets de caractère
3.2 Verbes introducteurs
4 Tiroirs verbaux
4.1 Concordance des temps
4.2 Emploi de l'imparfait de l'indicatif
5 Conclusions
Références bibliographiques

1 Introduction

[1] L'évolution de l'organisation du texte a surtout été étudiée dans des écrits associés à la littérature, pour des raisons d'accès aux sources et de numérisation des textes1. Le projet RIN ConDÉ2, qui se consacre à l'histoire de la coutume de Normandie, nous permet cependant d'analyser la textualité en diachronie longue au sein de textes législatifs, du Moyen-Âge au 18e siècle, par l'accès à un corpus génériquement homogène, composé de textes issus de la même région géographique et développant un même propos. Ce corpus est composé de huit textes, donnés en bibliographie, s'échelonnant du treizième à la fin du dix-huitième siècle en intervalles de temps réguliers et représentatifs de la coutume de Normandie, texte juridique notable par son histoire et son influence dans le temps3. Dans le cadre d'une étude en diachronie longue, la constitution exemplaire du corpus nous permet d'éliminer un grand nombre de variables structurelles, comme le genre de texte ou leur origine géographique, qui peuvent influencer notablement les données relevées (cf. Prévost 2015). De plus, le corpus nous autorise à travailler au plus proche de la réalité des textes, grâce aux fac-similés et aux transcriptions diplomatiques qui en ont été faites, permettant d'analyser avec grande précision la façon dont l'écrit se matérialisait sur près de six siècles d'histoire du livre, du manuscrit à l'imprimé.

[2] Plus précisément, nous proposons dans notre contribution d'analyser la façon dont ces textes élaborent une juridiction, c'est-à-dire et à proprement parler la façon dont ils disent le droit (juris dictio), notamment par leur gestion de la polyphonie. Les coutumiers normands se caractérisent en effet par l'importance d'une riche arrestographie dans leur tradition critique (Cazals 2014), et juxtaposent dès lors coutume, glose du commentateurs et décisions de justice pour détourer les principes du droit normand. Il se pose alors la question de la hiérarchisation de ces différentes paroles, de leur balisage et de leur interaction, tant du point de vue typo-dispositionnel, puisqu'il faut aux auteurs distinguer les décisions de justice, les arrêts et leurs décisions, du texte coutumier et de la glose des commentateurs, que du point de vue linguistique, par l'emploi d'expressions précisant l'origine d'un argument ou d'une parole.

[3] Ces deux paramètres, typo-disposition et opérateurs de polyphonie, pour reprendre l'expression de Ducrot (1980), nous ont aussi semblé intéressants dans la mesure où les études les concernant, en diachronie longue, sont encore peu nombreuses. Ainsi, si les analyses portant sur la polyphonie sont fréquentes en synchronie, ne serait-ce que dans le cadre des théories de l'énonciation, il est peu d'études sur la question dans les états anciens de la langue. Ces études se concentrent notamment sur les fonctions dramatiques et narratives de la polyphonie, au détriment des marques l'annonçant et l'introduisant qui ont été régulièrement passées sous silence. Celles-ci ont été davantage analysées pour la période moderne (Jaubert 2000 ; Rodríguez Somolinos 2000 ; Lagorgette & Larrivée 2004 ; entre autres) mais souvent dans la littérature ; quant à la période ancienne, et si ce n'est quelques travaux portant sur un auteur en particulier (par exemple Perrin-Naffakh 1988 ; Tonani 2009 ; ou Goux & Callemein 2020), comme le déplorait Marnette (2006 : 32), « [à] l'exception de l'analyse fondatrice de B. Cerquiglini dans La Parole médiévale (1981), il n'existe pas d'étude d'ensemble des marques du discours rapporté médiéval »4. Notre contribution vise alors, dans le cadre du discours juridique tout du moins, à combler ce manque.

[4] Dans un premier temps, nous dresserons une cartographie des types de discours rapporté que nous rencontrons dans les textes (§ 2). Ensuite, nous étudierons les mécanismes textuels de leur intégration, tant du point de vue de la typo-disposition que de leur vilisibilité pour reprendre le terme d'Anis (1983) (§ 3.1), et les verbes introducteurs signalant ces intégrations (§ 3.2). Enfin, nous nous intéresserons plus précisément à l'emploi des tiroirs verbaux du point de vue de leur concordance entre discours citant et discours cité (§ 4.1), et en nous intéressant plus particulièrement à l'emploi de l'imparfait (§ 4.2), qui sédimente les problématiques fondamentales que nous rencontrons et dont l'interprétation a particulièrement évolué dans le temps (Labeau & Larrivée 2005). Notre corpus est composé de l'ensemble des témoins du corpus ConDÉ, du Très Ancien Coutumier (TAC, milieu du 13e siècle) à la Coutume de Normandie de Pesnelle (1771), sans exception aucune.

2 Types de discours rapportés

[5] De prime abord, les coutumiers mêlent toujours au moins deux niveaux énonciatifs principaux : d'une part, le niveau de la coutume, issue d'un « usage oral consacré par le temps » (Grinberg 2006 : 63-64) et d'une origine énonciative indéterminée, comme s'énonçant d'elle-même. D'autre part, la glose du commentateur, se situant dans un rapport d'explicitation de ce dernier (Grinberg 2010 ; Cazals 2014 ; Capin & Larrivée 2017). C'est ce qu'illustre l'exemple (1) où, à la suite de l'article de la coutume, l'auteur propose une glose de certains de ses termes, mis en avant par les italiques. Les coutumiers mettent donc tout d'abord en place, dans leur identité même, un dispositif de reformulation de la parole législative5 :

(1)

Article CLXXI

SI le Fief est vendu à prix d'argent, le Treiziéme du prix est dû au Seigneur de qui il est tenu ; & est dû Relief outre le Treiziéme.

Si le Fief est vendu à prix d'argent, le Treiziéme du prix est dû au Seigneur de qui il est tenu.

Treiziéme est une somme de deniers comptans, qui se paye au Seigneur... (Merville 1731 : 184)6

Dans cet exemple ainsi, l'article de la coutume, annoncé par un numéro et composé en caractères romains, est immédiatement suivi d'une reprise en italiques de la phrase qui sera ensuite commentée. L'auteur opère ensuite une autre division en reprenant certains mots de cette phrase (ici, treizième), qu'il commente.

[6] Aux côtés de ce premier système, d'autres énonciateurs interviennent au sein de la glose : les différentes parties des procès lors du récit des arrêts, les avocats, défenseurs et accusés, ainsi que les autres spécialistes du droit, auteurs et philosophes parfois convoqués par les commentateurs pour illustrer leurs propos. À la lecture, les coutumiers apparaissent parfois comme de véritables 'mille-feuilles énonciatifs', dans lesquels la hiérarchisation des différentes sources de discours représente un enjeu interprétatif de taille. Pour analyser ces différents types de discours et de citations, nous avons repris des catégories traditionnelles et nous avons distingué :

1.

Le discours direct (DD), « forme la plus littérale de la représentation du discours d'autrui » (Riegel, Pellat & Rioul 2014 : 1010), qu'il émerge de l'auteur du coutumier lui-même ou d'un autre énonciateur, dont les paroles sont rapportées telles quelles dans le corps du texte. Nous considérons comme du DD les segments dont l'origine énonciative est explicitement précisée, par une marque de première personne (2) ou une mention de l'énonciateur (3). Nous considérons également comme relevant du DD les articles de la coutume eux-mêmes, quand bien même leur origine énonciative serait obscure et qu'ils se livreraient sur un mode délocuté.

(2)

[…] je vais rapporter la méthode de Basnage […] (Pesnelle 1771 : I.281)

(3)

[…] cil qui est retez dit. Je fui pris en ma costume. ('celui qui est arrêté dit : « je fus pris en ma coutume »', TAC 1250 : 31 ; Marnier 1839 : 43)

2.

Le discours indirect (DI), qui « se construit comme une proposition subordonnée, qui est complément d'un verbe principal signifiant 'dire' ou 'penser' » (Riegel, Pellat & Rioul 2014 : 1012) :

(4)

[…] Bart. […] dit toutesfois en la l. quae omnia de procur., que nous pouuons dementir celuy qui nous impute vn crime […] (Bérault 1614 : 183)

3.

Le discours narrativisé (DN), qui résume et condense des paroles sur un mode elliptique, généralement par l'intermédiaire d'un verbe ou d'une formule spécifique. Nous avons alors une idée du contenu des paroles, mais sans rentrer dans leur détail :

(5)

[…] sur l'appel de la veuve le Bailly cassa la Sentence, & luy accorda doüaire […] (Basnage 1678 : II.10)

[7] Le parcours des coutumiers du corpus ConDÉ nous permet d'ores et déjà de dessiner certaines tendances d'emploi au sein des coutumiers, indépendamment pour l'heure de toute variation diachronique. Notamment, le DI domine les textes, comme on pouvait le prévoir ; à l'inverse, le DD, même en considérant les articles de la coutume, est le moins représenté. La première personne est rare selon nos relevés du pronom je (me, moi, cf. tableau 1), à l'exception du Grand Coutumier de Normandie (GC) qui consacre une certaine part de son économie aux procédures juridiques à suivre en théâtralisant, à la première personne, les gestes à suivre et les paroles à dire ; et à l'exception de Basnage (1678) (du moins du point de vue absolu), sans doute aucun le plus atypique quant à sa rédaction (cf. Goux & Callemein 2020)7.

Coutumier

Occurrences première personne

TAC (v. 1250 / 35 746 mots)

16 (0,04%)

GC (v. 1300 / 48 831 mots)

63 (0,13%)

Rouillé (1539 / 441 483 mots)

58 (0,01%)

Terrien (1578 / 487 170 mots)

62 (0,01%)

Bérault (1614 / 562 615 mots)

78 (0,01%)

Basnage (1678 / 1 331 771 mots)

546 (0,04%)

Merville (1731 / 476 475 mots)

39 (0,01%)

Pesnelle (1771 / 595 982 mots)

182 (0,03%)

Tableau 1 : Mentions de la première personne dans le corpus ConDÉ

[8] Généralement, le style des coutumiers évolue entre DI et DN, et il est difficile souvent de les distinguer : dans l'exemple (6) par exemple, si l'emploi du verbe appeler et conclure semble orienter l'interprétation vers du DN, et la complétive dit que… vers le DI, la généralité ou l'abstraction du propos peut faire douter de cette analyse. Il y a comme un continuum allant du DI au DN, celui-ci se présentant néanmoins, et généralement, sous la forme de formules stéréotypées scandant, par exemple, la fin des procès ou des tours de parole des parties (7). Ce type de structure est davantage à analyser sous l'angle performatif que de la polyphonie, puisque ces formules ont valeur d'acte. En ce sens, l'emploi de termes spécifiques tels casser (la sentence) ou appeler (de la saisie) se dispense de préciser davantage les propos, puisqu'ils ont un sens juridictionnel précis, applicable quels que soient les détails de l'affaire concerné.

(6)

Les enfans du fils, ausquels la proprieté en avoit été donnée, appelerent de la saisie réelle, & conclurent à ce que main-levée leur fût faite, par le moyen de la substitution des biens de leur ayeul. Aprés les conclusions de Mr Servin, Avocat General, qui dit que la proprieté est pour les enfans, sauf aux creanciers à se pourvoir sur les autres biens. (Basnage 1678 : I.390)

(7)

[…] mais le cessionnaire étoit appellant de la Sentence du premier Juge dans ce chef, elle fut cassée, & le cessionnaire autorisé de jouir propriétairement. (Pesnelle 1771 : I.295)

[9] Si nous écartons cependant les emplois du DN, qui se polarisent dans ces tours stéréotypés et des expressions-formulaires à la valeur performative patente, on sera surpris de voir que le DI, plus ou moins fidèle aux propos effectivement écrits ou prononcés, domine largement le parcours des coutumiers. Cela peut surprendre le lecteur contemporain pour qui le DD serait plus proche du 'vrai' que le DI, sujet quant à lui à interprétation, ne serait-ce que dans le cadre des transpositions de personne ou de temps qu'il suppose dans son identité même8.

[10] Il faut alors rappeler, en accord avec les analyses de Rosier (1999 : 16-18) que l'opposition discours (ou style) direct / discours (ou style) indirect a eu, dès l'Antiquité, des conséquences sociales et juridiques notables puisque, comme le rappelle justement l'autrice, « c'est le rapport des mots et de l'histoire qui se noue dans la question du discours rapporté » (Rosier 1999 : 16). Il se pose effectivement des questions relatives à la fiabilité du témoignage et de la parole rapportée, qui a de grandes conséquences sur la conduite des procès : est-on sûr que ces paroles sont vraies, c'est-à-dire, que l'écrit correspond bien à la réalité des faits et permettent de dire le droit ? Si l'on s'attendrait aujourd'hui à ce que ce soit le DD qui permette d'atteindre cet objectif, cela n'a pas toujours été le cas. En effet, et jusqu'à la période moderne, « s'exprimer en style indirect, c'est adopter le style de la loi, c'est, selon Montaigne, 'dire le vray'. » (Rosier 1999 : 16) Il y a donc eu comme un retournement historique de la façon dont nous envisageons le discours 'vrai', ce qui explique d'autant plus le soin apporté par ces coutumiers au discours cité, lesquels par excellence adoptent le style de la loi au regard du discours direct, alors toujours soumis au doute. Quelque part, il vaut mieux exhiber une réécriture ou une intégration du discours cité en assurant en avoir gardé l'esprit, que de prétendre offrir la 'pureté du DD', tout en laissant le doute d'une possible manipulation des propos.

[11] C'est aussi en cela qu'il ne nous semble pas pertinent de séparer franchement DI et DN comme nous le notions plus haut (6). Quand bien même pourrions-nous clairement analyser les expressions performatives du type casser la sentence comme du DN, nous gagnons dans ces textes juridiques à analyser toutes les occurrences de DI comme des sortes de DN, ou mieux encore les consacrer dans une catégorie à part, le discours de la loi, qui se caractérise certes par un style indirect mais, surtout, par cette volonté de dire le vrai ou de dire le droit. S'il est des effets de sens et des dispositions particulières de ces discours cités au regard du discours citant comme nous le verrons ci-après, il n'est pas pertinent d'évaluer la proximité de ces segments avec des paroles au DD, réelles ou potentielles : ce qui compte, c'est leur contenu et leur effet sur la juridiction, au sens large du terme.

3 Intégration du discours rapporté

3.1 Ponctuation et effets de caractère

[12] Les conventions typographiques contemporaines ont été établies progressivement et se sont stabilisées tardivement autour d'un certain nombre de conventions, que nous suivons encore aujourd'hui9. Dans le cadre du discours rapporté et de la polyphonie, la distinction typographique entre discours citant et discours cité ne s'opère aujourd'hui que dans le cadre du DD, notamment grâce aux deux-points et aux guillemets qui signalent un départ énonciatif. Dans la mesure où leur sédimentation dans l'imprimé moderne date du 18e siècle, nous les trouvons, dans notre corpus, exclusivement dans le coutumier de Pesnelle (1771). Avant ce texte, nous trouvons d'autres conventions pour signaler un changement énonciatif. Nous pouvons ainsi trouver :

1.

Une barre oblique, par exemple dans le Rouillé (1539), qui prend la place des deux-points que l'on attendrait dans la prose contemporaine. Ceux-ci sont réservés à l'introduction d'un segment explicatif, toujours au sein d'un discours rapporté :

(8)

Tu me respons / Ce est voir : mais ie te baillay le porc que ie suis prest de prouuer. (Rouillé 1539 : 309)

2.

Le symbole du point qui, plutôt que d'être un signe de clôture, s'interprète comme un signe de changement énonciatif (3).

3.

Des italiques, notamment pour les citations en langue étrangère comme le latin (4) ou l'ancienne langue française :

(9)

[…] comme on l'apprend de ces paroles, & nulle autre Justice ; ils n'ont plus en Normandie, si comme dient les Clercs de l'Echiquier par les Rôles de l'Echiquier, chap des Cours ; jaçoit ce qu'ils dient qu'ils en ont plus. (Basnage 1678 : I.94)

4.

Des parenthèses, notamment dans Terrien (1578) :

(10)

Par l'arrest donné le troisieme iour d'Auril 1516. Entre Iean Selles sieur de Beuze-ville d'vne part, & Blanche Selles sa seur d'autre (ladite sœur pretendant auoir partage heredital en la successiõ de son pere, pour le refus de sõdit frère de la marier : lequel partage elle soustenoit deuoir estre de la tierce partie, pource qu'elle disoit que sa sœur aisnee auoit esté mariée du meuble par sõdit frere) (Terrien 1578 : 210)

5.

Des majuscules, particulièrement chez Bérault (1614) qui met ainsi en avant les citations directes de termes de la coutume :

(11)

XXXVII.

Si vn homme est pris en la iurisdiction basse ou moyenne d'vn seigneur, où s'il est poursuiuy d'aucun cas criminel & il le confesse, si le bas iusticier peut recouurer assistans pour faire le jugement, il le peut faire dans vn iour naturel qui sont vint-quatre heures : autrement le doit renuoyer par deuant le iuge royal ou le haut iusticier. […]

SI VN HOMME EST PRIS. Il faut entendre en present meffait suiuant l'art. precedent. (Bérault 1614 : 81)

[13] Comme ce dernier exemple le montre, les auteurs opèrent souvent une distinction entre la citation de la coutume ou des ordonnances d'une part, soit tout ce qui relève des propos des 'organes officiels de la loi', et les autres discours cités de l'autre. Notamment, la citation de la coutume concentre sur elle les conventions typo-dispositionnelles les plus visibles, au détriment des autres types de discours rapportés. Ainsi, les guillemets de Pesnelle (1771) (toujours fermants10) sont exclusivement réservés à la coutume (12), de même que les majuscules de Bérault (1614) (11) ou encore les italiques de Terrien (1578) (13) :

(12)

Notre ancien Coutumier, chapitre 25, dispose que » les enfans qui sont de par les femmes, ne les femmes mesmes n'auront pas l'éritage tant comme il y ait aucun qui soit descendu des mâles. » (Pesnelle 1771 : I.266)

(13)

Et à ce seront employez les deniers prouenans des questes & omosnes qui se cueillent chacun iour, tant aux eglises, que par les maisons desdites parroisses, & ausquelles chacun se quotize volontairementb. […]

b Et ausquelles chacun se quotize volontairement. Ces mots ne sont en l'ordonnance cy dessus datée de l'an 1547. (Terrien 1578 : 162-163)

[14] Ces tendances révèlent ainsi des hiérarchies dans la citation : la typo-disposition organise un premier dialogue entre le texte coutumier et le commentaire, tandis que d'autres indices, linguistiques quant à eux, hiérarchisent les autres types de discours rapportés. Il se crée alors comme une polyphonie au second degré, bornée exclusivement dans lesdits commentaires. On peut mettre cela en relation avec l'importance prêtée à ces différentes citations, et considérer qu'il est effectivement crucial pour un lecteur de retrouver facilement, grâce à ce jeu typographique et cette vilisibilité, les décisions émanant des autorités juridictionnelles, considérées comme plus importantes que les autres discours cités.

3.2 Verbes introducteurs

[15] Bien que cette polyphonie au second degré n'ait pas fait l'objet d'une typo-disposition particulière, divers indices linguistiques marquent leur identité de discours cités au sein des textes. Ils sont notamment introduits par l'intermédiaire de verbes renvoyant au dire, tel répondre (14), déclarer (15) ou témoigner (16).

(14)

Et se laduersaire requiert que toutes les exoines soiēt sauluees la iustice luy doibt cōmander que il les saulue. Se il respond que il nēuoya aulcune exoine a court […] (Rouillé 1539 : 314)

(15)

Thomas du Coudray acquereur gagea le retrait lors de la signification qui luy en fut faite, & déclara qu'il étoit prest de recevoir son remboursement (Basnage 1678 : II.395)

(16)

[La marchande] témoigne qu'elle auoit tousiours esté le chef au fait de leur traffie & non pas son mary (Bérault 1614 : 809)

[16] Les verbes renvoyant à la pensée sont, d'une façon attendue, absents de notre corpus puisque l'élaboration de la loi et des décisions de justice se fonde sur des preuves et des témoignages, et non des suppositions ou hypothèses. En revanche, nous avons observé des distinctions particulières sur le type de verbe employé pour introduire les différents types de discours rapportés. Par exemple, chez Pesnelle (1771), le verbe dire introduit préférentiellement soit des citations de la coutume, soit des remarques légitimes d'anciens commentateurs, nonobstant quelques corrections marginales. Il s'oppose ainsi au verbe prétendre qui introduit des analyses et des remarques 'incorrectes' au regard de sa propre interprétation11 :

(17)

Basnage dit, sous cet Article, qu'il n'est point nécessaire que le dénombrement des Fiefs en contienne toutes les parties […] (Pesnelle 1771 : I.201)

(18)

Des Auteurs ont prétendu que les Terres réunies au fonds du Vassal par alluvion, appartenoient au Seigneur [...] ce raisonnement ne prévaut point sur l'équité naturelle. (Pesnelle 1771 : I.203)

[17] Cette distinction entre les verbes introducteurs opère dès lors une hiérarchisation du propos et anticipe l'interprétation de l'analyse subséquente. Les auteurs jouent, pour ainsi dire, sur la distinction qu'opère Rosier (1999 : 18-19) entre « discours rapporté » et « discours représenté ». Dire supposerait ainsi que la reproduction du discours, par exemple en (17) d'une analyse antérieure de Basnage (1678), ne fera l'objet d'aucune analyse particulière ; en revanche, prétendre serait la marque d'une représentation, c'est-à-dire d'une certaine analyse de la coutume, qu'il convient de remettre en question. On retrouve d'ailleurs le verbe prétendre dans Bérault (1614) (19), Merville (1731) (2012) ou Basnage (1678) (21), toujours avec cette orientation préalable du discours rapporté au regard des autres verbes introducteurs.

(19)

[...] il s'en [en = la sujétion] pretendoit exemter à cause des adueux rendus par ses predecesseurs [...] la Cour faute par ledit sieur de saint Victor de monstrer d'exemtion particulière le condamna à ladite suiettion. (Bérault 1614 : 280)

(20)

[…] lors qu'un détenteur se vouloit défendre des rentes ou des services que le Seigneur de fief prétendoit à tort, ce qui étoit une espèce d'action négatoire. (Merville 1731 : 11)

(21)

[…] demandeur pour faire défense à tous Gentilshommes de le troubler aux droits honorifiques qu'il prétendoit luy appartenir ; la Cour sur l'appel mit les parties hors de Cour [...] (Basnage 1678 : I.240)

[18] Enfin, nous rappelons le cas spécifique du DN, étudié précédemment, qui se matérialise sous la forme de formules stéréotypées du type casser la sentence mais également par l'intermédiaire de certaines expressions spécifiques telles mot à mot, dont le rôle est de résumer des paroles précédemment données et que nous trouvons dès le TAC :

(22)

[Cil qui est restez] respõt mot a mot. a chascune parole. ('[celui qui est arrêté] répond mot à mot à chaque parole', TAC 1250 : 33; Marnier 1839 : 46)

(23)

SVite de meurdre doit estre faite en ceste manière. [...] si T. le nie mot à mot, & il offre son gage, & sien defendre. (Terrien 1578 : 500)

4 Tiroirs verbaux

4.1 Concordance des temps

[19] Dans le cadre des transpositions opérées par le passage au style indirect, le système des temps du discours, attendu dans le discours direct, se substitue aux temps du récit, imparfait et passé simple, avec une grande régularité :

(24)

Il dit aussi auoir veu adiuger par arrest à vn Curé qui demãdoit toutes les dismes de sa parroisse, qu'on maintenoit estre infeudees, la quarte partie d'icelles dismes par prouision, à celle fin qu'il eust de quoy viure en attẽdat la vuide du procez. (Terrien 1578 : 418)

[20] On notera cependant des transpositions parfois atypiques au regard de ce modèle, dans ce qui s'apparente à des énallages : on trouve notamment le présent en lieu et place de l'imparfait ou du passé simple que l'on attendrait dans ce cas de figure, et ce à des fins démonstratives (25). Il s'opère ainsi un glissement sensible entre le discours rapporté et le commentaire ou la glose, le jeu des temps permettant d'ajouter de la cohésion à l'énoncé. Ces phénomènes ayant été étudiés en détail par Goux & Callemein (2020 : 35), nous renvoyons à cet article pour une étude plus précise de ces phénomènes. Nous remarquerons simplement ici que la première occurrence du présent de l'indicatif (le doüaire et les consquests sont…) joue sur une ambiguïté interprétative, entre présent de l'énonciation et présent de la démonstration menée par Basnage (1678) et permet ainsi de passer efficacement du discours rapporté au discours didactique, sans installer tout un dispositif énonciatif spécifique. Le présent agit dès lors comme une sorte de pivot énonciatif, se servant de son interprétation duelle pour participer à la jointure du propos.

(25)

[...] elle disoit qu'ayant trouvé son mary saisi de cet Office elle y avoit doüaires & ayant été perdu elle en avoit recompense sur les autres biens, mais qu'il n'étoit pas juste de prendre cette recompense sur les acquests, le doüaire & les conquests sont deux droits differens qui ont chacun leur cause & leur principe separé, le droit de l'un n'est point diminué par le droit de l'autre, quoy que le mary dissipe [...] (Basnage 1678 : II.159)

[21] Malgré ces cas particuliers, qui hiérarchisent le propos entre 'bonnes' et 'mauvaises' interprétations de la matière coutumière, nous observons dès l'ancien français la transposition attendue des tiroirs verbaux :

(26)

Rogiers noia contre ce que onq̄s a son esciant nauoit recete laron en sa terre. ('Roger nia qu[e le duc] n'avait jamais volontairement donné asile à un malfaiteur sur sa terre', TAC 1250 : 31 ; Marnier 1839 : 43)

[22] Cette stabilisation ou, du moins, cette démarcation explicite entre discours cité et discours citant dans le TAC semble aller à l'encontre de ce qu'observait Cerquiglini (1981 : 98-102) dans les textes narratifs médiévaux, qui se caractérisent selon lui par un « discours hybride », où la scission entre les discours n'est pas aussi clairement établie qu'à l'époque moderne. Nous ne retrouvons pas cette ambiguïté dans les coutumiers. Cela est sans doute dû à la nécessité, pour les commentateurs, de détourer clairement ce qui est du ressort du texte législatif en lui-même de ce qui relève de ses interprétations, bonnes comme mauvaises, pour limiter toute ambiguïté quant à l'application du texte de loi.

4.2 Emploi de l'imparfait de l'indicatif

[23] Malgré cette relative stabilisation dans l'emploi des tiroirs verbaux, nous souhaitons nous arrêter sur l'emploi complexe de l'imparfait qui, en synchronie comme en diachronie, se doit d'être commenté. Du reste, et à l'aune de l'emploi du présent commenté à l'instant (25), il cristallise une partie des problèmes énonciatifs que les auteurs de la coutume doivent surmonter. Wagner & Pinchon (1962 : 353) le considèrent en effet comme une sorte de « présent du passé », et ce bien que les emplois de l'imparfait soient distincts, sur bien des aspects, du présent de l'indicatif (Riegel, Pellat & Rioul 2014 : 540). Il est aussi présenté comme un temps sécant et toncal, pour reprendre le résumé qu'en fait Fournier (2002 : 267) à partir des analyses de Damourette & Pinchon (1911-1940 : §1707-1756) :

1.

Sécant, c'est-à-dire que « le terme du procès est laissé totalement ignoré » (Martin 1985 : 31), au contraire du passé simple, d'aspect global et auquel il s'oppose. S'il peut parfois s'employer avec une borne temporelle initiale (Riegel, Pellat & Rioul 2014 : 541), il n'envisage jamais de borne finale. Dans le cadre d'une décision de justice, cela peut dès lors avoir des conséquences fâcheuses sur l'interprétation de la coutume.

2.

Toncal, puisqu'il place le procès en dehors de la temporalité spécifique du locuteur, c'est-à-dire « une autre sphère d'action, ou une autre actualité que celle où se trouve le locuteur au moment de la parole » (Damourette & Pichon 1911-1940 : § 1709). Au regard de la précédente au contraire, cette caractéristique se moule assez bien dans le propos du texte coutumier qui, par définition, se doit d'exister en-dehors des limites, mortelles, des justiciables l'observant.

[24] L'emploi de l'imparfait dans le corpus valide ces analyses, puisqu'on observe une opposition assez nette de son interprétation entre la glose et la coutume. En effet, dans les articles de la coutume elle-même, l'imparfait n'est pour ainsi dire jamais employé. Dans les occurrences relevées dans le texte coutumier, toutes venant de la version réformée de 158313, son emploi est généralement contraint par des structures conditionnelles (27), tandis que la période passée est exprimée par le passé composé dont l'aspect accompli évite les incertitudes d'interprétation (28) :

(27)

CCXCIII.

Si en ladite succession y a héritages assis partie en lieux où l'on vse de la Coustume de Caux, & partie hors la disposition d'icelle, l'aisné prend tout ce qui est en Caux, & outre il partage auec ses freres les biens qui sont hors de Caux, & a le chois par precipu si bon luy semble tout ainsi que s'il n'y auoit point de biens en Caux. (Bérault 1614 : 404)

(28)

CLXV.

Les heritiers de celuy qui a fait profession de religion doiuent relief & hommage au seigneur duquel le fiefest tenu, & leur est deu ayde de relief par leurs vassaux, lequel ayde est acquité par demy relief. (Bérault 1614 : 252)

[25] Les rares emplois libres trouvés dans la coutume mettent davantage à profit son interprétation toncale plutôt que sécante, et il fait alors système avec le conditionnel qui s'interprète bien comme un futur dans le passé. Dans l'exemple (29) ainsi, à partir du repère temporel du mariage, l'imparfait couvre la période antérieure, le conditionnel la période ultérieure à celui-ci.

(29)

CCCLXX.

Si le pere, ou ayeul n'ont consenty le mariage, la femme n'emporte aprés la mort de son mary doüaire, fors de ce dont son mary étoit saisi lors qu'il l'epousa, ou de ce qu'il luy seroit depuis échû en droite ligne constant le mariage. (Basnage 1678 : II.48)

[26] L'imparfait détermine ainsi un 'passé juridique', notamment concernant les anciennes dispositions coutumières (30), qui n'a pas de rapport direct avec les préoccupations contemporaines des justiciables de la coutume réformée. Cela est cohérent avec cette idée de la coutume comme relevant d'un « usage oral consacré par le temps » (Grinberg 2006 : 63-64) et d'une origine énonciative indéterminée et indéterminable, auquel l'imparfait renverrait, tandis que le présent, comme vu précédemment, renverrait cette fois-ci à des dispositions essentielles.

(30)

CCLXXI.

Les Sœurs ne peuvent rien demander aux Manoirs & Masures logées aux Champs, que la Coutume appelloit anciennement Ménages, s'il n'y a plus de Ménages que de Freres, pourront néanmoins prendre part ès Maisons assises és Villes & Bourgages. (Pesnelle 1771 : I.298)

[27] Hors des articles de la coutume, nous retrouvons cette interprétation historique, relevant à proprement parler de 'temps immémoriaux', lorsque les commentateurs développent des remarques historiques ou métalinguistiques, sur tel usage ou tel terme spécialisé (31). À ce moment-là, c'est l'établissement de la coutume elle-même qui fait office de point de repère entre passé et présent, ce qui la précède relevant d'un 'usage ancien'. En ce sens, nous pouvons considérer que l'emploi de l'imparfait participe ici à la polyphonie du texte coutumier, dans une acceptation large du terme : tandis que le présent faisait le lien entre les paroles des justiciables et la démonstration du commentateur, l'imparfait instaure un dialogue entre deux périodes temporelles séparées ici par l'établissement de la coutume.

(31)

Ce mot paraphernaux vient du mot grec, qui signifie hors de la dot, c'est-à-dire, un bien que la femme s'est réservé & n'a point constitué en dot en se mariant ; il en est parlé dans la Loi 9. §. 2. aux Dig. de jure dotium ; c'est un droit ancien en France, qui donnoit à la femme un plein pouvoir sur ses biens paraphernaux, on les appelloit son pecule ; mais dans notre Coûtume les biens paraphernaux ne sont pas rels (sic), puisque par cet article les biens paraphernaux […] (Merville 1731 : 400)

[28] L'emploi du terme ancien(ne, nement) participe de cette temporalité immémoriale. Nous pourrions parler ici d'une sorte de stabilisation 'en miroir' des tiroirs verbaux : l'imparfait, hors structures conditionnelles contraintes, témoigne d'une interprétation coupée des réalités jurisprudentielles noncales (soit, centrées sur le moi-ici-maintenant), et non toncales, des locuteurs. Partant, et quand bien même retrouverait-on dans la glose des commentateurs des emplois attendus de l'imparfait, liant aspect sécant et interprétation toncale, on constate une certaine prédisposition à l'employer comme un temps plus narratif (dans le sens de Bres 2005) que les autres tiroirs verbaux14. On le trouvera dès lors surtout dans des cadrages historiques, à l'instar du début de la glose du coutumier de Basnage (1678) où imparfait et passé simple font système dans le récit des événements. Dans cet extrait, l'imparfait établit le temps lointain des lois romaines, que la coutume remplacera effectivement au long du Moyen-Âge :

(32)

[...] Nous nous instruirons avec plus de certitude & de facilité de toutes ces choses, lors que nous sçaurons quel étoit en ce même temps le gouvernement de la France.

Lors que les François passerent le Rhin pour s'établir dans les Gaules, toutes ces Provinces-là étoient soûmises à la puissance des armes & des Loix Romaines. (Basnage 1678 : I.1)

[29] Nous interprétons ces tendances en accord avec les propriétés fondamentales de l'imparfait, et notamment son aspect sécant qui s'accorde mal avec l'interprétation, la compréhension et l'application du texte coutumier. Les auteurs l'emploient dès lors en insistant surtout sur son interprétation toncale, propice à la narration et au récit historique. Si interprétation durative il y a, cela ne peut se faire qu'en présence d'un repère temporel explicite, qu'il s'agisse d'un événement juridique tel un mariage (29), ou l'établissement de la coutume normande et ses diverses réformations (30-32). Ce type de précision temporelle étant cependant davantage trouvée avec le passé simple, dont l'aspect global s'accorde davantage avec ce bornage temporel, c'est surtout ce dernier que nous trouvons dans la glose coutumière au détriment de l'imparfait.

5 Conclusions

[30] Deux éléments nous semblent notables au terme de ce parcours :

1.

Les coutumiers normands se caractérisent par une stabilisation précoce de leurs mécanismes de gestion de la polyphonie et de l'hétérogénéité énonciative. Cette stabilisation n'est cependant pas uniforme : du point de vue typo-dispositionnel, chaque texte élabore son propre système de règles et il faut attendre le 18e siècle pour que les conventions éditoriales se stabilisent autour du modèle que nous connaissons aujourd'hui, tout type de texte confondu (cf. Catach 1994). Plus largement, les relations entre discours citant et discours cité, ou entre article de la coutume et glose, sont explicitement marquées, ce qui était attendu compte tenu de l'importance de l'arrestographie dans ce corpus (Cazals 2014). En outre, et notablement pour le TAC, on ne retrouve pas l'hybridation observée traditionnellement dans les textes littéraires médiévaux, ce qui laisse à croire que ce dernier ressort est davantage un effet stylistique, ou générique, que lié à l'écrit en général.

2.

Cette hiérarchisation explicite conduit à des réanalyses et un réinvestissement de diverses marques linguistiques, dont les emplois se colorent d'une interprétation particulière. Notamment, on observe des oppositions productives entre les verbes introducteurs, comme dire et prétendre, qui facilitent l'opération de décodage du commentaire ; ou encore le court-circuitage de l'interprétation traditionnelle de l'imparfait, surtout employé dans son interprétation toncale, au détriment de son aspect sécant et duratif que l'on trouve d'ordinaire dans les textes narratifs.

[31] Ces deux phénomènes sont complémentaires, et concourent à une meilleure interprétation du continuum textuel, notamment dans un moment de l'histoire de l'écrit où la ponctuation, blanche comme noire, se stabilise lentement dans les pratiques éditoriales. Cette hiérarchisation entre les différentes façons de dire le vrai, ou de dire le droit, permet de délimiter les contours de la juridiction et de gérer la polyphonie complexe de ces textes, que nous avons étudiés dans le temps. Plus largement, le besoin de distinguer clairement les textes officiels des autres nous renseigne sur le public potentiel de ces coutumiers. Il semble effectivement qu'il n'était pas exclusivement composé de spécialistes, mais également de personnes peu versées dans les technicités du droit et pour lesquelles il fallait exhiber, autant que faire se pouvait et de différentes façons, un programme de lecture. Partant, l'incorporation de la coutume de Normandie au sein de la population, décrite par les historiens (voir, p. ex., Besnier 1935 ; Yver 1986 ; Rigaudière 2018 : 213-220, 748-752), se manifeste au sein même de la rédaction de ces coutumiers, qui sont une porte d'entrée précieuse pour une histoire juridique, linguistique et culturelle du français en diachronie longue.

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DD = discours direct.

DI = discours indirect.

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1 Par exemple, le corpus Frantext ne compte que 10% de textes ne relevant pas d'un genre associé à la littérature.

2 « [L]e projet RIN CONDÉ (Constitution d'un Droit européen : six siècles de coutumiers normands), financé par la région Normandie […] se dédie à l'histoire de la Coutume de Normandie, jusqu'à présent surtout considéré selon les circonstances de sa constitution » (ConDÉ).

3 Voir notamment Grinberg (2006) et Neveux (2011) pour des études concernant l'importance de la coutume de Normandie.

4 Nous pouvons cependant citer l'ouvrage de Rosier (1999), qui se focalise cependant surtout sur le discours rapporté et moins sur la polyphonie en général.

5 Nous avons reproduit la typo-disposition de nos textes, puisque nous avons travaillé à partir des fac-similés des éditions originales, à l'exception du gras, qui marque les éléments que nous commentons.

6 Les références renvoient à la pagination originale des témoins.

7 La première personne et la deuxième personne furent, historiquement, les premières à être exprimées d'une part, à être antéposées de l'autre, dans l'histoire de la langue française. Voir Goux & Larrivée (2020) sur cette question, pour une analyse approfondie de l'emploi des pronoms dans le TAC et le GC.

8 Et cela, sans même évoquer l'orientation interprétative induite par le verbe introducteur, et que nous commentons infra.

9 Voir Catach (1994) et Dürrenmatt (2015), pour une histoire de la ponctuation française, et Rault (2019) plus spécifiquement sur le signe problématique du point (simple).

10 On notera qu'ainsi, les guillemets de gauche semblent avoir un rôle proche des manicules, dans la mesure où ils semblent moins délimiter l'espace de la citation que montrer, à la façon d'une flèche, leur commencement.

11 On notera que le verbe prétendre n'implique pas ici et a priori une interprétation négative ou péjorative. Il a son sens premier de 'soutenir une opinion, la vouloir faire passer pour vraie', que donne par exemple Furetière (1690 : 363).

12 On notera ici l'expression prétendre à tort, qui marque l'absence de péjoration a priori du verbe en lui-même.

13 Les anciennes coutumes de France ont été réformées à compter du 15e siècle, selon l'ordonnance de Montils-lès-Tours en 1453, prescrite par Charles VII. La coutume de Normandie sera la dernière à avoir une 'rédaction officielle', en 1583. Voir Yver (1986) à ce propos. Les articles concernés par cette remarque sont les articles LXXXVII, CXXXVI, CXLII, CLXXVII, CLXXIX, CCLIIII, CCLXXI, CCLXXIIII, CCXCIII, CCCXXXIII, CCCXLII, CCCLXX, CCCLXXVI, CCCLXXXV, CCCXCIIII, CCCC, CCCCVII, CCCCVIII, CCCCLIIII, CCCCLXVII, CCCCLXXIII, V.C.XIII, V.C.XI & V.C.LXXXVII, soit 24 articles sur les 622 de la coutume réformée.

14 On renverra également à Gosselin (1999 : 28-32), et à l'importance du contexte dans cette interprétation. En ce qui concerne, en revanche, l'évolution diachronique de l'imparfait narratif, des études restent à mener : pour Muller (1966), il s'agit d'une innovation du 19e siècle ; Wilmet (1970, 1998) en revanche, le fait remonter à l'ancien français, ce qui est plus cohérent avec nos propres analyses.