DOI: https://doi.org/10.25364/19.2019.2.2

ISSN: 2663-9815

Studia linguistica romanica 2019.2

Observer les marqueurs discursifs à travers le prisme du genre textuel en moyen français

Laura-Maï Dourdy*, Michela Spacagno*, Laetitia Sauwala°

*Clesthia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 °Université des Antilles

laura.dourdy@gmail.com, michelaspacagno@gmail.com, laetitia.sauwala@yahoo.fr

Reçu le 23/11/2018, accepté le 1/7/2019, publié le 20/11/2019 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Résumé : Cet article présente une analyse contrastive des marqueurs discursifs dans des textes de genres différents en moyen français. Le travail s'inscrit dans le champ de la pragmatique historique et interroge les séquences textuelles se donnant comme de l'oral. L'étude comparative s'appuie sur des textes présentant donc tous un rapport privilégié à l'oralité : des mystères, des comptes rendus de procès, une chanson de geste et deux mises en prose. Il s'agit d'analyser les emplois des marqueurs du discours et de montrer, d'une part, que ces unités sont encodées différemment selon le genre du texte et, d'autre part, que leurs valeurs pragmatiques et interactionnelles divergent. L'enquête montre que la plupart des marqueurs dont le rôle est éminemment pragmatique se trouvent dans le théâtre. Leur apparition est, en effet, liée à l'interaction. Ainsi, l'oral encodé à l'écrit varie selon le genre du texte et la parole présente différents degrés d'oralité.

Abstract: This article deals with discourse markers in various types of literature originating from the 14th and 15th century. It is based on a historical-pragmatic perspective, focusing on speech-like texts and seeking to determine their degrees of orality. The corpus-based study compares the use of discourse markers in medieval trials, mystery play texts, chansons de geste and their prose versions. The study demonstrates great variation of discourse markers across texts regarding frequency of occurrence, values and usage according to the literary genre. Dialogic genres show more variety of discourse markers than epic stories and prose fiction. Moreover, some discourse markers that can only be found in drama comedies are still used as discourse markers in modern French. Their presence is closely related to the interactional context. Finally, orality is differently represented in different genres of medieval texts. Each of these representations pertains to a specific literary genre and various degrees of orality can be identified.

Sommaire
1 Introduction : présentation du corpus et démarche méthodologique
2 Les marqueurs de l'assertion
2.1 Locutions prenant une figure divine à témoin
2.1.1 Marqueurs de l'assertion : du serment à l'interjection
2.1.2 Valeur interjective
2.2 Voire
2.2.1 Confirmation de l'affirmation de l'interlocuteur
2.2.2 Renforcement et surenchérissement
2.2.3 Réponse à une question dans l'interaction
3 Les formes verbales : aller, dire, tenir
3.1 Aller
3.1.1 Vers le marqueur discursif
3.1.2 Les emplois de va désémantisé
3.1.3 Un emploi particulier : la collocation va + dire
3.2 Dire
3.2.1 Vers le marqueur discursif
3.2.2 Les emplois de dire à l'impératif désémantisé
3.3 Tenir
3.3.1 Vers le marqueur discursif : plusieurs orientations pragmatico-sémantiques
3.3.1.1 Entre le sens concret 'tenir, se saisir de [qqc]' et le marqueur discursif
3.3.1.2 Entre le sens restreint 'prendre de l'argent' et le marqueur discursif
3.3.1.3 Entre le sens métaphorique 'prendre un coup' et le marqueur discursif
3.3.2 Les emplois de tenez désémantisé
3.3.2.1 Marqueur discursif associé à un verbe de perception visuelle
3.3.2.2 Marqueur discursif avec une fonction uniquement en interaction
4 Conclusions
Abréviations
Bibliographie

1 Introduction : présentation du corpus et démarche méthodologique

[1] Cet article se propose d'interroger le fonctionnement de marqueurs discursifs selon une perspective transgénérique à partir d'un corpus de textes en moyen français. Nous suivons la lignée des recherches menées depuis plusieurs années sur l'oral représenté en français médiéval (Marchello-Nizia 2012 ; Guillot, Lavrentiev, Pincemin & Heiden 2013, 2015) et particulièrement celles menées dans le cadre du projet Oral représenté (Parussa 2018). Ces travaux sur le français oral s'inscrivent plus généralement dans le champ de la pragmatique historique : il s'agit d'étudier les phénomènes d'oralité en diachronie à travers les séquences textuelles se donnant comme de l'oral dans les œuvres littéraires de tous genres. Nous partons en effet du présupposé suivant lequel (Jacobs & Jucker 1995 : 7) :

[…] it is plausible to suggest that written records of spoken language are closer to the actual spoken language of the time than written language not based on spoken language.

Ainsi, même si l'accès à l'oral médiéval ne se fait qu'indirectement, par le biais de l'écrit, les textes seraient inévitablement empreints de marques de l'oral lorsqu'ils imitent des prises de parole.

[2] Pour constituer un corpus suffisamment large de textes médiévaux dans lesquels s'immisce l'oral, nous avons sélectionné des textes de genres littéraires différents ayant tous un rapport privilégié à l'oralité. Certains de nos textes ont ainsi fait l'objet de performances, puisqu'il s'agit de textes dramatiques : Le mystère de la vie de sainte Marguerite (fin 15e siècle), Le mystère des Trois Doms (1509), Le mystère de saint Sébastien (15e siècle) et Le mystère de saint Vincent (1471-1476). Nous avons aussi intégré à notre corpus une chanson de geste, Jourdain de Blaye (première moitié du 15e siècle) et sa mise en prose, Jourdain de Blaves (deuxième moitié du 15e siècle)1, ainsi qu'une autre mise en prose : La Belle Hélène de Constantinople (1448). Enfin, notre corpus contient deux comptes rendus de procès : le Registre criminel du Châtelet (1389-1393) et La minute française des Interrogatoires de Jeanne la Pucelle (1431), qui entretiennent également un lien fort avec l'oralité. Si les textes narratifs ont été les premiers étudiés, à travers les rapports qu'entretiennent les discours directs et indirects (Marchello-Nizia 2012 ; Guillot 2009 ; Guillot, Lavrentiev, Pincemin & Heiden 2013, 2015), les textes dramatiques, d'abord peu exploités, se sont avérés particulièrement intéressants pour l'étude de l'oral représenté (Parussa 2018 ; Oppermann-Marsaux 2018 ; Sauwala 2018). En revanche, le genre institutionnel du compte rendu de procès n'a jamais suscité grand intérêt ; pourtant, en tant que retranscriptions d'interrogatoires, la place de ces documents est tout à fait justifiée dans un corpus destiné à l'analyse de l'oral. Jacobs & Jucker (1995 : 7) l'avaient déjà remarqué, lorsqu'ils expliquent que

[…] types of verbal interaction may be recorded not only in literary but also in other contexts such as juridical or clerical […]

[3] L'intérêt de ce corpus réside également dans le fait que ces textes sont pour la plupart inédits et n'ont pas été répertoriés dans les bases de données et corpus existants. En tant qu'éditrices de trois des œuvres de notre corpus2, c'est avec une certaine exhaustivité que nous avons effectué nos relevés linguistiques : en premier lieu, parce que nous avons accès aux textes informatisés dans leur intégralité par nos soins, subséquemment parce que nos entreprises philologiques nous ont amenées à bien maîtriser la langue de ces textes. Notre double rôle de philologue et de linguiste nous a donc permis d'interroger cette partie du corpus avec minutie et précision. Pour autant, nous avons préféré l'approche qualitative à celle quantitative. D'abord, parce que nous n'avons que consulté les autres textes de notre corpus en relevant les occurrences de marqueurs qui nous ont semblé éloquentes. Ensuite, parce que certains phénomènes n'apparaissent que très ponctuellement. Enfin, nous considérons que c'est l'analyse des données, de leur sens et de leur rôle en interaction qui est significative pour montrer que les unités étudiées ont un rôle pragmatique plus ou moins fort (l'incidence pragmatique des marqueurs discursifs étant substantielle).

[4] Il s'agira d'étudier les emplois et le fonctionnement des petits 'mots du discours' dans une perspective contrastive : relève-t-on les mêmes types de marqueurs dans tous les textes, et y ont-ils les mêmes fonctions ? Dans quelle mesure le genre littéraire peut-il conditionner la représentation de l'oralité ? Les études menées sur ces textes nous ont en effet amenées à postuler l'existence de plusieurs types de marqueurs discursifs. Certains semblent renvoyer à une pratique réelle de la langue parlée, tandis que d'autres signalent davantage qu'il s'agit d'une fiction d'oralité ; ils revêtent alors d'autres fonctions liées à l'encodage du discours dans un genre particulier, selon le type de personnages et les situations représentées. Nous cherchons donc d'abord à mettre en évidence les valeurs pragmatiques, interactionnelles et argumentatives de ces marqueurs et à montrer que la diversité de leurs emplois révèle, pour certains, un processus de pragmaticalisation en cours. Nous voulons aussi déterminer si les valeurs exprimées par ces éléments changent en fonction du genre de texte.

[5] Notre analyse prend appui sur les études consacrées à la langue ancienne, principalement dans la perspective de la grammaticalisation et de la pragmaticalisation (Oppermann-Marsaux 2008, 2011, 2018 ; Rodríguez Somolinos 2014). Nous nous fondons également sur les travaux traitant du fonctionnement des marqueurs discursifs en français moderne (Dostie 2004), ainsi que sur des recherches en sémantique pragmatique et en linguistique de l'énonciation nous permettant de décrire le fonctionnement de ces particules dans leur contexte d'usage, ce que la grammaire et la linguistique traditionnelles ne permettent pas toujours de faire.

[6] Nous considérons ici les unités discursives au sens large, en incluant dans notre étude l'analyse de marqueurs interactionnels. En effet, ces marqueurs du discours s'emploient différemment selon le genre des textes dans lesquels ils apparaissent : leur confrontation nous permet donc de dégager des spécificités liées aux différents types de textes autant que des similitudes liées à la représentation de l'oral en moyen français.

[7] Dans cet article, nous nous appuyons principalement sur deux catégories de marqueurs discursifs dont l'analyse contrastive a donné des résultats convaincants : les marqueurs assertifs, qui servent à renforcer le degré de vérité des énoncés, et les marqueurs discursifs qui proviennent de formes verbales. Ces unités sont plus ou moins nombreuses et tendent à prendre une valeur plus ou moins pragmatique selon les textes, ce qui permet de déterminer dans quelle mesure le genre littéraire conditionne la représentation de l'oral.

2 Les marqueurs de l'assertion

[8] Puisque notre recherche s'inscrit dans une perspective pragmatique, nous empruntons aux grands théoriciens de la discipline leur terminologie et leur taxinomie. Notre étude s'intéressera donc, dans un premier temps, aux unités qui donnent une force illocutoire assertive à la parole (Searle 1972 [1969] : 107-108). Rappelons-le, le but des actes illocutoires assertifs est « d'engager le locuteur (à des degrés divers) à la vérité de la proposition exprimée » (Armengaud 2007 : 87)3.

2.1 Locutions prenant une figure divine à témoin

[9] Parmi ces marques de l'assertion, plusieurs peuvent être regroupées : celles qui certifient la véracité de l'énoncé en engageant le locuteur devant un témoin divin. Dans tous les textes qui composent notre corpus, nombreux sont les exemples dans lesquels le locuteur s'engage à dire la vérité en mettant en jeu le salut de son âme. En cela, les énoncés deviennent des serments, des « expression[s] religieuse[s], [des] rite[s] par [lesquels] une affirmation est garantie et sacralisée » (Fehlmann 2005 : 14). Néanmoins, certaines de ces unités semblent n'avoir qu'une fonction expressive, signalant ainsi un état d'âme spécifique du locuteur.

2.1.1 Marqueurs de l'assertion : du serment à l'interjection

[10] Dans notre première partie, nous avons choisi de présenter ces marqueurs de l'assertion en les classant sur un continuum d'emplois, des plus aux moins assertifs.

(1)

« Menice, dist Jourdain, ne me congnoissez vous point ? » « Nenny, dist le preudhomme, par ma foy je ne vous vis oncques jour de ma vie. » (Jourdain de Blaves, p. 486)

(2)

« Meurisse, dist Jourdain, ne me connisiez mie ? – Naie, dist li preudons, par le Vierge Marie » (Jourdain de Blaye, passage équivalent, v. 7516-7517)

Dans ces deux exemples, Menice jure à Jourdain qu'il ne se souvient pas de l'avoir déjà vu. Les marques linguistiques employées par le locuteur pour appuyer son propos dépendent de l'interaction, c'est-à-dire de la situation et du message (d'honnêteté) qu'il veut faire passer à l'interlocuteur auquel il s'adresse. Elles sont donc éminemment liées à l'oral et s'établissent dans le discours direct.

[11] On trouve un certain nombre de ces locutions dans les procès :

(3)

mais, par le sanc Dieu ! non a ; (Registre du Châtelet, p. 543)

Voici un autre exemple, extrait du procès de Jeanne d'Arc :

(4)

Par ma foy, vous me pourriez demander telles choses que je ne vous diroys pas. (Jeanne d'Arc, p. 99)

Ce par ma foy tient la défense de Jeanne d'Arc, qui prend racine dans la force de sa foi, dont la nature même est questionnée lors du procès. La fonction assertive de ces marqueurs est première lorsque ces unités sont placées au sein des phrases et, à l'initiale d'un énoncé, elles servent également à marquer l'ouverture d'un tour de parole. On comprend aisément leur présence dans les procès qui sont des textes extrêmement codifiés dans lesquels les discours rapportés s'imbriquent les uns dans les autres.

[12] Dans les chansons de geste, ces unités ont la même fonction : puisque le jongleur porte la voix des personnages, de tels marqueurs sont nécessaires pour identifier le locuteur et pour comprendre la distribution des tours de parole. Ces éléments sont restés dans les mises en prose. La fonction d'ouverture est d'ailleurs rendue saillante par la présence fréquente d'une apostrophe qui la suit. En témoigne l'exemple ci-dessous, tiré de la mise en prose de La Belle Hélène de Constantinople :

(5)

« Helas, mon treschier pere, muez vostre sentence, je vous en prie, en l'onneur de celle glorieuse Vierge mere qui neuf mois le doulx Sauveur Jhesucrist porta en ses precieux flans. – Par ma foy, ma belle fille, respond l'empereur, vous perdez vostre peine a vous ainsi desconforter, car sans nulle doubte soyés toute certaine que, puis que j'en ay la grace et le congié, je vueil que ainsi en soit fait. » (Belle Hélène, p. 44)

Le locuteur, ici, s'engage à maintenir sa position malgré les supplications de sa fille. Regardons maintenant l'exemple ci-dessous :

(6)

Par ma foy, sire Jourdain, vous estes de lasche courage quant vous vous boutés en la ville sans jouster a moy. (Jourdain de Blaves, p. 340)

Ici, le locuteur n'a plus à s'engager dans son propos : le fils de Charlemagne ne fait que reprocher à Jourdain de ne pas vouloir se confronter à lui en combat singulier et il le déprécie.

[13] La fonction de ces marqueurs n'est pas uniquement pragmatique : ils permettent aussi de caractériser des personnages. Les locutions impliquant les dieux païens comme Par Mahom (p. 444, 522), foy que je doys a Mahom (p. 439) ne sont mises dans la bouche que des opposants aux Chrétiens qui s'exclameront de façon symétrique par le benoist Dieu de paradis (p. 585) ou encore par la foy que je dois a Dieu (p. 305, 338, 441 etc.). Elles appartiennent à un oral fictif et participent de la construction narrative des personnages. Ces unités qui font des énoncés des assertions ont donc d'autres fonctions, discursives et narratives. Dans plusieurs exemples extraits de notre corpus, elles semblent même avoir complètement perdu leur fonction assertive pour devenir uniquement expressives.

2.1.2 Valeur interjective

[14] Qu'on examine, par exemple, l'extrait suivant :

(7)

Auquel Breton il qui parle dist telles parolles : Breton, quel dyable te a ycy admené ? Lequel Breton luy respondi : Par Saint Mor ! je vins herçoir bien tart en ceste ville. (Registre du Châtelet, p. 549)

Ici, Godefroy Salmon pose une question à l'interrogé (le Breton), dont le procès est retranscrit. Le marqueur sert à ouvrir la prise de parole et il semble témoigner d'un emploi interjectif. Le Breton ne fait que répondre à Godefroy ; il répond d'ailleurs par un détour, puisqu'il lui signale seulement le moment de son arrivée. La présence de cette unité, Par Saint Mor, ne fait que retranscrire une expressivité, en écho au quel dyable de la question : il s'agit de figurer l'étonnement des deux protagonistes, surpris de leur rencontre.

[15] Observons aussi :

(8)

« Mahon, dist le paiien, con ceste france est bielle ! » (Jourdain de Blaye, v. 431)

L'interjection Mahon traduit l'émerveillement du païen devant la beauté de la princesse Oriabel. Dans le théâtre, ces interjections saturent les textes :

(9)

LA CHAMBRIERE
Tres-volontiers, ma dame chere ;
faict vous sera presentement.
Il est ja dressé vrayement.
Or vous couchez, de par Mahom ! (Sainte Marguerite, v. 140-143)

Le dernier vers est une exhortation à aller dormir ; la chambrière somme la mère de Sainte Marguerite de se coucher rapidement.

[16] Claridge & Arnovick (2010 : 171) ont fait des remarques similaires en s'intéressant à la pragmaticalisation de Jesus en moyen anglais :

The secondary interjection Jesus ultimately derives from real invocations in prayers, oaths, etc. in religious/ritual contexts, in which uses Jesus has a clear reference (to the ‘son of God'). […] the invocation Jesus came to be used outside of religious contexts […] which led to a backgrounding of the reference to Jesus as a person and the foregrounding of a pragmatic meaning component. […] Frequent use in such profane contexts cause complete decoupling from the original referential meaning and the establishment of the new interjection roughly towards the end of the Middle English period.

En français comme en anglais, ces syntagmes nominaux qui réfèrent à des entités divines ont donc particulièrement tendance à perdre leur contenu sémantique et à prendre une fonction expressive (qui ne fait aucun doute dans les jurons). Leurs emplois débordent du premier cadre invocatoire jusqu'à n'être plus qu'interjectifs.

[17] Précisons aussi que, dans notre corpus, ces marqueurs se trouvent le plus souvent dans le discours direct. Néanmoins, d'autres syntagmes prépositionnels, proches, apparaissent dans le discours indirect :

(10)

Requis se il congnoist l'evesque de Poitiers ou aucuns de ses gens, dit par son serment que non. (Registre du Châtelet, p. 543)

De tels exemples attestés à l'intérieur du discours indirect nous invitent à garder une certaine prudence quant à l'établissement d'un lien trop rapide entre discours direct et marqueurs de l'assertion (expressifs ou non).

[18] Ce qu'il convient en revanche de remarquer est que la plupart des emplois qui nous semblent purement expressifs émergent dans les textes dramaturgiques. Le lien entre ces formes et leurs fonctions diverge donc selon le genre du texte : assertives dans les chansons de geste, leurs mises en prose et les procès, elles semblent revêtir une fonction plus fortement expressive dans le théâtre.

2.2 Voire

[19] Une autre unité a retenu notre attention : l'adverbe voire. Molinier (1990 : 33) le classe dans la catégorie des « adverbes [qui] formulent un jugement sur la vérité ou la réalité de l'énoncé qu'ils accompagnent » et « ayant pour propriété […] de pouvoir fournir une réponse à une question totale ». Voire présente plusieurs emplois intéressants, puisqu'il tend à prendre une valeur plus ou moins expressive spécifiquement en fonction du type de texte dans lequel il apparaît : sa valeur assertive première est donc conséquemment plus ou moins forte.

2.2.1 Confirmation de l'affirmation de l'interlocuteur

[20] L'adverbe est d'abord employé – et c'est le cas le plus répandu, conformément à son sémantisme de base – par le locuteur afin de marquer son adhésion avec l'affirmation énoncée par son interlocuteur. Nous relevons par exemple dans la chanson de geste et sa mise en prose les échanges suivants :

(11)

Au duc Naimon a dit basset en rechelee
Que par ce point poroit le guerre estre aquievee.
« Voire, dist li frans dus, s'a Jesucris agree. » (Jourdain de Blaye, v. 11625)

(12)

Et quant Oger l'a ouy, il en fut fort joyeulx, et dist au duc Naismes que la paix pourroit bien estre faicte par se moyen. « Voyre, se dit le duc, s'il plaist a Dieu. » (Jourdain de Blaves, p. 595)

Dans chacun de ces deux exemples, nous recensons deux prises de parole : dans la première au discours indirect (11 : a dit basset en rechelee que + discours indirect ; 12 : dist au duc Naismes que + discours indirect), le duc Oger est heureux d'apprendre au duc Naimes de Bavières que le roi Charlemagne a été fait prisonnier par Jourdain de Blaves ; l'événement pourrait permettre au roi et à Jourdain de faire la paix. En (11) comme en (12), Naimes ne répond que pour exprimer son accord, dans une prise de parole au discours direct (donc contrastée sur le mode énonciatif). L'énoncé est succinct, uniquement constitué d'un marqueur d'accord (voire /voyre) et d'une formule qui vient l'appuyer (s'a Jesucris agree /s'il plaist a Dieu).

[21] L'emploi de voire est semblable dans l'échange suivant issu du Mystère des Trois Doms, dans lequel le premier tyran signale simplement son adhésion à la proposition du quart tyran d'aller au temple :

(13)

LE QUART
Allons premier au tample.
LE PREMIER
Voire ! (Trois Doms, v. 4063)

2.2.2 Renforcement et surenchérissement

[22] Une autre valeur de l'adverbe, toujours en accord avec son sémantisme de base, s'observe dans les interactions issues de nos textes dramatiques : voire permet alors au locuteur non seulement d'approuver l'énoncé de son interlocuteur, mais aussi de le renforcer ou de surenchérir en fonction du contexte (Rodríguez Somolinos 2006 : 64). L'exemple suivant, issu des Trois Doms, présente ainsi un renforcement de l'assertion du prévôt par le capitaine, glosé par l'emploi de pour le moyns :

(14)

LE PREVOST
Vous mourrés !
LE CAPPITEYNE
Voyre, pour le moyns. (Trois Doms, v. 9233)

[23] Dans un autre contexte, le renforcement peut se faire ironique. Dans l'exemple suivant issu du même texte, le paysan Baudet se moque ainsi de son comparse Malenpoint, qui s'imagine devenir riche tandis qu'il n'aura que des poux sur le dos :

(15)

BAUDET
Leynne de soye
l'on vous gettera sus le doux.
MALENPOINT
É draps d'argent !
BAUDET
Voyre, de poux,
ce sera voustre couverture ! (Trois Doms, v. 5497)

[24] Le cas est plus difficile à analyser dans l'exemple extrait du procès de condamnation de Jeanne d'Arc :

(16)

Interroguee sy ceulx de Dompremy tenoyent le party des Bourguygnons ou Armignat, respond qu'elle ne congnoissoit que ung Bourguygnon, qu'elle eust bien voulu qu'[il] eust eu la teste couppee ; voire, se il eust pleu a Dieu. (Jeanne d'Arc, p. 105)

L'éditeur est responsable de la ponctuation : l'interprétation proposée est ici de lire un discours indirect suivi d'un discours indirect libre. Il nous semble, en tout cas, que le passage, qui pourrait être soit intégré à la prise de parole en discours indirect, soit indépendant en discours indirect libre, indique que Jeanne d'Arc appuie son propos, renforce son dire. Le surenchérissement peut donc aussi intervenir au sein d'une même prise de parole.

[25] L'unité ne semble prendre cette double valeur d'acquiescement et de renchérissement que dans les textes de théâtre et dans le procès de Jeanne d'Arc. En prose, dans les exemples que nous avons relevés, voire ne marque que l'acte d'accord.

2.2.3 Réponse à une question dans l'interaction

[26] Nous avons enfin relevé un emploi de l'adverbe qui apparaît uniquement dans les textes de théâtre de notre corpus ; voire répond alors par l'affirmative à une question dans l'interaction et prend le sens de 'bien sûr', 'absolument', comme dans l'exemple suivant issu du Mystère des Trois Doms :

(17)

LE PREVOST
As tu vin blanc ?
LE TAVERNIER
Voyre, chair à puissance,
N'ay nul soulcy de vous bien contanter ! (Trois Doms, v. 9594)

L'adverbe semble également conserver ici sa nuance de renforcement : non seulement le tavernier confirme qu'il a du vin blanc, mais il surenchérit ensuite en mentionnant aussi de la viande.

[27] En fonction du contexte, l'adverbe peut aussi se teinter d'autres nuances, comme le montre l'exemple suivant :

(18)

MAISTRE NYCOLLE
Pouldrefine, ma damoyselle,
pas n'estoys informé du cas ;
où sont mes houtilz ?
TORCHEMUSEAU
Au cabas !
MAISTRE NYCOLLE
Au cabas ?
TORCHEMUSEAU
Par Jupiter, voyre ! (Trois Doms, v. 2926)

La réponse par l'affirmative semble ici révéler une forme d'agacement de Torchemuseau face à la question répétée de son maître, exprimée par le juron qui précède : voyre pourrait donc correspondre à un mais oui ! irrité en français moderne.

[28] Ce dernier type d'exemples, plus évidemment interactionnels, est réservé aux textes de théâtre de notre corpus. Cela s'explique aisément par le fait que le théâtre offre une représentation privilégiée des interactions, sa forme étant principalement dialogale : on comprend donc que le faisceau des interprétations pragmatiques soit plus large dans ce type de textes.

[29] Les marqueurs de l'assertion apparaissent ainsi comme de véritables outils de l'interaction dans le théâtre, des 'chevilles pragmatiques' permettant aux énoncés de s'enchaîner dans des contextes très variés : notre exposé ne nous permet ici que d'évoquer le cas de voire, mais de multiples constructions, relevant de l'assertion, semblent présenter les mêmes emplois dans les textes dramatiques4.

3 Les formes verbales : aller, dire, tenir

[30] Nos relevés nous ont également amenées à nous intéresser à un autre type d'unités discursives : les marqueurs formés à partir de verbes conjugués à l'impératif. Nous examinerons, dans cette partie, ceux issus des verbes aller, dire et tenir.

[31] Des études linguistiques récentes ont permis d'illustrer les modalités d'évolution de ces formes depuis l'ancien français jusqu'au français classique. Oppermann-Marsaux (2008, 2011a, 2011b, 2012, 2018) cherche notamment à mettre en évidence les différentes étapes du processus de pragmaticalisation affectant ces formes verbales, à travers l'analyse détaillée de leurs contextes d'emplois dans les textes examinés ; elle explique en particulier comment des emplois injonctifs deviennent interjectifs en relevant les contextes propices au basculement sémantico-pragmatique à l'intérieur de la diachronie retenue.

[32] Dans notre analyse des marqueurs issus de aller, dire et tenir, nous vérifierons si les emplois relevés dans notre corpus concordent avec ceux observés dans les études citées, ou bien si l'on peut relever des divergences qui feraient reconsidérer le processus de pragmaticalisation de ces formes et par conséquent leur évolution diachronique supposée.

[33] Presque tous les exemples que nous allons présenter dans cette partie sont issus du corpus de textes dramatiques. Les textes des autres genres textuels sont quasiment dépourvus de ces formes issues de verbes ; nous n'avons relevé que quelques marqueurs formés à partir des impératifs du verbe tenir dans la chanson de geste et les mises en proses (que nous exposerons et dont nous expliquerons l'emploi de manière détaillée dans la partie concernée). La présence quasi exclusive de ces marqueurs discursifs dans les pièces de théâtre peut s'expliquer par la configuration particulière de ces textes, entièrement structurés sous forme de dialogues entre personnages. Trouvant leur aboutissement dans la représentation, ces textes entretiennent un rapport étroit avec l'oralité. Ils sont donc, de fait, plus propices à accueillir des formes relevant de la langue orale spontanée. Par conséquent, la représentation de la parole, spécifique à chaque genre textuel, semble influencer plus que d'autres facteurs la distribution des marqueurs discursifs issus des verbes.

3.1 Aller

3.1.1 Vers le marqueur discursif

[34] Nous rencontrons dans notre corpus de textes dramatiques plusieurs occurrences de l'impératif du verbe aller dans lesquelles le sémantisme premier semble se maintenir. Toutefois, l'interprétation du sens de cette forme est incertaine, car elle apparaît généralement associée à une autre forme verbale, également à l'impératif, qui la précède ou qui la suit immédiatement : on relève ainsi la forme va associée à l'impératif d'un autre verbe de mouvement tel que venir, comme le montrent les exemples suivants :

(19)

LE SECOND POUVRE
Tu sembles bien estre cornart !
Et viens t'en, va, va ! Voiz cy l'asoute ! (Saint Vincent, v. 12492-12493)

(20)

LE PREMIER POUVRE
Va toust, va, tu n'as pas failly
Vien cza ! Qu'en diroit la justice ?
Com ung meschant follastre et nice,/
ilz me pandroient à male hart ! (Saint Vincent, v. 12488-12491)

Dans ces deux cas, l'emploi de l'impératif va reste compatible avec son sémantisme initial, puisqu'il porte sur un énoncé qui implique un déplacement de l'allocutaire : en disant va, va ! le locuteur exhorte l'allocutaire à se déplacer. Le sens précis de cette forme est toutefois incertain, notamment dans le deuxième exemple, puisque va suggérerait un mouvement d'éloignement, tandis que vien impliquerait un rapprochement : la présence de l'impératif va aurait donc surtout pour fonction de renforcer les injonctions 'pleines' exprimées par les vien cza et viens t'en.

[35] L'impératif du verbe aller peut être associé à d'autres verbes qui n'indiquent pas un déplacement de l'interlocuteur, comme dans le cas de venir, mais qui expriment tout de même l'accomplissement d'un geste. Dans l'exemple suivant, les tyrans jettent le corps de saint Vincent qu'ils viennent de torturer. La forme allez est ainsi immédiatement suivie de l'impératif gectez :

(21)

DACIEN
Allez, gectez le bien avant
et garder c'on ne le destrousse ! (Saint Vincent, v. 14763-14764)

Deux interprétations sont possibles : soit il s'agit en effet, en accord avec le sémantisme initial du verbe aller, de se déplacer pour aller jeter quelque chose ; soit, plus vraisemblablement, l'impératif allez exhorte l'interlocuteur à accomplir le geste de jeter et renforce cette demande principale.

3.1.2 Les emplois de va désémantisé

[36] Même si les contextes précédents sont ambigus, les occurrences de l'impératif du verbe aller qui témoignent d'un effacement total du sens premier de la forme verbale sont rares dans notre corpus de textes dramatiques. Nous relevons tout de même une occurrence de va employé seul dans l'exemple suivant :

(22)

MARCHUS
Pucelle, helas ! puisqu'ainsi est,
decoller vous veux sans deffaut,
de grand pitié le coeur me faut.
Dieu le me vueille octroyer
et vous belle, au visage cler.
Va ! de par Dieu ce coup feray,
et puis mourir je me voudray. (Sainte Marguerite, v. 3786-3792)

L'énonciation de l'impératif va implique ici l'accomplissement d'un geste de la part du locuteur : le bourreau Marchus prononce va avant d'infliger le coup fatal à sainte Marguerite. La forme est désémantisée, il ne s'agit pas d'aller quelque part ; va, ici, a perdu son sens de base, incompatible avec le contexte, et sert plutôt de moyen d'exhortation à accomplir l'action de décapitation, et par conséquent à attirer l'attention sur ce geste important qui se produit immédiatement après sur la scène théâtrale. Il s'agit donc bien ici d'un véritable marqueur de discours.

3.1.3 Un emploi particulier : la collocation va + dire

[37] Dans d'autres cas, le marqueur discursif va est associé à l'impératif du verbe dire. L'emploi de l'expression di va en français médiéval a été étudié par Oppermann-Marsaux (2011a). Son analyse a permis de faire la distinction entre différents emplois de l'interjection di va, distinction qui se fonde sur le degré de pragmaticalisation plus ou moins élevé de la forme di, ainsi que sur sa position à l'intérieur du discours. Dans la plupart des exemples relevés dans notre corpus, le sémantisme premier de dire ne semble pas complètement effacé.

[38] Ainsi, dans l'exemple suivant, le verbe dire conjugué à la P5 est associé au marqueur discursif va5:

(23)

LE VARLET
Dictes va, dictes, mon doulx maistre !
Or me dictes où je prandray
le boys et comment je feray
les chevilles o mon cousteau. (Saint Vincent, v. 12100-12103)

Le sémantisme de base du verbe aller n'est pas conservé : va a complètement perdu son sens de mouvement et sert de renforcement à la forme dictes dont la valeur est incertaine dans ce contexte. Certes, le verbe pourrait correspondre à une demande insistante, mais la répétition de dictes (dictes va, dictes, or me dictes) tend à diluer la teneur sémantique de la première unité associée au marqueur va ; seule le troisième dictes (v. 12101) serait un impératif au sens plein.

[39] Nous relevons également plusieurs occurrences du marqueur discursif va associé à la forme de P2 du verbe aller :

(24)

BAVART
Dy va, chartrenier, où vaiz tu ?
Le president à toy m'envoye. (Saint Vincent, v. 11929-11930)

Si le sémantisme premier de va est ici totalement effacé, le statut exact de dy reste difficile à déterminer : en effet, en contexte interrogatif, le dy pourrait être analysé comme un véritable impératif injonctif traduisant la demande de dire quelque chose. Toutefois, dans cet exemple, le degré de pragmaticalisation du verbe dire semble être plus élevé par rapport à l'exemple précédent. En effet, si on analyse le contexte de l'occurrence, nous pouvons constater que dans cette réplique, dy va s'emploie davantage comme interjection d'appel servant à attirer l'attention de l'allocutaire. En position initiale et accompagnée d'un terme d'adresse, elle sert au messager Bavart à interpeller le chartrenier et à introduire son interrogation. L'absence d'autres verbes de parole dans le contexte immédiat (comme c'était précédemment le cas pour dictes) permet aussi de considérer dy va dans cet emploi comme une interjection destinée à agir sur l'interlocuteur.

3.2 Dire

[40] Notre corpus présente également plusieurs occurrences de marqueurs discursifs issus de dire à l'impératif non associées au verbe aller qui témoignent de différentes étapes de pragmaticalisation de la forme verbale.

3.2.1 Vers le marqueur discursif

[41] Nous avons relevé de nombreuses occurrences de l'impératif dictes employé de manière absolue où le sens premier du verbe de parole peut être maintenu. Néanmoins, l'analyse des contextes où ces formes apparaissent nous invite à attribuer à l'impératif une fonction pragmatique d'interpellation, comme dans ce court exemple où dictes pourrait signifier au sens propre une demande d'information de la part du chevaucheur, mais où, associé à un terme d'adresse, il lui permet surtout d'apostropher son interlocuteur :

(25)

LE CHEVAUCHEUR
Dictes, l'oste ! (Trois Doms, v. 1638)

De même, dans l'exemple suivant :

(26)

LE CHARTRENIER
Où estes vous, dictes, Riote ?
Regardez qui frappe à la porte. (Saint Vincent, v. 7081-7082)

L'impératif dictes est ici compatible avec le sémantisme initial du verbe, mais le contexte montre qu'il s'agit surtout pour l'interlocutrice de regarder quelque chose, plus que d'indiquer où elle se trouve : c'est donc à nouveau la fonction d'interpellation qui prime, associée au terme d'adresse.

[42] Nous ne multiplierons pas les exemples d'emplois de ce type ; signalons simplement le cas suivant, où dictes se charge d'une nuance supplémentaire de demande de confirmation de la part du locuteur :

(27)

SIMONET
Maistre Guelis, croys fermement,
bien eust bauffré ce chaponeau !
Dictes, n'eust pas ? (Trois Doms, v. 1555-1557)

L'impératif fonctionne ici comme une reprise de l'interpellation, le terme d'adresse étant placé en tête de réplique ; il est suivi d'une interrogative qui, à la manière des question tags en anglais, pourrait être glosée par n'est ce pas ?.

[43] Cet emploi semi-pragmatique est très fréquent dans notre corpus, où il apparaît difficile de déterminer le sens exact du verbe : en effet, bien qu'il se trouve en contexte interrogatif, la fonction première de l'impératif n'est pas d'ordonner de dire quelque chose. Il fonctionne en effet bien davantage comme un marqueur de discours, comme le montre l'exemple suivant où il apparaît deux fois de suite, avec une valeur différente :

(28)

GRINGAUT
Nous partiron presentement,
puis qu'il luy plaist, sans contredire.
Dictes, voulez vous plus rien dire ?
Dictes le nous apertement. (Saint Vincent, v. 1034-1037)

Les deux occurrences de dictes sont bien compatibles avec le sémantisme initial du verbe ; toutefois, le premier impératif ne semble pas avoir pour rôle principal de demander une information, puisque cette demande est déjà clairement signifiée à l'allocutaire par la modalité interrogative tout d'abord, puis par la répétition de cette demande au vers suivant, où le verbe dictes conserve cette fois son sens plein et est pleinement intégré syntaxiquement, accompagné de deux objets. Le premier impératif n'est pas nécessaire à la compréhension de la phrase et est en outre syntaxiquement facultatif : il semble donc avoir un rôle bien davantage pragmatique.

3.2.2 Les emplois de dire à l'impératif désémantisé

[44] Nous avons relevé quelques exemples qui confirment cette interprétation : en effet, dans un certain nombre de cas, le maintien du sémantisme premier du verbe semble tout à fait impossible. En témoigne l'exemple suivant :

(29)

SATHAN
Dis, entend, teste lunatique :
Pampinïam en ton repaire
t'ay amené par ma praticque. (Trois Doms, v. 1462-1464)

Ici, le locuteur souhaite que son interlocuteur l'écoute, comme le confirme l'impératif entend ; le dis initial a donc uniquement pour fonction de l'interpeller, d'attirer son attention, sans lui demander aucunement une information.

[45] De même, dans l'exemple ci-dessous :

(30)

LE MESSAIGER
Ce garçon cy tresbuchera
du hault en bas en celle fousse.
Il ne leur fault q'une secousse
pour leur rompre teste et visaige.
Dictes, regardez quel langaige
ont ces truans ! (Saint Vincent, v. 7611-7616)

La forme dictes à l'initiale est immédiatement suivie d'un autre impératif dont le sens est incompatible avec le sémantisme initial du verbe de parole : il s'agit ici encore d'interpeller l'interlocuteur, de le prendre à témoin. Comme dans les exemples précédents, l'impératif initial est purement facultatif (tant pour le sens que pour la syntaxe), ce qui confirme sa valeur de marqueur discursif.

[46] Ces derniers exemples témoignent donc d'un stade plus avancé de pragmaticalisation. Ce sont surtout les emplois de dire à la P5 (dictes) qui présentent une valeur pragmatique, mais on relève aussi quelques emplois de dire à la P2 (dis). Les formes dictes/dis sont toujours associées à une autre forme verbale, non compatible avec le sémantisme premier du verbe dire, ce qui prouve que ces marqueurs issus de l'impératif sont désémantisés dans ces emplois. Nous n'avons pas relevé d'impératifs fonctionnant totalement seuls comme marqueurs discursifs, comme c'était le cas pour va. Nous aurions donc tendance à supposer que la pragmaticalisation du verbe dire intervient plus tardivement que celle d'aller ; elle est, en tout cas, moins explicite dans notre corpus de textes dramatiques. Il faudrait toutefois interroger une base de données plus large pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.

3.3 Tenir

[47] Le processus de pragmaticalisation subi par les impératifs tien(s) et tenez pendant la période allant du français médiéval au français classique a été illustré de manière détaillée dans deux articles d'Oppermann-Marsaux (2008, 2012). L'auteure a surtout montré que les occurrences de tiens/tenez témoignant d'une perte de leur valeur injonctive première sont rares en français médiéval ; les premiers emplois désémantisés émergent en français préclassique. Dans notre corpus, le verbe tenir présente déjà une large palette d'emplois et de sens associés. Notre analyse consistera à explorer les différents niveaux de pragmaticalisation des occurrences de tiens/tenez et à vérifier dans quels contextes apparaissent les emplois qui nous semblent déjà désémantisés et interjectifs.

3.3.1 Vers le marqueur discursif : plusieurs orientations pragmatico-sémantiques

3.3.1.1 Entre le sens concret 'tenir, se saisir de [qqc]' et le marqueur discursif

[48] Notre corpus de textes dramatiques présente plusieurs occurrences de l'impératif du verbe tenir où son emploi comme marqueur discursif (avec une plus grande force pragmatique) reste compatible avec son sémantisme de base :

(31)

LE SECOND TIRAND
Tienz, Pouldrefine, convyent que son chief porte (Trois Doms, v. 9125)

Le second tyran exhorte Poudrefine à prendre la tête de l'un des saints qu'il vient de décapiter : l'impératif initial est donc compatible avec le sémantisme du verbe, puisqu'il s'agit de porter [qqc], mais, associé à l'apostrophe, il semble servir à interpeler Pouldrefine, la demande concrète étant surtout assumée par le verbe porte.

[49] De même, dans les vers qui précèdent l'exemple ci-dessous, l'empereur explique vouloir céder son sceptre ; il s'adresse ensuite à Saint Sébastien en ces termes :

(32)

IMPERATOR
Tenés, vous porterez mon signe,
Et devant tous chevaucherés (Saint Sébastien, v. 1355-1356)

L'impératif tenés peut suggérer que l'empereur lui tend son sceptre pour qu'il s'en saisisse effectivement, ce qui serait accompagné d'un geste de l'acteur, mais, dans le contexte, il s'agit également de l'interpeller. L'emploi du verbe porterez permet à nouveau d'assumer la demande concrète, et, même si l'emploi de tenés reste compatible avec son sémantisme de base, sa position initiale renforce sa fonction d'interpellation.

[50] Nous relevons des emplois similaires dans la chanson de geste et les mises en prose, comme le confirment les exemples suivants :

(33)

Dont a saisy .I. gand, qui fu blans comme lis.
« Tenez, dist il, Meurisse, ne soiiez alentiz [hésitant]. » (Jourdain de Blaye, v. 7569-7570)

(34)

[…] et elle comme dyablesse lui donna à boire en disant « Tenez, mon ami, buvez, et puis je vous paieray. » (Belle Hélène, p. 93)

Dans ces deux exemples, tenez n'est pas intégré syntaxiquement (il est supprimable) et il a apparemment perdu son sémantisme initial, mais il est toujours associé à un geste : il s'agit de prendre un gant dans le premier exemple et de prendre une coupe dans le second. Néanmoins, c'est à nouveau un verbe de mouvement dans le contexte proche qui se charge de conférer à tenir le sémantisme attendu : les actions de saisir le gant et de donner à boire ne laissent pas d'ambiguïté sur le geste accompli, mais la position initiale de l'impératif et le fait que son interprétation dépende du verbe précédent orientent à nouveau vers une fonction d'interpellation et un emploi comme marqueur discursif.

3.3.1.2 Entre le sens restreint 'prendre de l'argent' et le marqueur discursif

[51] Notre corpus présente de très nombreux exemples où l'énonciation de l'impératif du verbe tenir accompagne le geste de donner de l'argent. Ainsi, dans l'exemple suivant :

(35)

GECTA (Luy donne d'argent qu'il tire de sa gibessiere)
Or tiens, herault, mais mot ne sonne !
Vella pour faire bonne chiere. (Trois Doms, v. 478-479)

Getta s'adresse au héraut et l'interpelle afin de lui donner de l'argent : l'impératif tiens est accompagné d'un geste et la didascalie qui précède la réplique ne laisse pas de doute sur l'interprétation du verbe. Nous observons une dilution du sémantisme : l'attention est mise sur la transaction en tant que geste, issue d'une interpellation. Le geste est ensuite renforcé par le présentatif vella, suivi de consignes de dépense de cet argent : en effet, dans les exemples que nous avons relevés, l'impératif tiens ou tenez est toujours accompagné d'une tournure présentative, suivie (ou précédée) d'indications. Il peut s'agir de la façon de dépenser cet argent, comme ici ou dans l'exemple suivant, qui propose également de le répartir :

(36)

OLIBRIUS
Tenez, voicy pour aller boire
tous ensemble de ces bons vins ;
il y a deux mille florins
à departir entre vous quatre. (Sainte Marguerite, v. 3523-3526)

[52] Il peut aussi s'agir d'une indication sur la cause du don, ici un salaire et sa justification, là un payement :

(37)

OLIBRIUS
Tien, voicy ton salaire,
car certes tu l'as bien gaigné. (Sainte Marguerite, v. 2923-2924)

(38)

Quant elle eust ce fait, elle vinst à ung coffre et prinst une poignie de nobles et s'en vinst a son chappellain et luy dist « Sire, tenez, vecy vostre payement. » (Belle Hélène, p. 106)

Ou de précisions sur la composition de cet argent :

(39)

OLIBRIUS
Tenez, voicy or et argent,
bons florins d'or tres bons et beaux (Sainte Marguerite, v. 3065-3066)

[53] Nul doute que dans tous ces exemples, l'énonciation de tiens/ tenez était accompagnée d'un geste. Il s'agit bien de 'prendre' de l'argent : le sémantisme de base du verbe est donc encore bien conservé, tout en étant toujours accompagné d'une nuance d'interpellation que renforce sa position initiale.

3.3.1.3 Entre le sens métaphorique 'prendre un coup' et le marqueur discursif

[54] L'impératif tiens/tenez a fréquemment un dernier sens dans notre corpus, plus éloigné de son sémantisme initial : celui de 'prendre un coup', 'recevoir un coup'. Encore une fois, l'emploi de ces formes s'accompagne obligatoirement d'un geste concret, celui de battre ou de frapper quelqu'un : le sémantisme du verbe dépend alors presqu'entièrement de son contexte. C'est en effet l'emploi du substantif merelle 'coup' dans un contexte global de menaces et d'injures, qui oriente l'interprétation du verbe tiens dans l'exemple suivant :

(40)

LE PREMIER POUVRE
Pendu soit il, qui s'en fauldra !
Or tiens, truant, ceste merelle ! (Saint Vincent, v. 12514-12515)

[55] De la même manière, dans l'exemple suivant :

(41)

VIVANT
Tenez ! or mangez ceste souppe ! (Sainte Marguerite, v. 3399)

La présence de la locution manger la soupe, qui signifie 'être frappé', participe ici de la dilution sémantique et de la pragmaticalisation du verbe tenir à l'initiale de la réplique ; toutefois, dans d'autres cas, tenir fonctionne seul : c'est alors la situation globale qui permet d'orienter l'interprétation, comme dans les exemples suivants où l'on pourrait gloser tien par 'prends ça' :

(42)

GRIMAULT
Or tien, sanglant paillart coquin !
As tu fait choir noz dieux à terre ? (Saint Vincent, v. 7218-7219)

(43)

MALAQUIS .J. TYRANT Tien, garse, je suis plein de rage ! (Sainte Marguerite, v. 889)

[56] Tien dans ces emplois n'est plus qu'un geste : le sens métaphorique de 'prendre un coup' l'éloigne déjà de son sémantisme initial, il ne s'agit plus d'interpeller quelqu'un pour lui demander de se saisir de quelque chose, mais de marquer dans le discours qu'une action concrète est en train d'avoir lieu. Le cas semble éclairer avec exemplarité la définition de Claridge & Arnovick (2010 : 187) selon laquelle :

Pragmaticalisation is the process by which a lexico-grammatical sentence or word form, in a given context, loses its propositional meaning in favour of an essentially metacommunicative, discourse interactional meaning and/or (an already pragmatic element) continues to develop further pragmatic functions or forms.

[57] Nos derniers exemples attestent en effet d'une perte du sémantisme lexical premier et de l'acquisition de nouvelles fonctions interactionnelles et expressives : les unités étudiées marquent surtout l'émotion que met le locuteur dans l'accomplissement de son geste. Elles deviennent des composantes communicatives que seule une étude de la situation permet d'élucider en donnant les lignes interprétatives que le sens ne peut plus fournir. D'autres exemples semblent même témoigner d'un stade encore plus avancé dans la pragmaticalisation.

3.3.2 Les emplois de tenez désémantisé

[58] Nous relevons enfin dans notre corpus des exemples où tenez apparait quasiment désémantisé, et est employé comme marqueur de discours à un degré de pragmaticalisation avancé.

3.3.2.1 Marqueur discursif associé à un verbe de perception visuelle

[59] Dans de nombreuses occurrences, la présence de l'impératif tenez sert uniquement à attirer l'attention de l'interlocuteur afin qu'il regarde quelque chose. Le verbe est alors systématiquement associé à un verbe de perception visuelle comme regarder, voir ou adviser, comme l'illustrent les exemples suivants :

(44)

HEURTAULT
Tenez, regardez la despouille !
Oncq ne fut reversee andouille
comme il a esté reversé. (Saint Vincent, v. 8499-8501)

(45)

RIOTE
Tenez, veez icy du moret
et la ligne ! Fault il plus rien ? (Saint Vincent, v. 12126-12127)

(46)

DACIAN
Tenez, qu'il est recoquillé !
Advisez, il tranche du mestre ! (Saint Vincent, v. 8101-8102)

[60] Dans tous ces exemples, le sémantisme premier du verbe est incompatible avec ses emplois : il s'agit de regarder quelque chose, d'y prêter attention, et non plus de tenir ou de prendre quelque chose. Les verbes associés ne sont plus des quasi-synonymes du type 'porter', mais des verbes de perception qui s'accompagnent sans doute d'un geste de monstration. À nouveau, l'emploi de tenez comme marqueur discursif est lié à un geste, mais l'action demandée est ici métaphorique ; on n'interpelle plus l'allocutaire pour qu'il effectue une action concrète, mais pour qu'il tourne son esprit vers quelque chose. Ces occurrences, dans lesquelles le sens premier de tenir s'estompent (« the original lexical meaning is backgrounded », Jucker & Taavitsainen 2013 : 143), marquent ainsi une étape ultérieure dans le processus de pragmaticalisation du verbe.

3.3.2.2 Marqueur discursif avec une fonction uniquement en interaction

[61] D'autres emplois de tenez sont proches des emplois que nous venons d'analyser, mais, contrairement aux exemples précédents, l'impératif n'est plus associé à aucun verbe de perception. Ainsi, dans l'exemple suivant :

(47)

LE VARLET
Haa, sanglante meschine !
Par Jupiter ne par Mercure,
ce n'est cy que merde et ordure !
Est elle bien faulse femelle !
Tenez, maistre, nous l'avons belle !
Oncq ne senty tel pulentye. (Saint Vincent, v. 12140-12145)

L'impératif permet au valet d'interpeller son maître et d'attirer son attention sur le personnage qu'il décrit en des termes peu élogieux, mais il n'est associé à aucun autre verbe et assume seul toutes ces fonctions. L'emploi du terme à l'initiale est sans doute encore ici accompagné d'un geste. D'ailleurs, Jucker & Taavitsainen (2013 : 61) l'écrivent, plus généralement, à propos des fonctions des marqueurs discursifs dans les textes de fiction au Moyen Âge :

Often several functions occur simultaneously, and the communication takes place at two levels: in the fictional discourse world between the author/narrator and the reader […] or in the embedded level between the characters of the story.

Pour les textes de théâtre, ces marqueurs peuvent assurer une interaction entre les personnages sur scène mais aussi, peut-être, entre les personnages et les spectateurs (et ce même s'il est suivi, dans notre exemple, d'un terme d'adresse bien spécifique).

[62] En revanche, dans les emplois qui suivent, tenez ne semble plus attirer l'attention sur une situation donnée ou un élément présent sur le lieu de l'énonciation, mais sur le discours lui-même (Oppermann-Marsaux 2018 : 14). Nous relevons ainsi :

(48)

TAILLIEBODIN
Tenés, demandés luy vouer
Se il cognoit que ma main poise ! (Saint Sébastien, v. 6024)

Au moment de torturer Sébastien, Tailliebodin s'adresse à un autre bourreau, Rifflandoillie. L'impératif tenez est associé à un verbe de sollicitation, demandez-lui : la forme semble ici totalement pragmaticalisée, elle a perdu tout son sémantisme de base et ne sert qu'à interpeller l'interlocuteur en attirant son attention sur une action à effectuer, qui serait de type discursif.

[63] Nous relevons un exemple similaire dans la chanson de geste de notre corpus :

(49)

« Tenez, dame, dist il, n'aiiés vo foy faussee. » (Jourdain de Blaye, v. 1506)

Cet énoncé est mis dans la bouche du personnage traître, Formont, qui délivre Renier, le mari d'Eraubourc (la dame en apostrophe), en échange de l'enfant qu'il pense être Jourdain, qui accompagne Eraubourc. Il pourrait donc être question de tenir (Renier), mais l'absence d'objet syntaxique dans la phrase nous incite plutôt à interpréter le verbe comme un présentatif, suivi d'une mise en garde enjoignant Eraubourc de respecter leur accord (libérer le mari d'Eraubourc en échange de l'enfant). D'ailleurs, le marqueur est supprimé dans la prose et rendu de la façon suivante :

(50)

« Dame, voicy vostre mary. Bailliez moy Jourdain. » (Jourdain de Blaves, p. 306)

Il y a donc toujours une opération de monstration et une équivalence sémantique certaine, mais le marqueur discursif a été supprimé. Cela pourrait prouver que le vers aurait tendance à conserver des marques plus orales que la prose : ce marqueur, que seule la situation permet d'interpréter, est peut-être présent dans la chanson en vers car elle a, un jour, été contée par un jongleur. Mais la chanson est tardive et cette hypothèse n'est pas la plus heureuse. Le lien entre vers et oralité existe, mais il n'est pas uniquement lié aux modalités de déclamation. La rareté des marqueurs discursifs formés à partir d'impératifs de verbes dans les textes épiques de notre corpus ne nous permet pas, en tout cas, de l'explorer davantage.

[64] Nous remarquons ainsi que ces exemples correspondent à une dernière étape dans la pragmaticalisation de tenez : ils sont rares dans notre corpus mais on les trouve déjà en moyen français (Oppermann-Marsaux 2008, 2012). Surtout, ils confirment que la perte du sémantisme premier intervient plus tôt pour la forme de P5 que pour la P2 tiens (Oppermann-Marsaux 2012 : 11) : nous n'avons en effet relevé aucun exemple où tiens serait complètement désémantisé.

[65] Comme nous l'avons spécifié, la plupart des exemples des marqueurs tiens/tenez proviennent des textes de théâtre, bien que des rares exemples soient aussi présents dans d'autres genres littéraires. Les textes dramatiques se révèlent donc une nouvelle fois les plus propices à l'étude de l'évolution complète du processus de pragmaticalisation des formes issues du verbe tenir.

4 Conclusions

[66] Reprenons, pour conclure, ce constat implacable de Labov (1994 : 11) :

Historical documents survive by chance, not by design, and the selection that is available is the product of an unpredictable series of historical accidents. The linguistic forms in such documents are often distinct from the vernacular of the writers, and instead reflect efforts to capture a normative dialect that never was any speaker's native language. […] Historical linguistics can then be thought of as the art of making the best use of bad data.

Ses remarques sont encore plus vraies lorsque l'on s'intéresse à l'oralité des temps reculés. Toutefois, si elle est épineuse, l'étude des phénomènes oraux n'est pas chimérique. Il s'agit d'établir une méthode appropriée (Taavitsainen & Jucker 2010 : 7) :

Two approaches can be discerned: first, the search for material that is as authentic as possible; and second, the contention that even written language has a communicative purpose and therefore deserves to be studied from a pragmatic perspective.

Somme toute, il est question de trouver une « méthode de dépistage de l'oralité » (Zumthor 1987 : 16).

[67] L'authenticité, nous l'avons cherchée en sélectionnant des textes présentant un lien fort à l'oralité. Il s'est avéré, toutefois, qu'il n'y a pas une écriture de l'oralité mais plusieurs et ce qui se dégage de nos analyses est que ce sont les textes de théâtre qui nous rapprochent le plus de l'oral médiéval. En effet, s'il nous a fallu faire le deuil d'une parole saisie sur le vif, immédiatement, nos enquêtes ont néanmoins révélé une parole vive dans l'écrit dramatique. Presque tous les marqueurs complètement discursifs – au sens moderne que leur a donné la linguistique : ayant notamment peu de contenu sémantique mais un poids pragmatique, apparaissant à l'initiale des énoncés6 – s'emploient uniquement dans le théâtre. Or, ces particules émergent dans l'oral (Brinton 2010 : 285-285) : « They occur with high frequency, especially in oral discourse. » Certaines des unités étudiées sont d'ailleurs encore des marqueurs discursifs en français moderne. Le théâtre est donc le genre privilégié pour une étude des marqueurs du discours. Cela n'a pas de quoi surprendre : puisque l'apparition de ces formes est liée à l'interaction, le théâtre est un terreau fertile à leur observation. S'il s'agit de hiérarchiser les paramètres, le critère situationnel est donc celui qui sous-tend principalement l'apparition de marqueurs proprement discursifs dans les textes. Un second critère est à prendre en compte : celui de la forme. En effet, c'est le changement formel qui semble pouvoir expliquer que, dans notre corpus, pour deux textes presque contemporains l'un de l'autre (la chanson de geste et sa mise en prose), seul l'un des deux, en vers, présente quelques marqueurs du discours (néanmoins bien plus rares que dans le théâtre puisque les échanges dialogaux y sont moins nombreux). Les romans dérimés de la fin du Moyen Âge sont donc les textes qui présentent le moins de marqueurs. Le cas des procès est à approfondir. Les textes de notre corpus témoignent d'une écriture très codifiée qui aurait éliminé bon nombre de marqueurs discursifs que la situation discursive n'excluait pas, mais nous pensons qu'une analyse portant spécifiquement sur ce genre pourrait amener d'autres résultats, de par la diversité des pratiques de transcriptions (Dourdy & Spacagno, à paraître).

[68] Quoi qu'il en soit, les comptes rendus de procès et les genres fictionnels autres que le drame ne sont pas à exclure d'une étude de l'oralité, au contraire. L'analyse de ces textes nous a permis de mieux comprendre l'encodage de l'oral à l'écrit selon des critères génériques multiples et variés.

[69] La parole, selon les genres, présente différents degrés d'oralité, mais est toujours signifiante. Ainsi, en français aussi, « the late medieval period provides abundance of material for studying discourse markers and interjections » (Jucker & Taavitsainen 2013 : 62), mais il convient de déterminer, en amont de la recherche, le cadre de l'étude. Les marqueurs discursifs nous donnent assurément accès à l'oral médiéval représenté mais l'oral spontané, si tant est qu'il soit ne serait-ce qu'indirectement accessible, ne l'est pas dans tous les genres. L'analyse demande évidemment à être poussée plus avant et d'autres genres de textes doivent être explorés (les fabliaux, d'autres documents de la pratique, les chroniques etc.) ; nous espérons néanmoins que cette étude saura orienter les intuitions des linguistes qui s'intéressent à l'étude de l'oral dans la perspective de la pragmatique historique.

Abréviations

Belle Hélène = Jehan Wauquelin. La Belle Hélène de Constantinople (Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, ms. 9967, 1448). Marie-Claude de Crécy (éd.). Genève : Droz, 2002.

Jeanne d'Arc = La minute française des Interrogatoires de Jeanne la Pucelle : d'après le Réquisitoire de Jean d'Estivet et les manuscrits de d'Urfé et d'Orléans (1431). Pierre Doncoeur (éd.). Melun : Librairie d'Argences, 1952.

Jourdain de Blaves = Jourdain de Blaves (Paris, BnF, Rés., Y2-155, deuxième moitié du 15e siècle). Laura-Maï Dourdy (éd.). Paris : Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2017.

Jourdain de Blaye = Jourdain de Blaye en alexandrins (Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, 3144, première moitié du 15e siècle). Takeshi Matsumura (éd.). Genève : Droz, 1999.

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1 Signalons la différence graphique entre les deux titres. Nous écrivons Blaye pour faire référence à la version rimée et Blaves pour citer la mise en prose.

2 La vie de sainte Marguerite (15e siècle), Le mystère des Trois Doms (1509) et la mise en prose de Jourdain de Blaves (15e siècle).

3 Voir aussi Searle (1979 : VIII), qui décrit en ces termes l'acte illocutoire d'assertion : « We tell people how things are ».

4 Il m'est avis / cy m'est avis, c'est mon, vrayment etc.

5 L’association d’une P5, dictes, et de va à la P2 dans le même syntagme signale que ce va doit être interprété comme un marqueur discursif (et non comme une forme verbale).

6 Voir Fagard (2012 :118) : « This implies that their meaning is non-propositional, and that they are functionnaly extra-sentential: this feature of DMs, in turn, is made apparent by their relative free distribution (i.e. syntactic position), specific prosodic contours, and variable scope. It also makes DMs a useful pragmatic tool for discourse signaling and negotiating of ongoing discourse-related interaction. A final feature, which is of particular interest for the diachronic study of DMs, is that they tend to cluster with other DMs or marks of subjectivity. »