DOI: https://doi.org/10.25364/19.2019.2.4

ISSN: 2663-9815

Studia linguistica romanica 2019.2

La brève vie d'une famille de marqueurs discursifs du français

Enda, anenda, manenda, par manda, etc.1

Gabriella Parussa

Clesthia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

gabriella.parussa@sorbonne-nouvelle.fr

https://orcid.org/0000-0003-2019-6437

Reçu le 1/12/2018, accepté le 1/7/2019, publié le 20/11/2019 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Résumé : Dans cet article nous proposons une approche diachronique d'une famille de marqueurs discursifs construits à partir de enda (anenda, manenda, par manda, etc.), qui a connu une existence assez brève (du milieu du 15e siècle au début du 17e siècle) et qui n'est donc plus employé en français moderne. Cette étude essaie de retracer la formation et l'évolution de ce paradigme, de préciser le sémantisme et le fonctionnement de ces marqueurs en relation avec le contexte d'énonciation et éventuellement les données sociologiques concernant les locuteurs. Enfin, cette étude attire l'attention sur le fait que des bad data tels que les textes écrits (dialogues et textes dramatiques), se révèlent utiles pour étudier les marqueurs discursifs, car ce genre d'enquête jette une nouvelle lumière sur certaines obscurités ou ambiguïtés du moyen français et du français préclassique.

Abstract: In this article I propose a diachronic approach regarding a group of discursive markers based on enda (anenda, manenda, par manda, etc.), which were used during a short period of time (from the end of the 15th century to the middle of the 17th century) and have disappeared in Modern French. This survey traces the formation and diachronic development of this group of markers and focuses on their function and semantic values in relation to the context of utterance and the sociological data concerning the speakers. Finally, this article draws attention to the fact that 'bad data', such as written texts (dialogues and drama), prove to be very useful when studying discourse markers, and that this kind of inquiry helps to cast new light on the semantics of some ambiguous or obscure elements of early modern French language.

Sommaire
1 Introduction
2 Corpus de travail
3 Étude diachronique : l'origine du marqueur enda
4 Sémantisme des marqueurs discursifs : enda, ananda, ennanda, etc.
5 Formation des autres éléments du paradigme
6 Interprétation sociolinguistique
7 Conclusions
Abréviations
Bibliographie

1 Introduction

[1] Depuis quelques années les marqueurs discursifs intéressent aussi bien les linguistes pragmaticiens que les diachroniciens. Ces derniers s'interrogent en effet sur la manière dont certains éléments de la langue comme des interjections, des adverbes ou des lexèmes deviennent des marqueurs de discours. Plus récemment encore, on a assisté à un renouveau d'intérêt pour les marqueurs discursifs dans le domaine de l'étude de l'oral représenté, étant donné que leur présence à l'écrit résulte souvent de la volonté d'imiter la langue parlée ou du moins de créer une illusion d'oralité. Le marqueur discursif trouve en effet tout naturellement sa place dans une langue écrite qui se veut représentation du parler réel.

[2] C'est dans le cadre d'un projet de recherche sur la représentation de l'oralité dans l'histoire du français que mon attention a été attirée par le marqueur discursif dea et ses allomorphes (dia, dya, da), mais aussi par des éléments comme enda, ennamenda, enanda, par mon enda, manenda, etc. qui pourraient être liés à dea2. Ces éléments occupent souvent une position extraphrastique, ils ne sont pas véri-conditionnels, ils établissent une relation entre la situation d'énonciation et l'énoncé et posent des problèmes au lexicographe qui ne parvient pas facilement à produire une glose convenable3, et au traducteur qui peine à trouver un correspondant dans une autre langue, quelle qu'elle soit (Brinton 2010 : 286). Autant de caractéristiques qui nous autorisent à ranger ces occurrences dans la catégorie des marqueurs discursifs, dorénavant MD (Dostie 2004 ; Drescher & Frank-Job 2006 ; Waltereit 2006 ; Bazzanella 2006 ; Waltereit & Detges 2007).

[3] Cette contribution sera donc consacrée aux marqueurs discursifs (lexèmes simples ou syntagmes) de la famille de enda qui, d'après les enquêtes lexicologiques menées jusqu'ici, sont attestés à partir du début du 16e siècle et disparaissent au début du 17e siècle. Malgré quelques tentatives de définition et/ou de traduction, ces termes n'ont pas encore fait l'objet d'une étude approfondie pour ce qui est de leur sémantisme, de leurs fonctions et de l'évolution diachronique.

[4] La consultation des dictionnaires des états anciens du français a révélé que c'est le dictionnaire de la langue du 16e siècle (Huguet 1925-1967) qui offre la liste la plus fournie des formes qui appartiennent à cette famille de marqueurs à valeur pragmatique, alors que le dictionnaire de Godefroy (1880-1895) ne retient que enda qu'il considère comme un substantif utilisé comme juron. Parmi les dictionnaires de l'ancienne langue, seul Cotgrave (1611) recense enda qu'il traduit en anglais par in faith, in deed, in sooth, in truth, trust me, on my word. Les grammaires ne font généralement qu'une place réduite aux marqueurs discursifs qu'ils rangent parmi les interjections ; enda n'est recensé que par Maupas (1607) et Oudin (1632), le premier les attribue aux femmes4 le second aux paysans5. Il apparaît donc clairement que la définition du sémantisme et du fonctionnement de ces éléments est complexe car elle varie en fonction du cotexte et du contexte.

[5] Avant de procéder à la présentation du corpus, il est nécessaire de rappeler que les divergences entre les textes pour ce qui est de la graphie et de la segmentation ou agglutination de ces marqueurs ont pu entraver l'identification de certains d'entre eux et la reconnaissance de leurs liens de parenté. S'il est facile de reconnaître dans enda une forme réduite de endea, il a été moins évident pour les lexicographes de reconnaître ce même marqueur lorsqu'il est écrit hen dea ou he dea, alors qu'il s'agit vraisemblablement du même mot. Pour notre enquête, nous avons retenu les formes proposées par les bases de données, les dictionnaires et les éditions modernes, tout en vérifiant, là où cela a été possible, la graphie, l'agglutination et la ponctuation dans les documents originaux (manuscrits et imprimés). En effet, la cohésion ou la séparation de deux éléments (ma nanda ou mananda) peut fournir des informations sur le degré de pragmaticalisation ou sur un éventuel processus de réanalyse en cours.

2 Corpus de travail

[6] Nous avons consulté deux bases de données : la Base du français médiéval (BFM) de l'ENS de Lyon et Frantext, mais aussi les dictionnaires de la langue française (de l'ancien français au français moderne), les textes du corpus CoDiF6, ainsi qu'un groupe de textes dramatiques qui ne font partie d'aucune base de données à l'heure actuelle, mais qui contiennent, parmi les nombreuses traces d'oralité, une forte concentration de marqueurs discursifs : des mystères et farces des 15e et 16e siècles. La liste de ces textes, ainsi que les sigles qui permettent d'identifier les sources de nos exemples sont donnés en bibliographie. Pour la recherche automatique des occurrences nous avons interrogé les bases de données citées à partir des formes agglutinées : enda, endya, endia, mananda, parmanda, etc. ou segmentées : en dea, en dia, ma dia, ma nenda, etc.

[7] La recherche effectuée à partir de la BFM n'a fourni aucune occurrence du marqueur en + dea et très peu d'occurrences du MD dea seul, un résultat qui n'a rien d'étonnant, étant donné le nombre réduit de textes dramatiques retenus dans cette base de données. C'est en effet dans les farces (absentes pour la plupart des corpus textuels accessibles) et dans les moralités et mystères que l'on trouve le plus grand nombre d'attestations de ces MD. Il paraît donc évident que la présence des MD est en relation directe avec le degré de représentation de l'oral à l'écrit. Plus les textes imitent la parole réelle pour créer ainsi une illusion de réalité, plus les éléments de la langue caractéristiques de l'oral sont nombreux.

3 Étude diachronique : l'origine du marqueur enda

[8] Les quelques études sur le marqueur dea (dia, dya) ne citent pas enda et les autres éléments. Huguet (1925-1967 : s.v. enda) a vraisemblablement été le premier à formuler l'hypothèse que la forme enda provenait de l'agglutination de dea (ou de sa forme réduite da) et de la préposition en ; hypothèse reprise ensuite par Sainéan (1922-1923 : 207) et par Oppermann-Marsaux (2014 : 192), qui fixe ce processus de composition au 17e siècle.

[9] L'étude diachronique que nous avons menée ailleurs sur dea nous a conduite à confirmer cette origine, à en préciser les contours et à faire remonter le terminus a quo au 15e siècle (Parussa, à paraître). Le lien de parenté entre les marqueurs de la famille enda et dea est confirmé principalement par la similitude de certains emplois. Les formes complexes qui font l'objet de notre étude pourraient en effet assez souvent être remplacées par le marqueur simple dea. Voici deux occurrences en guise d'exemple :

(1a)

lcy le prant Jacob por les orelles.
Le villain
Dea, Jacob, tu me fais mal, Ce n'est pas fait de bon enffant. (Vilain et Jacob, v. 44-45)

(1b)

Babeau
Ennenda, vous me faites mal ! (Banquet, p. 290)

(2a)

« N'as tu point peur que la terre ne funde D'avoir couché avec un homme mort ? – Mort ? ce dict elle, enda, je n'en crois rien. Je l'au veu vif depuis ne sçay combien » (Marot Epigramme 257, p. 103)

(2b)

« Vous n'en paerés que six tournois. – Six ? Dea ! En voulez vous troys ? » (RF, p. 194)

Dans les deux premiers exemples (1a et 1b), dea et ennanda marquent l'émotion forte du locuteur, liée à la souffrance éprouvée par celui-ci ; dans la deuxième série (2a et 2b), le locuteur 2 reprend en écho un terme de l'énoncé du locuteur 1 (mort/six) pour lui opposer son point de vue. Dea et enda renforcent cette opposition.

[10] Oppermann-Marsaux (2014) a déjà montré que dea est bien un MD et qu'il est multifonctionnel, il n'est donc pas nécessaire de revenir sur la formation de cet élément de la langue très fréquent, à partir du 14e siècle, dans les textes contenant des dialogues (théâtre, méthodes d'apprentissage de la langue, récits et nouvelles), même si l'analyse du MD enda a permis d'étayer une nouvelle hypothèse étymologique pour dea (cf. § 14 et 28)7. Si le sémantisme de ces deux marqueurs est parfois identique, d'autres caractéristiques nous permettent aussi de faire remonter enda à dea.

[11] Rappelons tout d'abord le fait que dea est assez souvent précédé, et ce dès ses premières apparitions, par une interjection (ha, a, he, hee, qui paraît parfois sous la forme et). Les occurrences relevées sont extrêmement nombreuses ; en voici quelques exemples :

(3)

le marquis : Dieu mercy, bien et liement. / Par Dieu, conment le fait ma femme ? Dites, mon oncle, par vostre ame, La verité.
l'oncle : Sire, elle est en bonne santé, Ce m'est advis
le marquis : Hé dia ! vous me tournez le vis, Qui malement me reconforte. Je voy bien que c'est ; elle est morte ! Halas ! m'amie. (Le Miracle de la Marquise de la Gaudine, 14e siècle, Frantext)

(4)

Le roy : Et se de telle savez point, Mené m'avez jusqu'a ce point Que la prendray.
le conte : E ! dia, sire, je vous diray : D'une chose ci nous parlez Qui ne se peut faire, or alez, C'on vous puist trouver une fame Ressamblant de touz poinz ma dame, De façon et de meurs aussi. (Le Miracle de la fille d'un roy, 14e siècle, Frantext)

(5)

Pathelin : A, dea, il ne m'a pas vendu/a mon mot, ch'a esté au sien,/mais il sera payé au mien ! […] (Pathelin, v. 328-329)

(6)

le juge : Vecy angoisse !/He dea, suis je chievre ?/Parle a moy. (Pathelin, v. 1327-1328)

Dans le dernier texte cité, conservé dans le manuscrit Bigot, on recense aussi deux occurrences de en + dea :

(7)

(le drappier, une fois rentré chez lui, commence à avoir des doutes et dit :) « En dea, maugré saint Mathelin ! »/Et mestre Pierre Pathelin,/pense il ainsi a emporter/mon drap sans point le raporter ?/Encor ne sçay je, sur ma vie,/ s'il l'a ou s'il ne l'a mie. (Pathelin, v. 1024-1029)

(8)

(le drappier, après avoir parlé avec le berger) : Pardieu, je n'en accorderay,/le sang bieu, ne n'appointeray/qu'ainsi que le juge en fera ! « En dea, chascun me trompera/mesouen, se je n'y pourvoye ! » (Pathelin, v. 1088-1089)

[12] À ces exemples, on ajoutera aussi la variante de l'édition Le Roy de Pathelin, qui au lieu de a dea (ex. 5) donne en dea, ce qui vient confirmer la relation entre les formes précédées de voyelles orales (e, a) et celles précédées de voyelles nasales. Dans les exemples 7 et 8, en dea exprime l'état d'âme du locuteur (colère et/ou surprise) qui affirme en même temps son désaccord par rapport à ce que son interlocuteur a dit ou bien avec une pensée qu'il a lui-même formulée en son for intérieur (dans 8, l'idée d'avoir été victime d'une escroquerie). Ce marqueur composé peut être transcrit par les imprimeurs (les farces nous sont en effet parvenues le plus souvent sous forme imprimée) aussi bien en deux mots8 :

(9)

« Hen, dea, qu'esse cy, Jaquet ? Te faut-il cel mal endurer ? » (RF, p. 321)9

(10)

elle luy bailla pour en faire son bon plaisir. « En dya, dist il, encore n'ay je pas assez » (CNN, no. 68)

qu'en un seul segment :

(11)

la savetiere : Endea ! Nostre mary Peult estre pourroit survenir. (RF, p. 487)

(12)

la bigotte : Mais pour bien braguer mon caquet, Soit en feste ou en banquet, Enda, je n'en crains personne. (RF, p. 649)

On relève des occurrences de enda/endea (agglutinées ou pas) jusqu'au début du 17e siècle, dans le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville, un texte narratif qui contient de nombreux passages au discours direct :

(13a)

Là, monsieur le curé, lavez-vous la main et venez. – En da ! dit-il, mademoiselle, je n'ai rien touché que mon bréviaire. (Moyen de Parvenir, 1610, Frantext)

(13b)

elle s'advisa de son honneur, et vint encore à luy, le priant de le recoudre encore un petit. « Endea, dit-il, je ne sçaurois ; je n'ay plus de fil ». (Moyen de Parvenir, 1610, Frantext)

[13] L'ensemble des occurrences relevées de dea précédé d'une interjection montre qu'il s'agit le plus souvent de he (e , et), parfois de a, ha10. Ce nouveau marqueur est donc analysable comme un bloc lexical constitué de deux composants, une interjection et un MD11. Cette collocation a pu provoquer la nasalisation de e > en + da, qui, au vu des exemples relevés, date probablement du 15e siècle ; l'ensemble des deux éléments est progressivement analysé comme un seul marqueur (d'où les transcriptions avec agglutination). Cette évolution phonétique correspond à une nasalisation spontanée de la voyelle initiale, attestée ailleurs en français en position initiale (joculator > jongleur, *lacusta > languste, par exemple)12. Mais il pourrait aussi s'agir d'un phénomène d'emphase, attesté dans d'autres langues romanes, notamment le dialecte romain, où le MD an vedi s'est formé à partir de vedi (impératif P2 du verbe voir) précédé de cette particule qui n'a aucune valeur sémantique mais qui vient renforcer phonétiquement et pragmatiquement la forme verbale13. Quel que soit le procédé, le développement d'une voyelle nasale dans cette position n'a pas de quoi surprendre et s'explique assez facilement.

4 Sémantisme des marqueurs discursifs : enda, ananda, ennanda, etc.

[14] Pour ce qui est du sémantisme de ces MD complexes plus ou moins agglutinés, dans (9), (10), (11) et (13a et 13b), en dea peut être analysé comme une variante du MD simple dea, qui exprimerait la colère et/ou le désaccord du locuteur, avec soi-même (9), contre son interlocutrice (10), contre les avances du Patinier (11) ou bien par rapport aux injonctions de la dame qui l'accueille (13a). Cette interprétation est confirmée par Cotgrave (1611 : s.v. enda) qui définit dea comme un « tearme of expostulation » (i.e. altercation, débat). En revanche, dans (12), la situation est différente : par le MD enda, la femme assure ses interlocutrices du fait que personne ne peut mieux qu'elle contrefaire la bigotte grâce à son habilité langagière. On pourrait gloser ainsi : 'pour ce qui est de mon bavardage, je ne crains personne, croyez-moi'. Enda sert donc ici à renforcer l'énoncé et à en souligner la véridicité, afin de convaincre les deux interlocutrices14. La présence d'autres marqueurs dans des contextes similaires, voire identiques, soutient le bien-fondé de cette interprétation ; que l'on compare, par exemple, les deux marqueurs dans les exemples suivants :

(14a)

« Certes, je n'y entrerai point, Ceste femme tient un couteau Elle me pourroit bien couper Le maujoinct : laissez m'échapper ; Ennenda point n'y entreray. » (Banquet, p. 289).

(14b)

la bragarde : Elle est allee, par ma foy, A Romme querir dispance Pour avoir povoir et puissance De nous confesser desormais.
la bigotte : Certes, endya ! Je vous prometz Que c'est pour nous un tresgrant bien. (RF, p. 650)

(14c)

Plustost ce sot transporté n'aura acosté madame la bourgeoise et commencé à decouvrit le pot aux roses, qu'elle ne luy face une de ces petites sottes responces telles qu'elles s'ensuivent : « Enda ouy, enda voire ». (Tahureau Dial., p. 39).

[15] Notre analyse de l'ensemble des occurrences a révélé l'évolution sémantique et pragmatique suivante : Tout d'abord, enda semble avoir conservé la même fonction qu'avait le MD dea, à savoir noter la surprise, l'émerveillement ou la réaction vive du locuteur, comme dans l'exemple (11) cité plus haut (on remarquera, à ce propos, la fréquence des points d'exclamations utilisés par les imprimeurs du 16e siècle et par les éditeurs modernes qui l'insèrent là où les textes qu'ils éditent sont dépourvus de signes de ponctuation). En plus de signaler l'attitude du locuteur, enda, tout comme dea dont il dérive, peut marquer le refus ou l'opposition du locuteur par rapport à ce que vient de dire son interlocuteur, à ce qui s'est déroulé devant ses yeux ou à une simple idée formulée dans sa tête. Cette opposition est souvent associée à la colère (cf. plus haut, ex. 7 à 10). On remarque aussi parfois un glissement vers une opposition plus forte à ce que vient de dire l'interlocuteur, qui peut aussi s'exprimer par le simple marqueur dea :

(15)

Dea, c'est trop ! (Pathelin, p. 238)

(16)

« Anda, je ne veux point vous servir de jacquet ! » (c'est le valet qui parle). (Belleau Pet.Inv., p. 134)

(17)

Allez, c'est vous qui l'estes. – Non suis, on m'a faict tricherie. – En da, mon amy, dit elle, on ne vous a point trompé. (Moyen de parvenir, 1610, Frantext)

Toutefois, dans certains exemples relevés, cette intensification porte sur un énoncé qui signifie l'accord parfait entre les deux locuteurs, la modalité pouvant être affirmative ou négative. Le marqueur discursif, qui ne modifie pas le contenu sémantique de l'énoncé, vient simplement donner plus de force à celui-ci :

(18)

maistre : Et aussi vous le faictes coux. La .ii. femme : Dea, voire ! Mais il n'en scet rien. (RF, p. 116)

(19)

nourrice : Je gage que vous ne luy avez point fait promettre la foy.
restitue : Enda, non : il ne m'est point souvenu de luy en tenir aucun propos : mais quand il me l'auroit promise, que me serviroit cela ? (Jean de La Taille, Les Corrivaus, 1573, Frantext)

(20)

la femme : […] Vienne, fust-il moyne ou convers, Je luy presteray mon aumoyre.
la commère : Enda, c'est bien dict, ma commère. (T, vol. 6, p. 221).

L'ensemble des occurrences relevées montre que, comme le MD dea et beaucoup d'autres MD, endea et enda ont une fonction éminemment subjective qui est d'exprimer les réactions du locuteur et son attitude par rapport à la situation d'énonciation ou au contenu de l'énoncé précédent.

[16] Ces marqueurs apparaissent aussi dans des contextes où le locuteur essaie d'agir sur la manière dont son interlocuteur interprète l'énoncé ; la fonction du MD s'exerce donc dans le cadre de la relation entre locuteur et interlocuteur, qu'on appelle l'intersubjectivation d'après l'anglais intersubjectification (Traugott 1982, 1989 ; Traugott & Dasher 2003)15. Dans ces cas en effet, le locuteur tente de convaincre l'interlocuteur de la véridicité de ce qu'il va énoncer ou de ce qu'il a énoncé (ce dernier cas de figure étant plus rare dans nos exemples). L'analyse des occurrences montre que c'est probablement à partir de la valeur interjective et émotionnelle de dea, qui sert à rendre compte d'un état d'âme du locuteur, que l'on produit un renforcement de l'énoncé. Renforcé, celui-ci a plus de chances d'emporter l'accord de l'interlocuteur. Le locuteur peut aussi aller encore plus loin dans le renforcement, quand cela est nécessaire, et le marqueur, dans ce cas, souligne le caractère véridique de l'énoncé. Dans les exemples qui suivent, les formes ananda et ennanda pourraient être glosées par je vous assure/je vous jure que :

(21)

le gentilhomme : Or sus doncques, ma dame Agnes, Là, caressez le sire Josse.
agnes : Anenda, Monsieur, je m'efforce de faire le mieux que je pourray (Jacques Grévin, Les Esbahis, 1562, Frantext)

(22)

claire : Dieu soit loué, ma Dame! Ennanda ! J'estoy pour me perdre, ou tomber es mains de quelque mauvais garson … (Pierre de Larivey, Le Morfondu, 1579, CoDiF)

(23)

– Perrette, il est beau garson, c'est dommage : dequoy il est ainsi fol.
Man anda, disoit la garse. C'est mon, ma dame : il est nect comme une perle. (Bonaventure Des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis, 1558, Frantext)

(24)

basile : Perrette, m'amie, je te prie, ouvre-moy la porte.
perrette : Est-ce vous, Monsieur ? Mananda, je suis bien marrie que je ne puis. Madame a emporté la clef. (Odet de Turnèbe, Les Contens, 1584, CoDiF)

[17] Oppermann-Marsaux (2014 : 193) a montré que le marqueur dea pouvait avoir une fonction polyphonique, ce qui présuppose la prise en compte par le locuteur d'un point de vue implicite, non exprimé juste avant ; appliquer cette interprétation à enda et à toute la série de marqueurs ne permet toutefois pas de rendre compte de tous les cas de figure relevés. Il paraît plus vraisemblable qu'endea/enda soit tout simplement la trace de la prise en charge de l'énoncé par son locuteur qui veut asserter avec plus de force, soit parce qu'il dit le contraire de ce que vient d'affirmer son interlocuteur, soit parce qu'il craint la réaction négative de son interlocuteur et qu'il essaie de la prévenir ou encore parce qu'il a formulé dans sa tête une idée qui lui est désagréable et que ce qu'il énonce tout de suite après démentit cette idée ('on se moque de moi' ex. 8 ; ou 'dois-je accepter tout cela ?' ex. 9). Dans d'autres cas, c'est la perplexité ou les questionnements de l'interlocuteur qui peuvent être exprimés verbalement (17, 19), ou par une attitude particulière non verbalisée (21) qui pousse le locuteur à renforcer son énoncé grâce à un MD.

[18] C'est donc dans ce genre de contextes que l'idée de serment (je vous assure, par ma tête) peut se développer. Certaines des occurrences font clairement état de ce glissement :

(25)

Parmanenda, je le vous jure : Il faut pour ne pas faire injure Après mesme avoit eu le soin de venir […]. (Régnier Disc., p. 330)

tout comme les témoignages de certains grammairiens des 16e et 17e siècles qui, au sujet d'enda et des mots de la même famille, parlent de « woman oath… gossiplie oath or asseveration » (Cotgrave 1611 : s.v. nandea), de « sermens » (Maupas 1607 : 360 ; Oudin 1640 : 293).

[19] Dans ces contextes particuliers, ces MD pourraient alterner avec d'autres syntagmes qui servent à asserter avec force, comme ma foi/par ma foi, par mon ame, par ma vie, par mon serment. Si l'interprétation des grammairiens du 17e siècle et des siècles suivants et la nôtre sont correctes, les MD de la famille d'enda ont la fonction de convaincre l'allocutaire du bien-fondé de ce qui est dit et de la bonne foi du locuteur. Ils servent certes toujours à renforcer une affirmation, mais ils mettent en même temps en avant le caractère absolument véridique de celle-ci et peuvent être rapprochés des modalisateurs épistémiques (Dendale 1991). L'exemple qui suit pourrait constituer une preuve à l'appui de cette interprétation :

(26)

En da tous tes propos ourdis Sont aussi vrais que tu le dis, L'amitié des hommes flouette N'est jamais entiere et perfaicte (Perrin Esc., III, 1, p. 176)

La présence du verbe croire et de l'adverbe ou MD bien dans de nombreux énoncés qui suivent ce type de MD désigne encore plus clairement la fonction principale d'enda, endea, mandea, mananda, ananda qui est d'affirmer avec plus de force la véridicité des paroles prononcées. Cette fonction peut s'exercer aussi bien en présence d'un énoncé affirmatif que négatif :

(27)

En la regardant de loin, Tu es seule, abandonnée, De toi peu de gens ont soin : O Frénée, anda, Tu dois bien te plaindre a cete fois (Vauquelin Forest., 7, p. 141)

(28)

marie : Ananda, vous estes sçavant, Vous entendez bien cet'affaire (Jacques Grévin, La Trésorière, 1562, Frantext)

(29)

marie […] Mais il fault aller aprester le banquet. De vous inviter, Messeigneurs, j'auroy bonne envie Mais, anenda, la compagnie Qui est ceans mangeroit bien Le Tresorier et tout son bien (Jacques Grévin, La Trésorière, 1562, Frantext)

L'énoncé qui précède peut être une assertion affirmative ou négative, mais il peut aussi être une question. La réponse qu'apporte le locuteur et qui s'ouvre par ce MD peut aller dans le même sens (et exprimer l'accord), mais aussi dans un sens contraire et exprimer le désaccord par rapport à ce qui vient d'être dit. Le MD apporte juste la trace de la conviction du locuteur par rapport à la véridicité de l'énoncé (cf. ex. 2a et 2b).

[20] Il faut rappeler par ailleurs que si ces MD apparaissent souvent là où le locuteur exprime son opinion, ils sont présents aussi dans des contextes où l'énoncé constitue une évaluation de ce que le locuteur a vu (30) ou bien entendu (31 et 32) ; par ces MD, le locuteur veut signifier qu'il a bien reconnu la source du bruit.

(30)

hélène : J'ayme mon frere mieux que moy. Or ne luy faut celer rien. Ho, ho, anda Je le voy bien : la rencontre est tout à propos. (Jod. Eug., p. 39)

(31)

alix : Qui est celuy que j'oy compter, Et tellement se contenter ? Ha ! Mananda, c'est mon badaut. (Jod. Eug., p. 21)

(32)

clemence (courtisane) : Mais escoutez : qu'est-ce que j'enten ? Mananda, C'est chez Leonard (Larivey Veuve, p. 202)

Par le développement de cette fonction (faire accepter son point de vue par l'interlocuteur), tout en soulignant la véridicité de ce qui est énoncé, enda (anda) perd progressivement la fonction première de dea qui était celle de renforcer une affirmation, comme dans les nombreuses occurrences de ouy, dea/nenny dea, une fonction qui va donc être dévolue uniquement à la forme réduite de ce MD : da. Oui da, nenni da se maintiennent en effet dans le langage populaire jusqu'au 19e siècle. Les dictionnaires, à partir du 17e siècle, ne reconnaissent plus que cet emploi : ouy da/nenny da16.

5 Formation des autres éléments du paradigme

[21] Si l'évolution sémantique peut être assez clairement retracée suite à l'analyse des formes relevées et du contexte d'apparition, il reste encore à expliquer la création de toutes les formes complexes à partir de la forme composée enda. Tout d'abord, le MD endea, enda, anda va être réanalysé comme substantif et apparaître donc dans des contextes où il sert à asserter comme un composant de syntagmes nominaux complexes, constitués avec un déterminant ou une préposition et un déterminant : men/mon anda, en enda, par mon enda.

[22] Il est tout à fait possible de comparer cette évolution à une lexicalisation, processus par lequel un élément grammatical passe dans la classe des lexèmes, bien que ce terme et ce à quoi il renvoie pose encore problème aux linguistes spécialistes de la grammaticalisation (Brinton & Traugott 2005 ; Fagard & Prévost 2007 ; Brinton 2010 : 305-306). Quel que soit le nom que l'on donne à ce processus qui fait passer enda à mon enda, force est de constater que dans certaines des occurrences que nous avons relevées, le MD semble fonctionner comme un substantif17. En effet, ce marqueur peut être accompagné d'un possessif, d'une préposition ou d'une préposition et d'un possessif, selon des modèles fréquents en français : ma foi, par mon âme. Ces locutions modèles, comme nous l'avons montré plus haut, servent aussi, à la même époque, à souligner la véridicité de ce qui est énoncé. Ainsi, au 16e siècle, apparaissent mananda (< men/mon anda), enanda (< en + anda ; d'après le modèle 'en vérité' ou 'en foi'), parmanda (par m'anda ; 'par ma foy', 'par mon âme'). La segmentation variable de ces syntagmes atteste de la diversité des analyses effectuées par les imprimeurs et éditeurs au moment de transcrire le texte.

[23] En outre, les deux occurrences de en bonne dea et en bonne da :

(33)

célestine : Ma fille Lucrece, apres tous noz propos, je voudrois que tu me disses qui t'ameine presentement.
Lucrèce : En bonne dea ma mere, je m'estois dés-ja oubliee de mon principal message, avec la memoire d'un temps si plaisant que tu nous as raconté. En t'escoutant ainsi, je me passerois (La Célestine, 1578, Frantext)

(34)

On parle tant de cette intelligence d'écritures, qu'est-ce que c'est ? – En bonne da, je ne sais, si on ne le nous apprend. (Moyen de parvenir, 1610, Frantext)

montrent clairement qu'il y a eu réanalyse du marqueur simple dea comme substantif. Deux exemples pouvant être mis en relation avec la forme madia18, un marqueur que nous n'avions pas retenu dans un premier temps, mais qui semble avoir le même fonctionnement :

(35)

Mais disoit sa femme, a quel propous, et sus quelle querelle, m'a il tant et trestant festoyee a grands coups de poing ? Le Diantre l'emport, si je le veulx. Je ne le veulx pas pourtant, ma Dia. Mais je diray cela de luy, qu'il a les plus dures oinces, qu'oncques je senty sus mes espaulles. (Rabelais, Livre IV, 1552, Frantext)

(36)

Si par force et violence ne suis mené, je n'en approcheray, tant que ceste vie je vivray, en plus que Calpe d'Abila. Ulisses retourna il querir son espee en la caverne du Cyclope ? madia non. Au guichet je n'ay rien oublié je n'y retourneray pas. (Rabelais 1564 : f. 31v)

[24] À partir de enda, et en suivant le modèle fourni par les nombreuses locutions : en vérité, ma foi, par ma foi, par mon ame, des formes plus complexes font leur apparition, comme : ma nanda, par manda, enanda, etc. qui ont presque toujours la même fonction, à savoir souligner la véridicité de l'énoncé afin de convaincre l'interlocuteur. La fonction discursive de ce marqueur complexe paraît clairement à la lecture de certains exemples qui sont parfois très explicites. Le contexte et le cotexte aident à identifier correctement le sémantisme de ces marqueurs :

(37)

darie : « Enanda, c'est un trop grand peché. Et n'estoit cela, je vous jure, mon compère, que m'efforcerois vous complaire en tous vos desirs » (Larivey Strap., VI, I, p. 19)

(38)

gareau : « ah ! par ma fy je sommes logez à l'ensaigne de « l'en tenons ». Parmanda, j'en avouas queuque souleur […], (Péd. Joué, p. 164)

6 Interprétation sociolinguistique

[25] Au sujet de cette famille de marqueurs discursifs, Huguet (1925-1967 : s.v. enda) formule l'hypothèse qu'il s'agit de jurons de femme. Cette affirmation s'appuie non seulement sur la majorité des occurrences qu'il a relevées et qui sont produites par des locuteurs de sexe féminin, mais aussi sur les témoignages des grammairiens de l'époque (cf. note 4). Estienne (1569 : 221), pour ne rappeler qu'un exemple, affirme, au sujet de madia et nida, que ces mots :

sont plus en usage entre le menu peuple (principalement entre les femmes et jeunes enfans) qu'entr'autres.Vray est qu'en quelques lieux, et mesmes à Paris, on use plustost de nanda, ou ananda, ou mananda, ou parmananda.

L'affirmation prudente et modalisée d'Edmond Huguet a été par la suite transformée en une sorte de vérité catégorique par tous les éditeurs modernes de textes des 15e et 16e siècles qui attribuent systématiquement et de manière exclusive ces formes aux femmes19.

[26] Notre corpus montre pourtant que si ce sont le plus souvent des femmes qui utilisent ces marqueurs, cela ne signifie pas qu'elles en ont l'exclusivité, bien au contraire. Les occurrences de la fin du 15e siècle (notamment celles relevées dans les farces, dans les Cent nouvelles nouvelles et Le Moyen de parvenir) apparaissent dans la bouche d'hommes qui ne sont pas forcément des paysans, mais aussi des bourgeois ou des prêtres (cf. ex. 7, 8, 9, 10, 13a et 13b). Toutefois, il paraît évident que ces marqueurs deviennent de plus en plus connotés socialement et, par exemple, dans le théâtre du 16e siècle, ils se trouvent presque toujours dans des énoncés produits pas des servantes ou des chambrières, alors que pour le 17e siècle, il s'agit surtout de paysans (et de quelques femmes).

[27] Même si cette distribution, esquissée grâce aux résultats d'une enquête menée sur des textes littéraires, pourrait, d'un point de vue strictement quantitatif, ne pas correspondre à l'usage réel des 16e et 17e siècles, il est possible d'expliquer ce clivage homme/femme, supériorité/infériorité sociale par le fait que le renforcement d'une assertion peut être davantage nécessaire (ou ressenti comme tel) quand le locuteur est ou se sent dans une condition d'infériorité dans l'échange dialogal. Cela pourrait se produire dans les échanges entre une bourgeoise et sa servante, entre un patron homme et sa servante, entre un mari et sa femme, de même qu'un homme berné peut se sentir dans une condition d'infériorité par rapport à celui qui s'est moqué de lui. Ce déséquilibre rendrait le locuteur/la locutrice davantage conscient de la difficulté de faire accepter son point de vue par l'interlocuteur, ce qui le pousserait à se servir d'outils linguistiques lui permettant d'affirmer avec plus de force et par conséquent d'emporter la conviction de l'autre. Cet effort intersubjectif pourrait effectivement être plus fort quand le locuteur est une femme20 ou un paysan, deux catégories de personnes considérées comme socialement inférieures, ce qui permettrait d'expliquer pourquoi, dans la plupart des cas recensés dans les textes du corpus, ce sont des femmes, des valets voire des paysans qui utilisent ces MD.

[28] Une autre explication possible, qui n'exclut pas la précédente et qui viendrait enrichir le dossier sur l'étymologie de ce marqueur (cf. § 3) serait le fait que, d'après notre hypothèse, dea/da est né comme euphémisme (Parussa, à paraître). En effet, dea/dia pourraient être des formes tronquées du mot deable/diable, dont elles seraient des substituts euphémistiques ou tabouistiques. Dea serait donc un marqueur permettant de ne pas prononcer des termes trop forts comme Dieu ou diable, et toute la famille de marqueurs issue d'enda serait employée pour éviter au locuteur de mettre en jeu Dieu, le diable ou la foi21. Deux éléments extérieurs nous permettent d'appuyer cette hypothèse : tout d'abord l'existence d'un texte qui fait des recommandations (de manière ironique ?) aux femmes en leur conseillant de prêter serment uniquement par enenda : « Quand ton propos affermeras, Ne pren qu'enanda pour serment » (Superfluitez, p. 301) ensuite, les commentaires des grammairiens et les étymologies plus ou moins fantaisistes proposées pour ces MD, qui soulignent le lien avec le terme Dieu (midieux, ma dia, etc.) ou avec une improbable déesse de l'accouchement mananda (< mana dea), ou la divinité en grec dia, donc Jupiter22. Ces propositions de dérivation prouvent simplement la relation que les grammairiens de l'époque identifient entre les MD du type enda et les jurons et locutions où les noms Dieu ou diable sont souvent transformés par euphémisme, dans des locutions en usage à la même époque : cors bieu, sang bieu, par bleu, que diantre, etc. Au 18e siècle encore, le lexicographe Lacurne de Sainte-Palaye (1875, s.v. ennomdieu) interprétera ennanda comme une réduction de « en nom dieu »/« en nom dé » ou de « en nom dame ». Comme l'on fait le plus souvent appel à Dieu dans ce genre de formule de serment et étant donné qu'au 16e siècle on s'efforce de montrer que le français est une langue qui dérive du latin ou du grec, les grammairiens retracent facilement des liens étymologiques avec les langues anciennes.

7 Conclusions

[29] Cette famille de marqueurs fournit un exemple d'évolution diachronique qui révèle l'importance du rôle joué par le locuteur et par la relation entre locuteur et allocutaire dans le changement linguistique ; un principe que les spécialistes de la grammaticalisation ont appelé subjectivation et intersubjectivation (Traugott 1989 ; López-Couso 2010).

[30] On pourrait même formuler l'hypothèse que enda et ses dérivés (ou composés) sont les traces d'un état de langue où la prise en compte par chaque locuteur des rapports interpersonnels et sociaux et, par là, des réactions (probables) de l'interlocuteur, avait plus de poids qu'aujourd'hui. Il reste toutefois une question à résoudre : pourquoi tous ces éléments ont disparu dans le courant des premières décennies du 17e siècle ? S'agit-il de la concurrence d'autres marqueurs, simples comme voire (Rodríguez Somolinos 2005, 2006), certes ou composés, comme ma foi, par ma foi ? Dans sa synthèse sur les MD, Brinton (2010 : 293) rappelle que la disparition des MD peut être attribuée à des causes diverses et variées : stigmatisation stylistique d'une forme qui est reléguée à des contextes comiques, l'utilisation de cette forme comme un expédient métrique qui lui fait perdre sa valeur sémantique ou encore une extension excessive de sa fonction à des contextes très différents. L'analyse des occurrences relevées jusqu'ici ne nous permet pas encore de fournir une explication à la disparition de cette famille de MD, bien que l'on puisse affirmer que la stigmatisation de ces formes par les grammairiens est évidente, puisqu'elles sont attribuées aux femmes et aux paysans et finissent par être considérées comme des marqueurs d'un oral peu soigné, voire populaire.

[31] En revanche, le chemin parcouru dans la formation et l'évolution des formes rentre bien dans le cadre de la pragmaticalisation. Si la création de ces marqueurs répond aux critères de la subjectivation et de l'intersubjectivation, il ne s'agit pas d'un passage du lexique à la grammaire, mais du développement d'un élément à valeur pragmatique à partir d'un autre marqueur déjà pragmaticalisé, précédé d'une interjection. Dans ce processus, il ne faut pas oublier le passage par une phase de réanalyse du MD comme substantif qui permet l'ajout d'une préposition en, par et/ou d'un déterminant ma, mon. Ce processus mène le marqueur de la simple expression de l'émotion et/ou de l'attitude, au renforcement de l'assertion jusqu'au serment qui va de pair avec la volonté d'emporter l'adhésion de l'autre.

[32] Les occurrences relevées fournissent un témoignage précieux, bien que peu visible et particulièrement éphémère, de la création d'éléments à valeur pragmatique en français entre le milieu du 15e siècle et le début du 17e siècle. Elles montrent à la fois que ce processus est parfois plus complexe que pourraient le laisser entendre les schémas généraux et que ce sont les textes les plus 'mimétiques' par rapport à l'oral qui nous offrent la possibilité d'analyser finement les mécanismes de la pragmaticalisation.

Abréviations

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Marot Epigramme 257 = Clément Marot. Epigramme 257 (1538). Pierre Jannet (éd.). Œuvres complètes, III. Paris : Picard, 1868.

MD = marqueurs de discours

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1 Ce travail s'inscrit dans le cadre du projet FFI2017-84404-P financé par le Ministerio de Ciencia, Innovación y Universidades d'Espagne.

2 En particulier, ce sont les relevés effectués par Koun Baek dans sa thèse (2016) qui ont attiré mon attention sur ces marqueurs et m'ont conduite à établir un lien de parenté entre dea/dia et enda (ainsi qu'avec les autres marqueurs qui constituent ce groupe).

3 Frank-Job (2006 : 361) attribue cette difficulté à la nécessité de connaître le contexte réel de l'énonciation pour comprendre le sémantisme des marqueurs discursifs. Elle préconise donc d'éviter de travailler sur des données construites et de privilégier les données réellement attestées, pour lesquelles le contexte d'énonciation est le plus souvent accessible.

4 « Enda & manenda, sont mignards sermens de femmes ». (Maupas 1607 : 360)

5 « Enda, & manenda, par manenda, sont paroles de païsant ». (Oudin 1640 : 293)

6 Le Corpus de dialogues en français est en cours de constitution à Clesthia (EA 7345), Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 ; il contient des textes français (13e-21e siècles) qui font une large part à la représentation de l'oral (textes dramatiques et narratifs et documents de la pratique judiciaire).

7 Sur ce MD voir Oppermann-Marsaux (2014), Kristol (1993, 2013) et Parussa (à paraître).

8 Les farces du recueil de Florence (RF) sont citées d'après l'édition de Jelle Koopmans (2011). Nous n'avons pu contrôler le document original car il se trouve dans une collection privée, mais l'éditeur affirme avoir respecté les graphies des anciens imprimés.

9 Var. « En dia, et qu'esse… » (RF, p. 488)

10 D'autres MD du français moderne se sont formés par la collocation de deux éléments : eh bien (Hansen 1998), bon ben (Waltereit 2007), tu vois (Bolly 2010), mais, dans ces cas de formation assez récente, il n'y a pas eu d'agglutination.

11 Parmi les 57 occurrences de dea, dya relevées dans la BFM (consulté en 2014), 52 sont précédées d'un autre élément (interjection, adverbe d'affirmation ou de négation, autre marqueur), dans 20 cas, il s'agit d'une interjection du type hé, et, a, ha, ho. On retrouve à peu près le même pourcentage d'interjections en précession dans des textes qui ne figurent pas dans la BFM, comme, par exemple, la Farce de Maistre Pathelin du manuscrit Bigot (7/19) et les Miracles de Nostre Dame par personnaiges (5/13). L'affinité entre MD et interjection a déjà été soulignée (Brinton, 2010 : 287 ; Gehweiler 2010).

12 Sur la nasalisation anorganique ou spontanée en français on verra, outre l'étude pionnière de Balcke (1912), les contributions plus récentes de Morin (1994, 2002), Hansen (2001), Parussa (2017).

13 Le premier élément est considéré comme une interjection ou une exclamation marquant la surprise, issue d'une corruption emphatique de l'impératif vedi ou encore de a- prostétique, pouvant apparaître devant certaines formes verbales (Trifone 2012 : 257 : aricordà, ariecco). Ce a- prosthétique aurait pu acquérir une résonance nasale.

14 On remarquera aussi, dans ce dernier exemple, la réduction de la forme endea à enda. Cette réduction est une preuve supplémentaire de la parenté entre dea > da et la forme complexe endea > enda ; la première ayant subi cette modification phono-graphique plus tardivement (17e siècle).

15 Sur le rôle joué par l'intersubjectivation dans le développement des MD, voir López-Couso (2010).

16 À ce propos, nos relevés font état de quelques occurrences datant du 16e siècle où l'un de nos MD est associé à un autre MD ou à un adverbe de négation : enda voire, nandea voire (à analyser comme non dea), mais c'est bien la forme da, associée à oui ou à non qui se spécialise dans cette fonction, à partir du 17e siècle.

17 Cette évolution pourrait aussi être considérée comme un cas de délocutivité au sens précisé par Anscombre (1979).

18 Il est fort probable en effet que ce marqueur soit issu comme enda de dea/dia et qu'il ait donné un marqueur complexe par l'adjonction d'un déterminant possessif. Rabelais (1552 : 36), suivi par Estienne (1569 : 170) et Cauchie (1586 : 80v.), a fait remonter la forme complexe ma dia au grec, en s'inspirant probablement du dictionnaire d'Estienne (1549) ; mais à notre connaissance c'est Sylvius (1531 : 145) le premier à avoir établi un lien probable entre le français dia et le grec dia : Jupiter.

19 Il suffira de citer ici les glossaires établis par Max Gauna (Tahureau Dial., p. 268, s.v. ennamenda) et Jelle Koopmans (RF, p. 794, s.v. enda et endya).

20 À propos de la relation entre le sexe et le choix de MD en français voir Beeching (2002) et, pour l'italien, Bazzanella & Fornara (1995).

21 On a montré une évolution comparable pour le MD gee de l'anglais contemporain, issu de Jesus (Gehweiler 2008). De la même manière, l'italien diamine qui a des fonctions similaires au marqueur français dea, dérive de l'évolution par contraction de diavolo et domine et permet de ne pas prononcer l'un et l'autre de ces mots.

22 On trouvera ces explications dans les grammaires citées notes 4, 8 et 18, mais aussi dans des études plus récentes, par exemple dans l'édition de Tahureau par Max Gauna (Tahureau Dial.).