DOI: https://doi.org/10.25364/19.2019.2.5

ISSN: 2663-9815

Studia linguistica romanica 2019.2

De voilà à voilà voilà

L'évolution d'un marqueur discursif en français (19e - 20e siècles)1

Evelyne Oppermann-Marsaux

Clesthia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

evelyne.oppermann@sorbonne-nouvelle.fr

Reçu le 14/11/2018, accepté le 1/7/2019, publié le 20/11/2019 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Résumé : Cet article est consacré au marqueur discursif voilà et plus particulièrement à sa variante avec réduplication voilà voilà, dont on relève les premiers emplois dans le français du 19e siècle. En s'appuyant sur les occurrences que comporte le corpus Frantext (19e - 20e siècles), il décrit les différents contextes qui sont favorables à une réduplication de voilà et vise à analyser les propriétés sémantiques et pragmatiques de ce marqueur discursif. En comparant les valeurs pragmatiques de voilà voilà avec celles de voilà, l'étude met en évidence que la réduplication du marqueur discursif ne va pas toujours de pair avec une progression dans le processus de pragmaticalisation.

Abstract: This paper deals with the discourse marker voilà, especially with its reduplicated variant voilà voilà, which first appeared in 19th century French. Examining utterances from the 19th and 20th century contained in the Frantext corpus, it describes the different contexts in which voilà may be reduplicated and analyzes the semantic and pragmatic properties of this discourse marker. Comparing the pragmatic values of voilà voilà to those of voilà, the study emphasizes that reduplication of the discourse marker does not always lead to a higher degree of pragmaticalization.

Sommaire
1 Introduction
2 Les emplois de voilà : mise au point terminologique
2.1 Présentatif vs MD
2.1.1 Le présentatif
2.1.2 Le MD
2.1.3 Voilà et voici
2.2 Mise en perspective diachronique
2.2.1 L'apparition du présentatif et du MD en français
2.2.2 La réduplication et le processus de pragmaticalisation
3 Voilà voilà réactif
3.1 Voilà voilà réactif en contexte injonctif
3.1.1 Propriétés contextuelles
3.1.2 Valeur pragmatique du MD
3.2 Voilà voilà réactif en contexte non injonctif
3.2.1 Propriétés contextuelles
3.2.2 Valeur pragmatique du MD
4 Voilà voilà non réactif
4.1 Propriétés contextuelles
4.2 Valeur pragmatique du MD
5 Conclusion
Abréviations
Bibliographie

1 Introduction

[1] Si la forme voilà est en priorité interprétée comme un présentatif, qui a pour mission d'attirer l'attention de l'interlocuteur sur un aspect de la situation d'énonciation ou sur une portion du discours dans lequel il figure, il est également envisageable de l'interpréter, dans certains emplois, comme un marqueur discursif2 ayant en premier lieu une fonction de balisage3 à l'intérieur du discours. C'est à un emploi particulier de ce marqueur discursif (désormais MD) voilà que sera consacrée la présente étude, celui où cette forme témoigne d'une réduplication4 en voilà voilà comme dans (1), voire en voilà voilà voilà comme dans (2) :

(1)

Salomon. Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l'appeler à votre place...
Appelant. Darius !...
Darius, entrant, une perruque à la main. Voilà ! voilà !
(Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

(2)

Je prie le Dieu, mon père,
Et bron, bron, bron,
Je prie le Dieu, mon père,
Que vous n'adorez pas,
Voilà, voilà,
Que vous n'adorez pas,
Voilà, voilà, voilà. (Trenet, Chansons (1940-1945), Sainte-Catherine, 1941)

[2] Notre travail s'appuie sur les cas de réduplication relevés dans la base textuelle Frantext, où cette séquence est attestée à partir du 19e siècle ; il porte de ce fait sur une diachronie récente : 19e - 20e siècles. Après une mise au point terminologique et la définition des propriétés principales du présentatif voilà et du MD voilà, nous décrirons les différents cas de réduplication voilà voilà (voilà), à partir de leurs propriétés contextuelles ainsi que du degré de pragmaticalisation5 dont ils témoignent. Nous nous interrogerons alors aussi sur le lien que les voilà avec réduplication entretiennent avec le MD simple.

2 Les emplois de voilà : mise au point terminologique

[3] La forme voilà (tout comme voici) est prioritairement considérée comme un présentatif. Mais elle peut aussi prendre d'autres emplois : celui de marqueur discursif, que nous venons de mentionner, mais aussi ceux de marqueur aspectuel (3) et de préposition (4) :

(3)

Elle s'attendait à une explosion d'étonnement, à une expansion d'amour, à une confidence pleine de gestes et de larmes. Mais, voilà que sa mère, sans paraître stupéfaite ou désolée, n'avait semblé qu'ennuyée ;… (Maupassant, Contes et nouvelles, 1884)

(4)

voilà huit jours qu'il n'est plus question de partir. (Sartre, Lettres au castor et à quelques autres, 1983)

[4] En tant que marqueur aspectuel, voilà traduit l'idée de survenance, la survenance d'un événement qui est souvent surprenant, contraire à l'attente du locuteur (Léard 1992 : 133-137) ; et lorsqu'il introduit un groupe nominal à valeur temporelle comme dans (4), voilà est traditionnellement – voir Moignet (1969 : 201), Léard (1992 : 140-146) et Riegel, Pellat & Rioul (1996 [1994] : 456) – rapproché d'un emploi prépositionnel6. Nous ne reviendrons pas ici sur ces deux emplois, liés à des constructions syntaxiques particulières, mais proposons de mettre en évidence les propriétés du MD voilà en les comparant à celles du présentatif.

2.1 Présentatif vs MD

[5] Le présentatif et le MD voilà se distinguent entre eux d'un point de vue syntaxique et sémantico-pragmatique.

2.1.1 Le présentatif

[6] Le présentatif n'est pas employé de manière autonome ; il ne peut constituer un énoncé à lui seul mais se trouve toujours complété, principalement par un groupe nominal, un pronom complément ou une proposition :

(5)

Don Carlos, la [doña Sol] montrant à Hernani. Duc, voilà ton épouse ! (Hugo, Hernani, 1841)

(6)

Salomon, tenant le pourpoint à la main : Maître !... maître !... dépêchons-nous...
Kean : Me voilà !... (Il passe le pourpoint.) (Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

(7)

Mais il n'en est pas moins vrai que la substance de l'armée c'est désormais le peuple français tout entier, et que « l'honneur de l'armée », loin d'être, comme autrefois, le privilège d'une corporation, est tout simplement aujourd'hui l'honneur de tout le monde. Voilà pourquoi le mot n'a plus de sens. (Clémenceau, L'iniquité, 1899)

De ce fait, il garde la plupart du temps des propriétés syntaxiques du verbe de perception d'origine7 : le groupe nominal ton épouse dans (5), le pronom personnel me dans (6) tout comme la proposition interrogative indirecte dans (7), qui est pronominalisable par le / cela, sont alors assimilés à des compléments d'objet directs complétant une forme verbale8. Il résulte également de cette analyse que voilà n'est nullement un élément facultatif à l'intérieur de l'énoncé dans lequel il apparaît.

[7] Si l'on prend en compte sa valeur sémantico-pragmatique, voilà connaît deux emplois majeurs : soit il présente un élément de la situation d'énonciation dans laquelle se trouve le locuteur auquel il est attribué, soit il pointe une portion du discours dans lequel il figure. Ces deux emplois s'expliquent en particulier par la présence des adverbes ci et , auxquels il est possible d'attribuer une fonction déictique situationnelle ou déictique discursive9. Le premier cas est illustré par (5) et (6) où voilà insiste sur la présence du locuteur ou d'un autre personnage sur le lieu de l'énonciation. (7) représente le deuxième emploi : l'énoncé Voilà pourquoi le mot n'a plus de sens y renvoie en effet au contexte linguistique gauche immédiat et attire l'attention du lecteur sur celui-ci.

2.1.2 Le MD

[8] Si le MD voilà conserve la valeur de base de monstration, de pointage du présentatif, il se distingue toutefois de celui-ci sur plusieurs points.

[9] Tout d'abord, il est employé de manière autonome, sans complément, comme mot-phrase ou, pour reprendre la terminologie de Léard (1992), comme mot du discours :

(8)

Hernani. Duc ! – crois aux derniers mots de ma bouche, j'en jure,
Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure !
C'est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, – un coup d'épée ou de poignard pour moi.
Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n'importe ! (Hugo, Hernani, 1841)

(9)

Quand je me suis réveillé ma première pensée a été la suivante : « voilà. Je suis mort et c'est exactement ce que j'avais prévu, j'existe toujours. » (Green, Journal, 1929)

Dans cet emploi autonome, voilà a en premier lieu un rôle discursif. De ce fait, son emploi est facultatif ; le MD peut s'effacer sans altérer le sens et la construction syntaxique de l'énoncé dans lequel il apparaît, ce qui est impossible pour le présentatif voilà : dans (8) et (9), la version sans voilà reste parfaitement cohérente et grammaticale.

(8)'

Moi coupable, elle pure ; ta foi pour elle, – un coup d'épée ou de poignard pour moi. Puis fais jeter le cadavre à la porte…

(9)'

Quand je me suis réveillé ma première pensée a été la suivante : « Je suis mort… »

[10] Enfin, le lien avec le sémantisme d'origine du verbe voir tend lui aussi à s'estomper dans les emplois du MD, auquel les études attribuent en premier lieu un rôle structurant ou de balisage à l'intérieur du discours dans lequel il figure : selon Col, Danino & Rault (2015 : 8), « cette valeur de balisage se manifeste quand voilà sert à délimiter des 'régions' sur la scène verbale (souvent des moments-clé de la construction de la scène) qu'il rend plus ou moins saillantes. ». Dans (9), voilà marque ainsi en premier lieu le début d'un développement, alors qu'il prend une valeur conclusive dans (8).

[11] Cette analyse souligne que nous avons bien affaire à un MD, qui résulte d'un processus de pragmaticalisation, durant lequel l'unité lexicale d'origine perd ses propriétés morphosyntaxiques et sémantiques premières pour prendre une valeur plus pragmatique et discursive. Ce rôle de structuration du discours, qui est alors attribué prioritairement à voilà, se trouve, dans la langue contemporaine, en particulier représenté à l'oral, comme le souligne notamment l'étude de Col, Danino & Rault (2015 : 9-11).

2.1.3 Voilà et voici

[12] Les différents emplois que nous venons d'énumérer ne sont pas limités à la forme voilà mais se rencontrent aussi avec voici. Le présentatif voici est notamment attesté dans les deux extraits suivants :

(10)

Hernani, se recouchant sur le banc de pierre.
Rendormons-nous !
Un montagnard, l'épée à la main, accourant.
Seigneur ! les sbires, les alcades
Débouchent dans la place en longues cavalcades !
Alerte, monseigneur !
Hernani se lève.
Doña Sol, pâle. Ah ! tu l'avais bien dit !
Le montagnard. Au secours !
Hernani, au montagnard. Me voici. (Hugo, Hernani, 1841)

(11)

Voici en deux mots ce que c'est : satan conduit un homme (Smar) sic dans l'infini ; ils s'élèvent tous deux dans les airs à des distances immenses… (Flaubert, Correspondance, 1839)

Dans le premier d'entre eux, voici renvoie au locuteur présent dans la situation d'énonciation, en signalant de plus sa présence d'esprit (il n'est pas endormi) et sa disponibilité à répondre favorablement à la demande d'aide du montagnard ; dans le second, il se trouve dans un énoncé introducteur qui annonce le discours qui suit.

[13] Et (12) met en scène le MD voici :

(12)

Elle m'a raconté une assez belle histoire. Voici : lundi après-midi, rentrant assez tard elle trouve le Suédois qui l'attendait chez elle… (Sartre, Lettres au castor et à quelques autres, 1983)

Comme voilà dans (8) et (9), voici est employé ici de manière autonome et prend un rôle structurant à l'intérieur du discours dans lequel il figure.

[14] Notre étude reste cependant limitée à des emplois de voilà, dans la mesure où la répétition du MD semble en premier lieu réservée à cette forme : dans l'ensemble de la base Frantext, nous n'avons trouvé que cinq occurrences de voici, voici, introduisant à chaque fois le cotexte droit immédiat :

(13)

Une charmante prophétesse vient de me prédire que je serai dans peu de temps consolée de ton absence. Si elle croit que je t'oublierai, elle est faux prophète. Que veut-elle donc dire ? Que tu reviendras ? Mais c'est si loin, ce retour ! Que tu m'écriras ? Cela console bien, mais pas tout à fait. Voici, voici : oui, tu m'écriras, mais ce sera imprimé, doré, relié. Te voilà auteur, te voilà riche de gloire, et me voilà à Paris. (Guérin, Lettres (1831-1847), 1847)

2.2 Mise en perspective diachronique

2.2.1 L'apparition du présentatif et du MD en français

[15] Le présentatif construit sur la base verbale voi- et l'adverbe ci / la se développe en français à partir du 16e siècle10, même s'il est attesté, tout au long du moyen âge, sous la forme de différentes variantes11. Et les premiers emplois du MD datent, eux aussi, de cette période :

(14)

Bien, bien : Voila, je confesse / Ma langue être manteresse. (La Péruse, Poésies complètes, 1554)

[16] Au 18e siècle, ainsi que dans la deuxième moitié du 17e siècle, on peut déjà rencontrer deux voilà qui se suivent. Mais seul le premier peut alors être analysé comme un mot-phrase, employé de manière autonome ; le second, toujours complété par un pronom, par un groupe nominal ou par une proposition, correspond alors à un véritable présentatif, renvoyant à quelque chose de perceptible dans la situation d'énonciation – les cris dans (15a) – ou à une partie du discours – le cotexte gauche immédiat dans (15b).

(15a)

Agamemnon, seul.
À de moindres fureurs je n'ai pas dû m'attendre.
Voilà, voilà les cris que je craignois d'entendre :
Heureux si dans le trouble où flottent mes esprits,
Je n'avois toutefois à craindre que ses cris ! (Racine, Iphigénie, 1697)

(15b)

La vertu, la vertu, la sagesse, les mœurs, l'amour des enfans pour les pères, l'amour des pères pour les enfans, la tendresse du souverain pour ses sujets, celle des sujets pour le souverain, les bonnes loix, la bonne éducation, l'aisance générale ; voilà, voilà ce que j'ambitionne... enseignez-moi la contrée où l'on jouit de ces avantages, et j'y vais… (Diderot, Salon de 1767, 1768)

Les véritables cas de réduplication qui nous intéressent dans le cadre de cette étude apparaissent donc plus tardivement, dans le corpus Frantext à partir des années 1830 – cf. (1). Ils restent d'ailleurs peu nombreux au 19e siècle, où nous n'avons relevé que 26 occurrences, alors que ce nombre est multiplié par quatre au 20e siècle (avec 106 occurrences).

2.2.2 La réduplication et le processus de pragmaticalisation

[17] Nous avançons l'hypothèse que le développement d'un MD à partir d'une unité lexicale résulte d'un processus de pragmaticalisation. Si ce processus implique la perte progressive du sémantisme premier du lexème d'origine, la réduplication est en principe interprétée comme un signe formel qui témoigne de cette évolution. C'est ce que souligne notamment Dostie (2004 : 36) : « plus une unité se pragmaticalise, plus elle devient démotivée d'un point de vue sémantique par rapport à l'unité source, ce qui peut être associé, sur le plan de la forme, à une réduplication. ».

[18] L'analyse généralement proposée est alors que le MD avec réduplication est plus pragmaticalisé, donc plus éloigné du lexème d'origine, que le MD simple. Cela se vérifie par exemple avec tiens versus tiens tiens (tiens) :

(16)

Tiens, Pierre est en retard.

(17)

Tiens, tiens, Pierre est en retard.

Dans le premier de ces deux énoncés, le MD tiens partage, avec l'impératif d'origine, le fait d'interpeller l'interlocuteur : s'il n'exprime pas la demande de prendre, de tenir quelque chose, il attire tout de même l'attention de l'interlocuteur sur un fait et lui demande d'en prendre connaissance. Dans le second exemple en revanche, la réduplication de tiens permet d'attribuer une valeur plus expressive au MD, qui traduit alors souvent la surprise de son locuteur. En étant centré sur la subjectivité de celui-ci, tiens tiens semble de ce fait s'éloigner davantage de la valeur première du lexème tiens que le MD simple12.

[19] Une des questions que soulève cette étude est celle de la relation qu'il est possible d'établir entre voilà et voilà voilà, en relation avec leurs degrés de pragmaticalisation respectifs. Pour tenter d'y répondre, nous regrouperons nos MD avec réduplication dans deux catégories. La réduplication de voilà intervient en effet prioritairement dans deux types de contextes : soit on la relève dans l'intervention réactive d'un échange verbal, soit elle a une fonction structurante à l'intérieur de l'intervention dans laquelle elle apparaît, sans établir de relation particulière avec un discours antérieur de l'interlocuteur.

3 Voilà voilà réactif

[20] Un premier emploi de voilà voilà peut être qualifié de réactif : il se situe dans une intervention qui réagit à un tour de parole d'un premier locuteur. Celui-ci a souvent une valeur injonctive, mais peut aussi être déclaratif. Les premières attestations de voilà voilà dans Frantext relèvent de cet emploi réactif : sur les 26 occurrences datées du 19e siècle, seule une illustre la fonction structurante.

3.1 Voilà voilà réactif en contexte injonctif

3.1.1 Propriétés contextuelles

[21] Voilà voilà apparaît tout d'abord dans une intervention réactive13 faisant suite à un ordre, à une demande formulés auparavant – de manière explicite ou non – par un premier locuteur. Les premières occurrences relevées dans Frantext s'inscrivent dans ce type de contexte.

[22] Cette demande antérieure peut alors correspondre à une injonction explicite, comme dans (18) :

(18)

Rocambole, dit la veuve Fipart d'un ton majestueux, conduisez ces messieurs au cabinet de société qui reste libre, et prenez leurs ordres. – voilà, voilà ! Accentua graduellement le jeune vaurien. Et il s'arma de la chandelle de suif, et précéda Colar et Léon sur les marches d'un petit escalier tournant en bois et qui conduisait au premier et unique étage de la maison. (Ponson du Terrail, Rocambole, les drames de Paris, 1859)

[23] Mais il s'agit souvent d'un énoncé dont la valeur injonctive reste à reconstruire :

(19)

ah çà, s'écria tout à coup Rodolphe en voyant Marcel accroupi et rêveur au coin de la cheminée, et ce feu, est-ce qu'il ne veut pas prendre  ? – voilà, voilà ! Dit le peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant. (Murger, Scènes de la vie de bohème, 1848)

(20)

eh ! Bien, c'est comme ça que vous dansez ?
Chamerot et Guérissac. – voilà ! Voilà !
ils courent rejoindre les danseurs déjà placés. (Feydeau, La Dame de chez Maxim, 1914)

(21)

« Café ! » tonitrue monsieur père, calé sur sa chaise. « Voilà voilà ! » s'affaire madame mère. (Ernaux, La Femme gelée, 1981)

Dans (19) et (20), les interrogations ouvrant l'échange correspondent en effet à des demandes adressées à l'interlocuteur : demande d'allumer le feu (19), de participer à la danse (20) ; et l'exclamation initiale de (21) peut également être interprétée comme une injonction, celle de servir un café.

[24] L'intervention initiative se résume aussi fréquemment à une simple interpellation de l'interlocuteur, qui correspond alors à une demande de se rendre dans le lieu où se trouve son locuteur :

(22)

La petite maison du passeur, un vieux wagon immobilisé dans le sable humide, était fermée, toute ruisselante de brouillard ; dedans, on entendait des enfants qui toussaient. « Ohé, Eugène ! – Voilà, voilà ! » fit le passeur, qui arrivait en se traînant. (Daudet, Contes du lundi, 1876)

(1)

Salomon. Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l'appeler à votre place...
Appelant. Darius !...
Darius, entrant, une perruque à la main. Voilà ! voilà !
(Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

3.1.2 Valeur pragmatique du MD

[25] Vu leurs propriétés contextuelles, les voilà voilà des exemples précédents peuvent difficilement être analysés comme le dédoublement du voilà de balisage, tel qu'il apparaît notamment dans (8) et (9) :

(8)

Hernani. … – un coup d'épée ou de poignard pour moi.
Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n'importe ! (Hugo, Hernani, 1841)

(9)

Quand je me suis réveillé ma première pensée a été la suivante : « voilà. Je suis mort et c'est exactement ce que j'avais prévu, j'existe toujours. » (Green, Journal, 1929)

[26] Nos cas de réduplications semblent par contre proches d'un autre emploi autonome de voilà, dont on a un exemple sous (23) :

(23)

Avance. – Voilà, c'est fait. (Léard 1992 : 152)

[27] Léard (1992 : 152) souligne à propos de cet emploi particulier qu'il est fréquent à la suite d'une requête et qu'il « donne l'accord et signale que la situation est désormais conforme à ce qui était demandé ». Cette idée de conformité exprimée par le marqueur est d'ailleurs mise en avant, dans (23), par la suite du discours c'est fait.

[28] Nos exemples avec réduplication témoignent de cette même attitude du locuteur : quelle que soit la forme de l'intervention initiative, voilà voilà accompagne systématiquement l'accomplissement de l'injonction (explicite ou implicite) initiale : ainsi Rocambole se conforme aux indications de son interlocutrice (18), la locutrice de voilà voilà sert le café demandé (21), les interrogations de (19) et (20) ont bien été interprétées comme des injonctions par leurs interlocuteurs, et voilà voilà marque là encore l'accomplissement de la demande implicite ; les personnages interpellés dans (1) et (22) font le nécessaire pour rejoindre leur interlocuteur. Et, comme dans (23), le contexte droit du MD explicite cette attitude du locuteur. Dans (18) à (19) et (21) à (22), nous pouvons nous reporter à la suite du récit :

(18)

voilà, voilà ! Accentua graduellement le jeune vaurien. Et il s'arma de la chandelle de suif, et précéda Colar et Léon sur les marches d'un petit escalier tournant en bois et qui conduisait au premier et unique étage de la maison. (Ponson du Terrail, Rocambole, les drames de Paris, 1859)

(19)

voilà, voilà ! Dit le peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant. (Murger, Scènes de la vie de bohème, 1848)

(21)

« Voilà voilà ! » s'affaire madame mère. (Ernaux, La Femme gelée, 1981)

(22)

« Voilà, voilà ! » fit le passeur, qui arrivait en se traînant. (Daudet, Contes du lundi, 1876)

Et, lorsque l'on a affaire à une pièce de théâtre, l'accomplissement de la demande – explicite ou implicite – antérieure est indiqué dans les didascalies ; c'est le cas dans nos exemples (1) et (20) :

(1)

Darius, entrant, une perruque à la main. Voilà ! voilà ! (Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

(20)

Chamerot et Guérissac. – voilà ! Voilà !
ils courent rejoindre les danseurs déjà placés. (Feydeau, La Dame de chez Maxim, 1914)

[29] Il est intéressant de noter que dans ce premier type d'exemples, la réduplication en voilà voilà ne se développe pas à partir de l'emploi le plus démotivé (d'un point de vue sémantique) du MD voilà14. Voilà voilà y conserve en effet son sémantisme premier, dans la mesure où la séquence n'est alors pas entièrement centrée sur le discours : son énonciation souligne également que la situation d'énonciation (observable par les deux interlocuteurs) est bien conforme désormais à la demande ou aux attentes exprimées antérieurement.

[30] Lorsque le MD avec réduplication répond à une interpellation d'un premier locuteur, il peut d'ailleurs être remplacé par un présentatif, notamment dans la tournure Me voici / voilà. C'est ce qui se produit dans (10) et (24), qu'il est possible de rapprocher de (1) :

(10)

Le montagnard. Au secours !
Hernani, au montagnard. Me voici. (Hugo, Hernani, 1841)

(24)

Salomon, tenant le pourpoint à la main. Maître !... maître !... dépêchons-nous...
Kean. Me voilà !... (Il passe le pourpoint.) (Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

(1)

Salomon. Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l'appeler à votre place... Appelant. Darius !...
Darius, entrant, une perruque à la main. Voilà ! voilà ! (Dumas père, Kean ou Désordre et génie, 1836)

[31] Si nous nous limitons aux voilà voilà relevés dans (1) et (18) à (22), rien ne nous permet donc de les considérer comme plus pragmaticalisés, comme sémantiquement plus démotivés que le MD simple. Ces MD avec réduplication renouent même avec la valeur sémantico-pragmatique du présentatif, en pointant un élément de la situation d'énonciation dans laquelle se trouvent les interlocuteurs.

[32] Un cas particulier d'une interpellation suscitant une réaction sous la forme de voilà voilà est représenté par (25), où l'intervention initiative cède la place à un bruit de sonnette :

(25)

On sonna de nouveau. Perdrix se retira, descendit du lit et sortit de la chambre en enfilant un peignoir blanc en éponge. C'était un homme petit et grassouillet d'une quarantaine d'années, avec un début de calvitie et des yeux injectés de sang. Il était essoufflé. Pendant qu'il se hâtait vers la porte, on sonna encore. – Voilà ! Voilà ! Qu'est-ce que c'est ? cria Perdrix. (Manchette, La position du tireur couché, 1981)

Là encore, la personne 'interpellée' de cette manière, ici Perdrix, va se conformer à la demande qu'implique cette sonnerie – ouvrir la porte – tout en disant voilà voilà. Cela nous invite à analyser le MD de (25) de la même manière que celui des exemples précédents.

[33] Notons enfin que le locuteur du MD peut aussi réagir à une injonction implicite qui ne lui a pas été adressée par un interlocuteur précis. C'est le cas dans (26) :

(26)

Elle se rappela son rendez-vous avec Olivier Meignerais, et écrivit un mot rapide pour se décommander. « voilà, voilà, se répétait-elle. Quand on est encore en deuil, on ne va pas au casino. » (Druon, Les Grandes familles, 1948)

En refusant le rendez-vous, la locutrice de (26) accepte de se plier à des exigences liées à la société dans laquelle elle vit. Malgré l'absence d'un échange verbal avec un premier locuteur, voilà voilà vient donc, là aussi, souligner une action qui accomplit une injonction implicite, celle de ne pas accepter de rendez-vous en période de deuil.

3.2 Voilà voilà réactif en contexte non injonctif

[34] Tout comme l'emploi précédent, ce voilà voilà réactif apparaît dans notre corpus dès le 19e siècle, mais il y est moins fréquent (neuf occurrences) que le MD en contexte injonctif (16 occurrences).

3.2.1 Propriétés contextuelles

[35] Le marqueur garde alors une valeur réactive, dans la mesure où son énonciation doit être mise en relation avec des paroles antérieures attribuées à un premier locuteur (voire à plusieurs interlocuteurs), mais il n'est pas lié à l'accomplissement d'une demande.

(27)

Manente. elles sont là, les garces ! Deux femmes, plus la mienne, pour diriger cette maison et je n'ai pas un costume propre à me mettre.
Margherita. comment, Clarisse, tu n'as pas préparé ce matin le costume de notre maître ?
Clarisse. j'avais pensé que tu le ferais.
Manente. voilà, voilà, tu entends, ma femme.
Lucciana. j'entends, mon mari, j'entends. (Salacrou, La Terre est ronde, 1938)

Dans (27), l'énonciation de voilà voilà est ainsi provoquée par l'échange entre Clarisse et Margherita (comme le souligne d'ailleurs le tu entends qui suit) et réagit donc à celui-ci.

[36] On peut faire un constat comparable au sujet de (28) à (30) :

(28)

Henriette. Oui ! ... je redoutais un... un incident... je ne sais quoi... un malentendu ! ... je pensais : « tout à coup, Denis s'imaginera des choses... » et je n'avais pas tort... cette scène en est la preuve ! (énergique) voilà ce que je redoutais ! Voilà ! Voilà ! ... je savais que tôt ou tard...
Denis, éclatant. Oh ! Assez ! Tais-toi ! (Bernstein, Le Secret, 1913)

(29)

Ah ! vraiment, du cochon de lait, Pencroff ? à vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau truffé ! – Comment ? s'écria Pencroff. Est-ce que vous feriez fi du cochon de lait, par hasard ? – Non, répondit Gédéon Spilett, sans montrer aucun enthousiasme, et pourvu qu'on n'en abuse pas... – C'est bon, c'est bon, monsieur le journaliste, riposta le marin, qui n'aimait pas à entendre déprécier sa chasse, vous faites le difficile ? Et il y a sept mois, quand nous avons débarqué dans l'île, vous auriez été trop heureux de rencontrer un pareil gibier !... – Voilà, voilà, répondit le reporter. L'homme n'est jamais ni parfait, ni content. (Verne, L'Île mystérieuse, 1874)

(30)

L'Abbé. qui réunit ici, dans l'antique manoi... re
Le Général. dans l'antique manoi...
L'Abbé, terminant. ...re.
Le Général. comment, « manoi... re » ? ça prend donc un e, manoir e ? Je l'ai toujours écrit sans.
L'Abbé, a un geste plein de bonhomie. C'est pour la rime ; licence poétique  !
Le Général. ah ! Voilà ! Voilà ! ... c'est que, j'aime autant vous le dire, je ne suis pas poète ! ... (Feydeau, La Dame de chez Maxim, 1914)

Dans (28), le voilà voilà d'Henriette semble suscité par la scène que vient de lui faire Denis ; dans (29) et (30), le marqueur fait suite à des discours a priori incompatibles entre eux et paraît ainsi provoqué par ceux-ci.

3.2.2 Valeur pragmatique du MD

[37] Si les MD des occurrences de 2.1 gardent une dimension situationnelle, en soulignant la conformité d'un acte non linguistique observable dans la situation d'énonciation avec le discours antérieur d'un premier locuteur, les voilà voilà des exemples (27) à (30) ont un rôle centré sur le discours, et plus précisément sur la relation qu'il est possible d'établir entre deux discours.

[38] Dans (27), le locuteur de voilà voilà met ainsi en évidence que l'échange entre Margherita et Clarisse qui précède est l'illustration parfaite de son affirmation première Deux femmes, plus la mienne, pour diriger cette maison et je n'ai pas un costume propre à me mettre. On peut faire un constat comparable au sujet de (28). La locutrice y indique en effet que la scène que Denis vient de lui faire confirme son intuition initiale : je redoutais un incident. Dans ces deux extraits, voilà voilà signale donc que les interventions attribuées à d'autres personnages sont bien conformes aux attentes du locuteur du MD15.

[39] Dans (29) et (30), l'énonciation de voilà avec réduplication n'est pas liée à une crainte initiale de son locuteur. Elle intervient cette fois après deux discours a priori contradictoires, pour indiquer leur compatibilité. Dans (29), le MD souligne ainsi la compatibilité des deux attitudes successives très différentes du reporter face à la nourriture proposée ; dans (30), celle de l'orthographe de manoir et de la prononciation manoi-re. L'énoncé qui suit le MD peut alors représenter un argument en faveur de cette compatibilité (l'homme n'est jamais ni parfait, ni content et donc change facilement d'attitude (29)) ou bien marquer l'acceptation, par son locuteur, de celle-ci (30)16.

4 Voilà voilà non réactif

4.1 Propriétés contextuelles

[40] Voilà voilà ne témoigne toutefois pas, dans tous les emplois, d'une valeur réactive. Nous le rencontrons aussi à l'intérieur de discours, où il ne s'appuie pas sur les paroles ou des actes non verbaux antérieurs d'un premier locuteur. C'est ce qui se produit notamment dans les trois extraits suivants :

(31)

Il faut absolument que je réponde à cette confiance touchante... C'est un peu fort !... je suis prise malgré moi... Mais quel rôle écrasant ! Pourrai-je ?... Voyons, mes pauvres enfants, je ne suis pas préparée, moi... si vous saviez : je ne suis pas maternelle... je suis une jeune fille qui n'a eu ni frère, ni sœur... J'essaie, je veux bien... un petit jupon détaché, un petit doigt qui a du bobo, voilà, voilà, je fais de mon mieux... (Frapié, La Maternelle, 1904)

(2)

Je prie le Dieu, mon père,
Et bron, bron, bron,
Je prie le Dieu, mon père,
Que vous n'adorez pas,
Voilà, voilà,
Que vous n'adorez pas,
Voilà, voilà, voilà. (Trenet, Chansons (1940-1945), Sainte-Catherine, 1941)

(32)

Tout cela semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred ; d'autant plus que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la chambre jaune pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la façon dont l'assassin se serait enfui : M Stangerson l'aurait laissé passer pour éviter un effroyable scandale ! C'est, du reste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait point pour me déplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause ! maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan ? Voilà ! Voilà ! voilà ! – eh ! Frédéric Larsan a peut-être raison ! M'écriai-je, interrompant Rouletabille... (Leroux, Le Mystère de la chambre jaune, 1907)

Ici, le MD ne figure pas dans une intervention réactive, mais semble en premier lieu structurer le discours de son locuteur. Il prend, plus précisément, une fonction conclusive, en marquant la fin d'un développement antérieur17 : dans (32), il clôture ainsi le tour de parole de Rouletabille, dans (31), il indique la fin des raisonnements qui précèdent, et dans la chanson de Trenet (2), il ponctue les différents énoncés de la strophe. Notons que c'est dans ce type d'occurrences que voilà est, à plusieurs reprises, répété trois fois.

4.2 Valeur pragmatique du MD

[41] Les différents types d'emplois réactifs du MD insistent tous sur la conformité ou sur la compatibilité de deux discours ou d'un discours (plus exactement, des attentes exprimées par un discours) avec la situation d'énonciation.

[42] Cette valeur se retrouve dans certains emplois réactifs du MD voilà sans réduplication, comme le montre (23).

(23)

Avance. – Voilà, c'est fait. (Léard 1992 :152)

Mais elle ne semble pas pertinente lorsque voilà intervient dans la structuration du discours de son locuteur.

[43] Nous pouvons alors nous demander si les cas de réduplication dont témoignent les exemples (2) et (31) à (32) sont à analyser de la même manière que les MD de balisage. Reprenons le discours de Rouletabille dans (32). La séquence qui le termine y joue d'abord un rôle de clôture : elle marque la fin du discours de son locuteur. Nous pourrions de ce fait la rapprocher du MD simple de (8), qui est également tourné vers son contexte linguistique gauche :

(8)

Hernani : Duc ! – crois aux derniers mots de ma bouche, j'en jure,
Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure !
C'est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, – un coup d'épée ou de poignard pour moi.
Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n'importe ! (Hugo, Hernani, 1841)

[44] Néanmoins, le MD avec réduplication ne semble pas se contenter de ce rôle structurant : dans le contexte proposé, il éveille aussi une certaine curiosité chez le lecteur et paraît chargé de sous-entendus… ce que viennent d'ailleurs confirmer les explications données plus loin dans le texte :

(33)

Rappelez-vous... quand je vous énumérais toutes les preuves qui s'accumulaient contre M Darzac, je vous disais : « tout cela semble donner quelque corps à l'hypothèse du grand Fred. C'est, du reste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui l'égarera... » et j'ajoutais sur un ton qui eût dû vous stupéfier : « maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan ? voilà ! Voilà ! Voilà ! »... ces « voilà ! » eussent dû vous donner à réfléchir ; il y avait tout mon soupçon dans ces « voilà ! » et que signifiait : « égare-t-elle réellement  ? » sinon qu'elle pouvait ne pas l'égarer, lui, mais qu'elle était destinée à nous égarer, nous ! (Leroux, Le Mystère de la chambre jaune, 1907)

[45] Ce genre de clé de lecture fait défaut dans (31). Mais on peut toutefois émettre l'hypothèse que voilà voilà y traduit un sentiment un peu honteux de la locutrice, faisant suite à son aveu de ne pas se sentir véritablement à la hauteur de la confiance qu'on lui témoigne.

[46] Et, comme le montre l'interprétation proposée par (34), même les MD que comporte la chanson de Trenet sous (2), dont le rôle est d'abord rythmique, peuvent recevoir une interprétation plus expressive liée à la subjectivité de leur locuteur :

(34)

Allez, très simple, répétez avec moi « Madame Catherine – Était fille de roy... » C'est Charles Trenet qui a renouvelé cette chanson enfantine par une simple intonation particulière, surtout sur les voilà, voilà qui lui servent de refrain. Catherine interpellée, aussi déterminée que Bob « Je prie le Dieu, mon frère – que vous ne priez pas – voilà, voilà ! » (Sale gosse, sur le ton du na, na et na !)… (Eaubonne, L'indicateur du réseau : contre-mémoires, 1980)

Tout en ayant, comme le voilà de balisage, une fonction dans la structuration du discours dans lequel il figure, le MD avec réduplication constitue de plus une trace de la subjectivité du locuteur. Voilà voilà ne clôture donc pas seulement le discours antérieur mais porte aussi une appréciation du locuteur sur celui-ci, une appréciation restée implicite qui varie selon les contextes et que l'interlocuteur est par conséquent invité à reconstruire.

[47] Un cas particulier de cet emploi du MD est représenté par (35) :

(35)

La cérémonie était terminée, l'armistice consacré ; ils étaient officiellement après. le temps coulait doucement, tisane attiédie par le soleil : il fallait se remettre à vivre. – et voilà ! dit Charlot. – voilà  ! dit Mathieu. Lubéron sortit furtivement une main de sa poche, l'appliqua contre ses lèvres et se mit à mâcher ; sa bouche sautait au-dessous de ses yeux de lapin. – voilà, dit-il. Voilà, voilà. (Sartre, La Mort dans l'âme, 1949)

Ici, voilà marque la fin non pas d'un discours mais de toute une époque de la vie des interlocuteurs, en y ajoutant, en particulier dans le cas de réduplication voilà voilà voilà, probablement tout le désarroi de son locuteur.

5 Conclusion

[48] À partir des quelques exemples extraits de la base Frantext que l'on vient d'examiner, on peut mettre en évidence plusieurs propriétés des emplois de voilà avec réduplication.

[49] Les occurrences relevées soulignent tout d'abord la diversité des contextes dans lesquels ces séquences figurent. Lorsque leur énonciation est provoquée par le discours antérieur de l'interlocuteur, elles prennent une valeur réactive, traduisant l'idée de conformité ou de compatibilité, soit de deux discours, soit des attentes exprimées par un premier locuteur avec la situation d'énonciation. Lorsque leur fonction est liée à la structuration du discours dans lequel ils sont employés, les voilà avec réduplication impliquent également une appréciation subjective de leur locuteur ; mais celle-ci prend alors des nuances plus diversifiées, comme l'ont montré les exemples (2) ainsi que (31) et (32), où voilà voilà est associé tour à tour à l'expression d'une certaine méfiance et incrédulité (32), de la gêne (31) voire à un ton provocateur de son locuteur (2).

[50] Dans notre corpus, ces emplois se répartissent de la manière suivante  :

MD réactif
en contexte injonctif

MD réactif
dans d'autres contextes

MD structurant

19e siècle

16

9

1

20e siècle

49

19

38

Tableau 1 : répartition des occurrences de voilà voilà dans le corpus Frantext (19e - 20e siècles)

[51] Les différents types d'occurrences que nous avons relevés nous permettent d'avancer que le MD avec réduplication n'a pas toujours le même degré de pragmaticalisation et n'entretient de ce fait pas, dans tous ses emplois, la même relation avec le MD simple voilà. Ainsi, le voilà voilà réactif en contexte injonctif, qui correspond, dans la base Frantext, à l'emploi le plus ancien et le mieux représenté du MD avec réduplication, n'a pas exclusivement une valeur discursive mais pointe aussi un aspect de la situation d'énonciation : dans ce cas, voilà voilà est proche du MD simple tel qu'il est employé dans (23) ainsi que du présentatif voici / voilà dans les séquences me / le voici / me / le voilà.

[52] Malgré la réduplication de voilà, le MD conserve alors la valeur sémantique d'origine du verbe de perception voir et est de ce fait moins pragmaticalisé que le voilà structurant, qui est attesté en français dès le 16e siècle :

(14)

Bien, bien : Voila, je confesse / Ma langue être manteresse. (La Péruse, Poésies complètes, 1554)

[53] Dans notre corpus, seul le voilà voilà ayant une fonction structurante, en particulier de clôture, peut être considéré comme plus pragmaticalisé que le MD simple correspondant : le lien avec le sémantisme du lexème d'origine s'est alors estompé dans les deux cas, mais seul le MD avec réduplication témoigne d'une valeur subjective implicite, à reconstruire par l'interlocuteur, pouvant correspondre à différents sentiments du locuteur face à ce qui vient d'être énoncé. Cette dimension expressive marque, selon nous, une étape supplémentaire dans la pragmaticalisation du MD voilà, dans la mesure où elle témoigne du passage d'un MD plutôt phatique, attirant l'attention de l'interlocuteur sur le discours dans lequel il figure, vers un MD traduisant aussi la subjectivité de son locuteur par rapport à celui-ci.

Abréviations

Frantext = Laboratoire ATILF (éd.). Base textuelle Frantext. Nancy : CNRS - Université de Lorraine. http://www.frantext.fr. Consulté octobre-décembre 2017.

MD = marqueur discursif

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Watine, Marie-Albane 2015. Les âges de la réduplication. Pragmatique de la répétition. Semen 38, 55-73. https://journals.openedition.org/semen/10309.

1 Ce travail s'inscrit dans le cadre du projet FFI2017-84404-P financé par le Ministerio de Ciencia, Innovación y Universidades d'Espagne.

2 Nous employons ce terme selon la définition proposée par Dostie (2004), cf. note 5 et 2.1.2.

3 Cf. notamment les études de Col, Danino & Rault (2015) et Col, Danino, Knutsen & Rault (2016).

4 Le processus de réduplication, notamment en relation avec l'étude des MD, a donné lieu à plusieurs travaux récents, dont Dostie (2007), Watine (2015) et Galatanu (2016).

5 Le concept de pragmaticalisation, introduit par Erman & Kotsinas (1993), a été repris dans des études récentes, entre autres par Dostie (2004). Il désigne un phénomène d'évolution par lequel une unité lexicale (ou grammaticale) change de catégorie et de statut pur devenir une unité pragmatique (on peut aussi parler de marqueur discursif). Étant donné que cette évolution est progressive, une même unité lexicale (ou grammaticale) peut être à l'origine de MD plus ou moins pragmaticalisés. Notons que la pragmaticalisation peut aussi être qualifiée de grammaticalisation « au sens large » (Dostie 2004 : 26) ; elle se distingue alors de la grammaticalisation « au sens étroit » (Dostie 2004 : 26), qui rend compte de l'évolution d'une unité lexicale vers une unité à fonction grammaticale (au sens étroit du terme, c'est-à-dire dont la fonction est limitée au domaine de la morphosyntaxe).

6 Concernant l'apparition de ces différents emplois dans l'histoire du français, cf. Oppermann-Marsaux (à paraître).

7 En ancien français, le présentatif est d'abord construit sur une forme verbale de 2e ou 5e personne du verbe de perception veoir (voiz ci / la ; veez ci / la), puis, à partir du 14e siècle, sur la base verbale ve- (veci / vela), et à partir du 15 e siècle sur la base verbale voi-. Cf. Oppermann-Marsaux (2006, à paraître)

8 Dans les emplois aspectuel et prépositionnel de voilà, ces propriétés verbales s'estompent toutefois.

9 Le déictique discursif localise et délimite un segment de discours. Il ne permet pas de référer « par une relation de coréférence à une entité qui serait déjà donnée dans le discours, un personnage par exemple », comme le fait l'anaphore, mais « désigne plutôt le contenu discursif d'un ensemble de propositions » (Guillot 2006 : 56).

10 On rencontre déjà quelques occurrences dans la seconde moitié du 15e siècle : le corpus Frantext comporte sept voila / voyla, qui apparaissent prioritairement dans des sotties et des farces de la fin du siècle.

11 Cf. ci-dessus note 7.

12 Cf. Dostie & Léard (1997) et Oppermann-Marsaux (2012).

13 L'intervention initiative et l'intervention réactive constituent, selon Roulet (1981), la structure de l'échange, qui est considéré comme l'unité de base du dialogue.

14 C'est-à-dire à partir du voilà de balisage, intervenant dans la structuration du discours.

15 Notons aussi que Manente (27) et Henriette (28) auraient probablement préféré que la situation dans laquelle ils se trouvent vienne démentir leur intuition première. Voilà voilà ne correspond donc pas à une marque de satisfaction de la part de son locuteur, mais révèle plutôt une réalité problématique pour celui-ci, qui confirme ses craintes.

16 Dans ce dernier cas, la compatibilité des deux affirmations antérieures est alors expliquée dans le cotexte gauche de voilà voilà : C'est pour la rime ; licence poétique ! .

17 L'importance du MD voilà comme marqueur de conclusion à l'intérieur de la structuration de la conversation a déjà été relevée par Auchlin (1981 : 149), en particulier dans les séquences alors /ben / pis + voilà.