DOI: https://doi.org/10.25364/19.2019.2.3

ISSN: 2663-9815

Studia linguistica romanica 2019.2

L'apport des textes de la pratique pour l'étude des marqueurs d'oralité en moyen français

Pierre Vermander

Clesthia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

pierre.vermander@gmail.com

Reçu le 26/10/2018, accepté le 1/7/2019, publié le 20/11/2019 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Résumé : Cet article s'intéresse à la présence des documents de la pratique dans les études linguistiques diachroniques concernant la question de l'oralité médiévale. Après une présentation des marqueurs d'oralité, à distinguer des marqueurs discursifs proprement dits, nous montrerons la faible utilisation de ces documents par les linguistes, due principalement à leur formation et aux difficultés d'accès à ces textes. Nous présenterons alors un panel de ces sources (registres des parlements, procès, lettres de rémission) qui pourraient être compulsées de conserve avec la littérature et discuterons leur intérêt à la fois méta-linguistique (statut des jurons et la réception des documents) et linguistique (utilisation des coordonnants à fonction pragmatique, phénomènes syntaxiques 'oraux'). Ce travail ne consiste nullement en une critique des études sur l'oralité médiévale basées sur la littérature mais se veut plutôt comme un pont lancé entre différents massifs textuels permettant d'approcher cette problématique ainsi qu'une proposition visant à permettre une approche nouvelle de la question.

Abstract: This article critically reflects on the overwhelming presence of literary texts in French diachronic linguistics, especially concerning medieval discourse markers and orality. After an attempt to linguistically define orality markers and to distinguish them from discourse markers, the question of why 'practical' non-literary documents (such as parliamentary records, trials or remission letters) have received little attention in linguistics will be discussed. We will then briefly present some of these documents, which could be studied together with literary texts, pointing out interesting meta-linguistic (status of swear-words, reception of these documents) and linguistic (pragmatic use of coordinators, 'oral' syntactic phenomena) aspects. This paper does not to seek to criticize prior studies on medieval orality in literature but rather to review the various sources available for the examination of medieval orality as well as to suggest new ways to deal with the problem of data.

Sommaire
1 Introduction
1.1 Les ensembles documentaires médiévaux
1.2 Les études sur l'oral représenté
1.2.1 L'importance littéraire
1.2.2 Exceptions
1.3 Marqueurs discursifs et marqueurs d'oralité
2 Prépondérance des textes littéraires et possibles alternatives
2.1 Trois causes
2.1.1 Hégémonie littéraire
2.1.2 Relative utilité de certaines sources documentaires
2.1.3 Accessibilité
2.2 Quelques sources utilisables
2.2.1 Les lettres de rémission
2.2.2 Les registres des parlements
2.2.3 Les procès
2.2.4 Les sources narratives
3 Intérêt des textes de la pratique
3.1 Méta-linguistique
3.1.1 Statut des jurons
3.1.2 Diffusion de la parole
3.1.3 Variation et sérialité
3.2 Linguistique
3.2.1 Coordonnants à fonction pragmatique
3.2.2 Phénomènes syntaxiques
3.2.3 Une occurrence moins formalisée
4 Conclusion
Abréviations
Bibliographie

1 Introduction

[1] Après que les études sur la langue contemporaine se sont intéressées aux marqueurs discursifs1, la linguistique diachronique, dans le sillage du renouveau des travaux sur l'oral des périodes antérieures (Marchello-Nizia 2012), s'est attachée à reprendre les découvertes sur ces mots qui ne comptaient pas et d'appliquer à ce corpus la méthodologie des recherches sur la langue parlée contemporaine. Bien évidemment, personne n'a négligé de faire remarquer que les documents employés étaient singulièrement différents : d'un côté des enregistrements fidèles2 de conversations dites naturelles ; de l'autre des textes, terme possédant de fortes connotations littéraires. Compte tenu de l'état de l'édition des sources médiévales, force est de constater – au moins pour la France – que la majorité des études consacrées à ce que l'on a nommé l'oralité représentée3 puisaient majoritairement dans ce pan textuel du moyen français.

[2] Nous nous proposons ici de mettre en lumière et d'expliquer ce fait, ainsi que de montrer l'intérêt des documents de la pratique pour les études sur les marqueurs de l'oral dans les textes médiévaux. Pour cela, nous nous attacherons à présenter rapidement les ensembles documentaires de l'époque ainsi que les études déjà parues portant sur la question de l'oralité médiévale pour ensuite étudier plusieurs types de marqueurs d'oralité (coordonnants, phénomènes syntaxiques) dans des corpus assez rarement compulsés.

1.1 Les ensembles documentaires médiévaux

[3] Il est possible de distinguer, pour le Moyen Âge, trois ensembles textuels majeurs : documentaire, littéraire et de savoir spécialisé (médecine, droit, etc.). Ces trois pans ne sont en revanche pas égaux en nombre. Pour prendre l'exemple de la Lorraine (Glessgen 2006), on y compte probablement cinquante fois plus de pages documentaires que d'autres écrits, tous autres genres textuels confondus. Les études sur l'oral représenté sont cependant, elles, presque uniquement basées sur les textes littéraires médiévaux, entraînant une sorte de paradoxe : le travail sur la langue médiévale se base sur un ensemble documentaire quantitativement mineur par rapport à la production textuelle globale. Le panel des sources mises à contribution est ainsi peu représentatif de l'économie textuelle de cette période.

[4] On compte cependant quelques exceptions, mais elles demeurent rares. Ainsi, Larrivée & Balon (2016) utilisent les textes légaux afin de montrer que l'ancien français n'était déjà plus une langue à sujet nul en montrant qu'au 13e siècle, dans les ouvrages juridiques, la proportion de sujets nuls était extrêmement faible, avec donc trois siècles d'avance sur le matériau littéraire. Les études utilisant des sources externes à la littérature permettent ainsi de remettre en question des affirmations basées sur un seul type de documentation. De même, les analyses scriptologiques de Glessgen (2016) des Documents linguistiques galloromans se basent sur deux qualités souvent absentes des textes littéraires, à savoir la qualité d'original et la présence d'éléments externes permettant de dater et situer précisément les textes. Ces analyses, par le recoupement de caractères externes (écriture, mise en page) et internes (graphies, morphèmes), permettent de retrouver des 'lieux d'écriture' ainsi que de classer ces lieux comme entités à part entière, ayant une certaine influence sur l'évolution de la langue écrite.

[5] Mais, dans la majeure partie des cas, c'est la littérature médiévale qui est mobilisée, et plus particulièrement encore pour la question des marqueurs du discours et de l'oral représenté. Marchello-Nizia (2014) se demande où découvrir des traces de l'oral à périodes anciennes et constate que, par rapport au 17e siècle, les époques antérieures possèdent des sources bien plus maigres :

Pas de grammaires proprement dites (quelques indications dispersées cependant, et des manières de langage destinées aux Anglais dès la fin du XIVe siècle), pas de dictionnaire, pas de journaux intimes ni de correspondances privées (au moins en ancien français), très peu de commentaires de nature linguistique et, comme créole, la lingua franca peut-être mais à base non spécifiquement française. (Marchello-Nizia 2014 : 166)

Elle continue en écrivant :

En revanche, on peut exploiter les ressources offertes par les sources restantes : théâtre, mais aussi poésie et chansons, interventions d'auteur en première personne, en particulier dans les prologues, et enfin discours directs insérés dans les fictions. Cette dernière ressource, dans ses spécificités, offre des possibilités non négligeables, en particulier parce que c'est le seul lieu où un contraste entre 'oral représenté' et récits écrits de la même main s'offre aussi clairement. (Marchello-Nizia 2014 : 166)

[6] À part la mention des Manières de langage (genre d'ailleurs assez difficile à classer : où placer la didactique médiévale ?), on remarque bien qu'il existe une ligne de fracture assez nette entre deux ensembles que l'on opposera pour l'instant : les sources littéraires et les sources de la pratique. Il est par exemple révélateur de noter que, dans la Base de français médiéval (BFM), seuls trois textes sont étiquetés comme appartenant à ce domaine : les plaids de la sergenterie de Mortemer (peu intéressants pour l'étude des marqueurs d'oralité), des pièces diverses relatives au Mont saint Michel et le registre criminel du Châtelet pour les années 1389-1392, ensemble considérable mais malheureusement unique dans cette base de données.

1.2 Les études sur l'oral représenté

1.2.1 L'importance littéraire

[7] Le but de cet article n'est pas de faire un état de l'art des études déjà réalisées sur l'oral représenté. Celles que nous citerons maintenant dans ce bref panorama nous permettront cependant de montrer la forte utilisation des textes littéraires et le faible emploi des documents de la pratique4.

[8] Glikman & Mazziotta (2014) établissent deux ensembles de spécificités syntaxiques réparties de manière significative entre le discours direct et la narration lors d'une analyse de la prose de la Queste del saint Graal (1225-1230). Guillot, Lavrentiev, Pincemin & Heiden (2015) utilisent les textes de la BFM dont on a déjà montré la 'littérarité'. De la même façon, pour les études portant davantage sur la sémantique, les articles de Oppermann-Marsaux (2011) sur di-va, Rodríguez Somolinos (1995) sur certes et voire ou de Vincensini (2006) sur les interjections utilisent toutes des sources uniquement littéraires :

-

Oppermann-Marsaux (2011) : Tristan, Yvain, Jeu de saint Nicolas, Renart, Rutebeuf ;

-

Rodríguez Somolinos (1995) : Yvain, Renart, Aucassin et Nicolette, etc. ;

-

Vincensini (2006) : Aucassin et Nicolette, Mélusine.

Enfin, deux recueils portant sur la question de l'oralité dans les textes médiévaux – Denoyelle (2013) et Rodríguez Somolinos (2013) – ne mentionnent que des documents littéraires, à l'exception, encore une fois, des Manières de langage, excluant de fait les emplois du dialogue dans des contextes où il ne ressortit pas d'une stratégie littéraire mais vient servir d'autres fonctions (inquisitoires par exemple).

1.2.2 Exceptions

[9] On trouve cependant quelques exceptions dans les études françaises, en plus – comme on l'a dit plus haut – des travaux réalisés dans d'autres pays et sur d'autres langues. Wirth-Jaillard (2014) s'interroge par exemple sur l'oral dans des documents où l'on ne s'attendrait pas forcément à le trouver : les documents comptables5. Elle n'est d'ailleurs pas sans remarquer le problème que nous soulevons ici :

Même s'ils représentent [les nombreux autres types de textes, personnels, religieux ou administratifs], en volume, la très grande majorité de la production écrite médiévale, leur existence est souvent ignorée des linguistes qui se privent de la sorte de sources en très grand nombre. (Wirth-Jaillard 2014 : 66)

[10] Ces sources paraissent d'autant plus intéressantes que, si l'on se fie à la mise en page du copiste, certains scribes semblent reporter les paroles avec un certain souci de mise en forme, à l'aide d'un décrochage graphique (ponctuation blanche) métaphorisant peut-être un décrochage entre deux pans de la langue comme on peut le voir dans cet exemple de Wirth-Jaillard (2014 : 74) terminé par un punctus final (ponctuation noire)6 :

(1)

iii sous iiii deniers   de Henry le Mesgnien pour dire a la feme le
                               courviser
                               sanglante ordure●

[11] Les études étrangères ont, quant à elles, plus largement fait appel à des documents de la pratique, comme Culpeper & Kytö (2010) (bien que portant sur un corpus un peu plus tardif). Le corpus de textes est bien plus divers puisqu'il rassemble des textes de théâtre et de fiction mais aussi des procès, des dépositions de témoins ainsi que des manuels didactiques. Les deux auteurs établissent une typologie des sources, divisées en trois grands ensembles pouvant se recouper :

-

Speech-like : contenant des traits qui appartiennent au registre du 'parlé' (e.g. : les correspondances privées) ;

-

Speech-based : fondées sur des paroles 'réelles', bien que les auteurs ne les considèrent évidemment pas comme des transcriptions réalistes mais se basant sur des paroles attestées (e.g. : les procès) ;

-

Speech-purposed : désignées à être dites oralement et tendant pour certaines à se rapprocher de l'interaction parlée (e.g. : le théâtre).

[12] Dans une autre veine, Collins (2001) s'appuie lui aussi sur des sources de la pratique étant donné que, pour étudier la question du discours rapporté et de l'oralité dans les documents médiévaux russes, son corpus comprend des transcriptions de procès faites dans les chancelleries pour la période moscovite (1405-1505).

[13] Comme on le voit, les études françaises sur les marqueurs discursifs médiévaux sont moins audacieuses lorsqu'il s'agit d'envisager l'ensemble du spectre documentaire, à la différence de plusieurs autres traditions ayant, elles, rapidement intégré les textes de la pratique à leur corpus d'analyse.

1.3 Marqueurs discursifs et marqueurs d'oralité

[14] On constate d'emblée que les termes utilisés pour désigner ces marqueurs sont sujet à la variation : on parle de marqueurs discursifs ou de marqueurs du discours, de marqueurs d'oralité mais aussi de pragmatic noise (Culpeper & Kytö 2010 : 199), peut-être à dessein d'ailleurs, étant donné qu'il est assez difficile de définir cet ensemble ouvert.

[15] Si l'on rassemble les diverses études qui se sont attachées à proposer définitions et catégorisations, on peut cependant relever un certain nombre de propriétés communes : l'indépendance prosodique (peu commode pour les médiévistes), le figement ou le quasi-figement morphologique (que l'on peut aussi rapprocher des lexical bundles de Culpeper & Kytö 2010), l'optionnalité syntaxique (leur absence n'entraîne pas d'agrammaticalité), le fait qu'ils n'entrent pas dans une structure argumentale, ainsi que leur relative liberté de placement dans la phrase (étant donné qu'ils appartiennent à la macro-syntaxe). Au niveau sémantique, ces marqueurs ne contribuent pas au contenu propositionnel de l'énoncé puisque non-vériconditionnels. Au niveau pragmatique, il s'agit d'unités multi-fonctionnelles jouant plusieurs rôles dans les interactions verbales, tant au niveau textuel qu'interactionnel. Lorsque Culpeper & Kytö (2010  : 199) parlent de pragmatic noise, il s'agit d'items linguistiques ne possédant pas d'homonymes dans d'autres classes de mots, ne participant pas à la construction traditionnelle des phrases, n'apportant pas d'information propositionnelle mais plutôt pragmatique ou discursive. Ces items sont morphologiquement simples, possèdent un arbitraire moins fort que d'autres lexèmes et peuvent ne pas sacrifier aux structures phonologiques typiques de la langue. Dans les études anglaises et américaines, les discourse markers font aussi l'objet de longues querelles définitoires : dans son introduction, Fischer (2006) propose par exemple une définition davantage fonctionnelle que grammaticale et croise quatre dimensions (incorporation à l'énoncé hôte, fonction, données et dimensions des unités hôtes) afin de montrer que, selon la position où les chercheurs se situent dans ce continuum, ils ne parlent pas tous de la même chose.

[16] Ce que nous avons relevé pour cette étude ne coïncide pas exactement avec ce que la majorité des études nomment les marqueurs discursifs. Si les interjections et les serments (qui peuvent aussi bien souvent fonctionner comme jurons) apparaissent très souvent dans ces listes, les coordonnants à fonction pragmatique (mais, or, et) n'y ont pas toujours été recensés, ainsi que certains phénomènes syntaxiques comme la répétition ou la dislocation. La classe du pragmatic noise est encore plus restreinte étant donné qu'elle écarte tous les éléments possédant un correspondant homonyme dans d'autres catégories grammaticales. C'est sur les catégories susmentionnées (coordonnants, jurons, etc.) que nous avons décidé de faire porter notre analyse linguistique pour ce travail.

[17] En réalité, nous ne nous situons pas entièrement dans le champ des marqueurs discursifs mais plutôt dans ce que l'on a pu nommer marqueurs d'oralité. Cette classe, comme celle des marqueurs discursifs, est une classe ouverte et qui, d'une manière ou d'une autre, semble mobiliser un imaginaire linguistique de l'oral7. Les marqueurs discursifs et les marqueurs d'oralité ne se situent donc pas sur le même plan : les premiers peuvent être définis à un niveau grammatical, sémantique ou pragmatique ; les seconds relèvent davantage d'un imaginaire de la langue et surtout, appartiennent à cette catégorie en tant qu'ils sont écrits. La catégorie des marqueurs d'oralité peut ainsi contenir des phénomènes qui peuvent ne pas être véritablement spécifiques de l'oral mais possèdent une telle valeur du fait de leur inscription graphique.

[18] Nous avons jugé bon d'opérer cette distinction en raison du fait que les textes médiévaux conservés ne nous fournissent qu'une faible quantité de marqueurs discursifs tels que la linguistique contemporaine les conçoit (marques d'hésitation, d'acquiescement, back-channeling, etc.), en raison d'une conscience linguistique différente et d'une pratique de l'écrit qui n'est, chez nous, qu'extrêmement récente. Le 'tout écrire/transcrire' n'est apparu qu'avec le développement des études conversationnelles et des protocoles construits de retranscription. À l'opposé, la civilisation médiévale et, partant, ce que l'on peut en savoir grâce aux textes, est une civilisation qui se situe encore dans un entre-deux (oralité-écriture) et qui nous fournira des informations sur la façon et les raisons pour lesquelles la langue orale peut être transcodée à l'écrit8.

2 Prépondérance des textes littéraires et possibles alternatives

2.1 Trois causes

[19] Pourquoi ce désintérêt vis-à-vis des documents de la pratique ? Ce problème est évidemment en corrélation avec la question de la sur-représentation de la littérature dans les études linguistiques sur les périodes antérieures. Il nous semble qu'au moins trois raisons peuvent être avancées pour expliquer ce fait. Il nous faut préciser ici, une dernière fois, qu'en cherchant à promouvoir le pan documentaire, nous ne cherchons en aucun cas à discréditer le littéraire. Notre perspective tient plutôt à la nécessité d'un mélange des sources qui serait profitable à l'étude globale du phénomène de l'oralité médiévale.

2.1.1 Hégémonie littéraire

[20] La première cause tient dans le peu d'intérêt qu'ont suscité les textes documentaires, si tant est qu'ils étaient connus par les spécialistes de la langue. Comme le formule Glessgen (2016 : Genèse et finalité) :

L'écrit documentaire reste le grand absent des études de linguistique historique, alors qu'il représente quantitativement l'ensemble de loin le plus important. Les textes littéraires, religieux ou d’un savoir spécialisé ont été rédigés par les mêmes personnes que les textes documentaires et leurs auteurs ont connu la même formation dans les mêmes lieux. Sans la prise en considération des ensembles textuels de la pratique administrative et juridique, l'histoire des langues romanes reste donc partielle.

[21] Ces matériaux étaient et sont encore considérés comme des outils pour historiens, et sans réel intérêt linguistique ou littéraire. Il est d'ailleurs à noter qu'une grande partie de ces textes était même 'malmenée' par les études historiques elles-mêmes qui négligeaient une bonne part de ces sources en se concentrant principalement sur l'énoncé (le dispositif logico-chronologique des circonstances ayant amené la prise de décision) et le dispositif de l'acte (le coeur de l'acte qui dévoile et explicite la décision), et laissant de côté, en quelque sorte, l'avant et l'après : invocation, suscription, adresse, salut, préambule, notifications ; clauses finales, date, salut final, signes de validation. La mauvaise fortune de ces documents n'est donc pas seulement à imputer aux linguistes et il a fallu attendre un certain temps pour qu'ils soient considérés en leur entièreté, comme en témoignent par exemples les travaux de Guyotjeannin (2007, 2010) sur les chartes de franchise ou la chancellerie royale. Ainsi, ce dernier déclare au sujet des actes de la chancellerie au temps des Valois que

Disponibles, en dépit de lourdes pertes, par dizaines voire centaines de milliers, ces actes ne valent pas seulement par la masse phénoménale de données factuelles qu'ils contiennent, ni par l'écho affaibli et contingent qu'ils donneraient des grandes 'idées politiques'. Par leur formation, leur formalisation, leur argumentaire – tous traits où doivent se croiser les regards du diplomatiste, de l'historien du droit, du linguiste – ils promettent de faire pénétrer au cœur même du processus, non seulement de décision, mais encore de révélation du pouvoir souverain et de construction de l'État. (Guyotjeannin 2010 : 88)

[22] En parallèle, la France a développé une longue tradition d'éditions et d'études littéraires, auxquelles viennent maintenant s'adjoindre les corpus informatisés qui, eux aussi, contiennent majoritairement ce type de documents. Si l'on trouve certes plusieurs bases de données comportant des textes de la pratique, et en particulier les Documents linguistiques galloromans ou le Nouveau Corpus d'Amsterdam (NCA), continuation du travail entrepris par Dees (1980), il faut tout de même accepter cet état de fait.

[23] La formation des linguistes est aussi à prendre en compte. Davantage littéraires qu'historiens, ceux-ci font inconsciemment perdurer le déséquilibre dans les sources étudiées et le transportent à l'Université, où la langue médiévale s'apprend majoritairement par le biais des lettres. Parmi les nombreux ouvrages destinés à l'étude de la langue médiévale, seul peut-être celui de Duval (2009), destiné en premier lieu aux historiens, donne un bon aperçu des sources non littéraires éditées9. Ce déséquilibre provient donc aussi, dans un certain sens, d'une activité philologique et éditoriale française considérable, ayant rendu disponibles un nombre important de sources et orienté les linguistes vers l'exploration de ces documents.

2.1.2 Relative utilité de certaines sources documentaires

[24] Nous ne souhaitons pas ici montrer qu'il convient d'oublier la littérature médiévale et se concentrer uniquement sur les chartes et les registres des parlements. Tous les types de textes n'offrent pas les mêmes possibilités pour étudier les marqueurs discursifs et l'oral représenté. On peut dire de façon relativement assurée que ceux-ci vont majoritairement apparaître soit dans des contextes de discours, soit dans des passages où la subjectivité du locuteur est importante. Ainsi, par exemple, les chartes possèdent une structure qui ne laisse pas vraiment 'passer' la langue parlée, ce qui ne veut pas dire pour autant : 1) qu'elles ne demeurent pas importantes pour l'étude globale de l'évolution de la langue ; 2) qu'elles ne peuvent pas appartenir à un autre régime d'oralité, probablement axé autour de la proclamation.

[25] On comprend que, dans le spectre des documents de la pratique, les lettres de rémissions soient par exemple bien plus utilisées que les chartes pour l'étude des marqueurs d'oralité, du fait à la fois de l'expéditeur du document (bien qu'il ne s'agisse jamais du demandeur lui-même), de la construction de l'acte et du thème qu'il traite. Pour résumer, l'ensemble inquisitoire des documents de la pratique semble être celui qui devrait intéresser majoritairement l'étude de l'oralité médiévale, étant donné la pratique de l'interrogatoire et son inscription dans les sources.

2.1.3 Accessibilité

[26] Il faut remarquer que l'une des raisons qui sont à l'origine de ce déséquilibre est le fait qu'il existe assez peu de documents de la pratique édités, voire même numérisés. Les registres du Parlement de Paris (civil et criminel), par exemple, sont disponibles aux Archives Nationales mais sur microfilm, et les conservateurs auront peu tendance à faire sortir les registres originaux. Or, non seulement la lecture est bien plus aisée sur l'original (surtout pour des chercheurs qui ne sont que peu ou pas formés à la paléographie), mais le microfilm peut aussi, en raison de sa mauvaise qualité, cacher plusieurs aspects du document, et en particulier tout ce qui ressortit à la ponctuation et aux signes marginaux.

[27] Il arrive aussi que ces textes soient édités mais moins connus que des textes littéraires à cause du réseau de diffusion plus confidentiel ou simplement inhabituel pour des chercheurs d'autres disciplines que l'histoire. Le référencement des ouvrages est dépendant de la perspective scientifique dans laquelle on se situe et le cloisonnement disciplinaire de l'Université ne tend qu'à augmenter l'écart entre les bibliographies. Pour de jeunes chercheurs ou des linguistes formés à la langue médiévale mais sans réelles connaissances des institutions du Moyen Âge et du pan documentaire pratique, la recherche des sources peut s'avérer difficile. Pour donner un exemple personnel : les Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350) édités par Langlois & Lanhers (1971) nous seraient passés entre les doigts si un conservateur des Archives Nationales ne nous les avait pas offert suite à une conversation portant sur le Parlement criminel. Ces quatre cahiers d'un registre criminel (Archives Nationales, X2A 4) possèdent un caractère indépendant du reste du recueil puisqu'ils reçoivent une titulature propre : Ci aprés ensuivent les confessions de pluseurs prisonniers pris et amenez a Paris tant par le commandement du roy comme par le commandement du parlement. Une recherche sur Google Scholar permet de voir que cet ouvrage n'est cité que vingt fois10 et toutes les citations, à l'exception d'une seule (on en trouve mention dans l'ouvrage de Denoyelle 2016), relèvent d'ouvrages ou d'articles d'historiens. Il y a donc de grandes chances pour qu'un linguiste s'intéressant à la langue médiévale passe à côté d'ouvrages (déjà rares !) de ce type. Et pourtant, lorsqu'on lit le Guide des recherches dans les fonds judiciaires de l'Ancien Régime (Archives Nationales 1958) dont la partie consacrée à la série X a été réalisée par Langlois, on trouve à la fin cette mention :

Signalons à nos lecteurs les registres des Plaidoiries civiles et criminelles. Au Moyen Âge, en particulier, les résumés des plaidoyers des avocats qui y sont transcrits contiennent mille détails intéressants, témoignages vécus sur l'histoire des mœurs que l'on ne trouve pas ailleurs et qui ne sont pas transcrits dans l'arrêt en forme des registres d'Arrêts ou de Jugés. (Archives Nationales 1958 : 124)

En lisant entre les lignes, on pouvait déjà se demander si ces textes n'étaient pas dignes aussi d'intérêt au point de vue linguistique puisque l'on a vu que, bien souvent, les documents où la subjectivité était forte et où les locuteurs avaient (parfois) la parole pouvaient se révéler d'excellents contrepoints aux textes littéraires déjà bien étudiés.

[28] Il faut aussi noter, relativement à la difficulté d'accès, deux autres points d'achoppement notoires. Tout d'abord, ces textes sont d'apparence assez peu avenante : si l'on peut lire sans trop de connaissances paléographiques les registres des Plaidoiries, les choses se compliquent fortement lorsque l'on passe par exemple aux plumitifs de la Tournelle (série X2A 907-919 pour la période 1543-1560), documents liés à des interrogatoires où l'on pratique la question et qui ont probablement été pris sur le vif. Deuxièmement, dans ces textes, et par rapport aux textes littéraires, le ratio de découverte est assez faible : il faut lire beaucoup (avec tous les inconvénients mentionnés ci-dessus) pour trouver peu, ce qui n'incite pas forcément au dépouillement de ces sources.

2.2 Quelques sources utilisables

[29] Afin d'essayer de pallier le faible recours aux documents de la pratique, ou plutôt afin de proposer quelques sources nous ayant déjà servi dans l'étude des marqueurs discursifs et de l'oralité des textes médiévaux, nous allons maintenant présenter plusieurs ensembles documentaires en essayant d'intégrer leur contexte historique.

2.2.1 Les lettres de rémission

[30] Nous prenons ici l'exemple de Les lettres de rémissions du duc de Lorraine René II (1473-1508) étant donné qu'il s'agit de l'ouvrage le plus récent concernant ce type de document, mais l'ensemble du corpus reste évidemment consultable malgré une couverture éditoriale restreinte11. L'édition de Pégeot, Derniame & Hénin (2013) est à but essentiellement historique et cherche à montrer non seulement la criminalité et la vie quotidienne mais aussi le degré de modernisation du pouvoir princier. On trouve, dans cet ouvrage, 321 lettres conservées en copies (transcrites dans des registres) dans les Archives départementales de Meurthe-et-Moselle. Il s'agit de lettres patentes émanant du souverain et accordant un droit ou une faveur ; ces lettres, puisque patentes, sont 'ouvertes', c'est-à-dire destinées à être connues du plus grand nombre et probablement criées par les agents du pouvoir dans les lieux requis, à savoir le lieu du crime, de résidence du coupable et de la victime ainsi qu'aux carrefours.

[31] Ces demandes de grâce proviennent des sujets et sont rédigées et mises en forme par le personnel administratif de base dans les baillages et prévôtés. Comme l'expliquent Pégeot, Derniame & Hénin (2013 : 41) dans leur introduction, « Il [le clerc-juré] recueille les déclarations orales des demandeurs ou des représentants et les transcrit en langage intelligible dans le respect de la formulation requise. » Ce qui ne veut pas dire que ces lettres ne contiennent que du style de notaire ; en fait, le style formulaire se situe aux deux extrémités de la lettre (parties initiales et clauses finales) et l'exposé et le dispositif comportent bien souvent des passages au discours direct, comme le montre cet exemple :

(2)

qui, en voulant paier sa juree audit Jehan Lebeuf, lors maire dudit Liney, ayant la charge de recevoir les denniers d'icelle, disoit pluseurs grans injures audit Jehan Lebeuf et mesmement l'appeller traictre maire, en luy disant : « Tu me vieulx faire paier XIII deniers pour la juree de ma vache, et je regnie Dieu, je aimeroye mieulx que tu eusses la vache ou ventre que je paiasse lesdits treze deniers », en appellant ledit maieur par pluseurs fois et sans cesser : « Traictre, traictre maire ! tu as laissé batre les subgetz et les bourgeis de la ville sur la muraille par les varletz du gouverneur. » (Les lettres de rémission, lettre 66)

La présence des jurons (dont la position dans l'énoncé n'est pas sans être intéressante) mais aussi de phénomènes syntaxiques comme la répétition (préfacée par un verbum dicendi développé et opérant d'une autre façon l'effet recherché dans le discours direct : en appellant ledit maieur par pluseurs fois et sans cesser) nous placent bien loin du style de notaire et permettent de penser que l'ensemble du corpus de lettres de rémission pourrait être d'un grand apport dans l'étude des marqueurs d'oralité médiévaux.

2.2.2 Les registres des parlements

[32] On juge de manière orale au Moyen Âge, mais lorsque l'affaire est trop complexe (c'est-à-dire la plupart du temps), la Cour rend un arrêt d'appointement qui oblige les parties à produire des pièces écrites. Les Plaidoiries contiennent une sorte de procès-verbal de séance, à la différence des Jugés, Lettres et Arrêts qui eux contiennent les arrêts définitivement élaborés. Il ne s'agit pas, évidemment, de notes prises directement à l'audience (même pour les Minutes) mais déjà d'une transcription où l'on peut cependant trouver plusieurs occurrences de marqueurs d'oralité lorsque les protagonistes voient leur discours rapporté  :

(3)

et quant il furent entrez enz, ledit Jançon vit, si comme il confessa, que ledit Regnier Bergier et ses II frères avalerent uns degrez dudit hostel et yssirent hors en la voie, touz armez, et pristrent à aler moult fort et radement vers l'ostel des Bons Enfanz ; et lors ledit Jançon dit audit Perrin : « Alons nous couchier, car certes il vont faire telle chose dont il seront courrouciez » (Confessions et jugements, p. 105)

[33] Aux registres on peut ajouter les plumitifs de la Tournelle, conservés à partir de 1546. La Tournelle est constituée comme chambre distincte en 1515 et recouvre la compétence du Parlement au criminel. Elle est chargée de la haute criminalité, entraînant la peine de mort, le bannissement ou la condamnation aux galères. Comme on l'a déjà dit, le statut de ces textes pris sur le vif est remarquable mais nécessite l'intervention d'un historien ou d'un paléographe habitué aux écritures cursives du 16e siècle12. Il est à noter que, comme le constatent Langlois & Lanhers (1971 : 14), la vélocité d'écriture des plumitifs ne se ressent pas seulement au niveau paléographique mais aussi syntaxique, ce qui ne peut que présenter un intérêt certain pour le linguiste médiéviste : « On y est frappé par la rapidité de l'écriture, les hiatus inévitables dans un texte parlé, ce qui d'ailleurs en rend la lecture et la compréhension difficiles » (nos italiques).

2.2.3 Les procès

[34] Les procès constituent aussi une source très intéressante pour les linguistes, et peut-être un peu moins méconnue. Ils sont par exemple utilisés par Culpeper & Kytö (2010) et on peut compter, en France, sur plusieurs éditions de procès relativement fiables : celles de Blanchard sur les procès du règne de Louis XI (1461-1483), comme celui de Jacques d'Armagnac (Procès de Jacques d'Armagnac), ou bien les différentes éditions du procès de Jeanne d'Arc13. Dans ces procès, les séquences de questions-réponses entre les enquêteurs et les accusés présentent un intérêt particulier. Il ne s'agit évidemment pas d'un rapport verbatim de ce qui a été dit, mais d'une transcription de notes prises lors des interrogatoires. Le texte peut être soit complètement en français, comme c'est le cas pour le P rocès de Jacques d'Armagnac, soit partiellement comme pour celui de Jeanne d'Arc. Ainsi, pour ce dernier, ce que l'on appelle la minute française constitue un document à partir duquel les notaires rédigèrent a posteriori le procès latin, mais qui n'est lui-même pas dépourvu de passages latins pour ce qui concerne les choses du procès-verbal. On sait que, pour cette affaire, lors des séances, les deux premiers notaires (Guillaume Manchon et Pierre Taquel) prenaient des notes et que le troisième (Boisguillaume) se contentait d'écouter ; ils consignaient les demandes et réponses lors de l'interrogatoire ainsi que les délibérations des juges. Après dîner, ils confrontaient leurs notes et impressions, en présence de divers assesseurs, et dressaient un texte en français (la minute). Ces dépositions étaient relues au témoin et ne prétendent pas être une rédaction définitive et soignée : elles conservent parfois l'apparence de notes d'audience hâtives comme aux débuts des interrogatoires. Ainsi de la journée du jeudi 15 mars qui semble commencer in medias res :

(4)

Aprés les monicions faictes a elle et requisicions que, s'elle a fait quelque chose qui soit contre nostre foy, qu'elle s'en doit rapporter a la determinacion de l'Eglise :
Respond que ses responses soient veues et examinees par les clercs, et puis que on luy die q'il y a quelque chose qui soit contre la foy chrestienne : elle sçara bien a dire par son conseil qu'il en sera, et puis en dira ce que en aura trouvé par son conseil. Et toutesvoies, s'il y a rien de mal contre la foy chrestienne que nostre Sire a commandee, elle ne vouldroit soustenir et seroit bien courroucee d'aler encontre. (Procès Tisset, p. 154)

2.2.4 Les sources narratives

[35] Il est aussi possible d'utiliser les sources narratives comme les chroniques (Chronique scandaleuse, Journal d'un bourgeois de Paris, Histoire de saint Louis, etc.) mais ces textes semblent surtout pouvoir nous fournir des informations davantage méta-linguistiques. On peut cependant y trouver des occurrences de discours, comme pour cet extrait de la Chronique scandaleuse où le connétable de Saint-Pol commente avec douleur le jugement du roi et de sa cour (à noter la présence, dans le ms. BNF fr. 5062 de la Chronique scandaleuse, f. 116r, de punctus entre les deux occurrences de l'interjection14) :

(5)

Duquel dictum et sentence il se trouva fort perplex et non sans cause, car il ne cuidoit point que le roy ne sa justice le deussent faire mourir. Et dist alors et respondi : « Ha, ha ! Dieu soit loué, veez cy bien dure sentence ; je lui supplie et requier qu'il me doint grace de bien le recognoistre au jour d'huy. » Et si dist alors à Mons. de Saint-Pierre : « Ha, ha ! monseigneur de Saint-Pierre, ce n'est pas cy que m'avez tousjours dit. » (Chronique scandaleuse, p. 358)

[36] Il nous semble cependant que ces textes sont bien mieux connus des linguistes que les précédents, probablement en raison de leur caractère narratif et de la lecture que l'on peut en faire, contrastant avec le caractère sériel des documents plus correctement appelés de la pratique.

[37] Cette liste de textes pouvant servir de sources complémentaires aux linguistes n'est certes pas exhaustive. Les recherches bibliographiques menées dans le cadre d'une thèse sur les marqueurs d'oralité ont cependant montré clairement que ces textes étaient très rarement mentionnés dans les études linguistiques, d'où la nécessite d'un premier recensement.

3 Intérêt des textes de la pratique

3.1 Méta-linguistique

[38] Ces documents présentent donc bien, pour nous, un intérêt linguistique certain, mais il faut aussi noter qu'à la différence des sources médiévales littéraires qui, dans un sens, sont déjà méta-linguistiques15, on peut aussi essayer de 'faire parler' ces textes. On prendra ici trois exemples d'informations méta-linguistiques disponibles : celles concernant les serments-jurons, la diffusion de l'information et la variation propre à la langue médiévale.

3.1.1 Statut des jurons

[39] On sait que les jurons sont considérés comme l'un des marqueurs d'oralité principaux et ont fait l'objet de nombre d'études pour la période médiévale (Lagorgette 2009, 2016 ; Lagorgette & Larrivée 2004 ; Kristol 1993 ; Gonthier 2007 ; etc.) mais il nous semble que certains documents de la pratique peuvent être mis à contribution afin d'éclairer la perception qu'avaient les médiévaux eux-mêmes de leurs usages linguistiques.

[40] Ainsi, dans le Procès de condamnation de Jeanne d'Arc (Procès Tisset), suite à une question visant à remettre en cause son respect des règles de la religion chrétienne, on trouve cette réponse de l'intéressée :

(6)

Interroguee se, depuis qu'elle est en ceste prison, a point regnoyé ou malgree Dieu :
Respond que non ; et que aucunes fois, quant elle dit : Bon gré Dieu, ou : Saint Jehan, ou : Nostre Dame, ceulx qui pevent avoir rapporté, ont mal entendu. (Procès Tisset, p. 150)

Cet énoncé est crucial à plusieurs titres : non seulement il permet de placer plusieurs occurrences de serments-jurons sur le même plan pragmatique, mais il rend aussi compte du sentiment qu'entretient Jeanne avec sa propre langue16. Cette mise à plat de trois énoncés – Bon gré Dieu, Saint Jehan et Nostre Dame – ne possédant pas les mêmes caractéristiques syntaxiques et sémantiques mais étant rassemblés par la coordination égalisatrice ou nous autorise à considérer les diverses variantes de ces syntagmes – Bon gré X, Saint X, Nostre Dame, mais aussi Dieu ou Jesus – comme vus négativement par Jeanne et ses interrogateurs et équivalant à des jurons. Il devient alors possible de reconsidérer l'emploi de ces occurrences dans d'autres textes et d'émettre de nouvelles hypothèses (appuyées cette fois sur des prémisses attestées) relatives à leurs valeurs pragmatiques. On peut ainsi se demander si la forte présence de jurons dans les farces tient à une pragmaticalisation plus avancée de ceux-ci ou bien si le sentiment linguistique de Jeanne d'Arc doit être considéré comme représentatif ou non de l'état d'esprit linguistique de la communauté médiévale. En effet, en niant avoir jamais blasphémé (regnoyé ou malgree Dieu), Jeanne cherche à construire un personnage pieux et obéissant au divin avant d'obéir aux hommes17. Le 'simple' fait de conjurer en vain les saints noms lui semble donc être une offense qu'elle n'aurait jamais pu commettre et qui ne tiendrait qu'à un défaut dans la réception (ont mal entendu) et non dans l'émission. Cette attitude de crainte vis-à-vis du blasphème doit-elle être étendue à l'essentiel de la population médiévale ? Dans tous les cas, la réponse de l'intéressée fournit un contrepoint bienvenu aux textes littéraires où le blasphème est monnaie courante et où les (trop) nombreux jurons semblent émailler une langue où l'oral est parfois artificiellement représenté.

[41] On retrouve cette condamnation du blasphème dans l' Histoire de saint Louis rédigée par Jean de Joinville qui, en plus de nous fournir de nouvelles preuves méta-linguistiques, nous propose aussi des alternatives linguistiques d'un grand intérêt :

(7)

Je fu bien vint-dous ans en sa compaignie, que onques Dieu ne li oÿ jurer, ne sa mere, ne ses sains ; et qant il vouloit aucune chose affermer, il disoit : « Vraiement il fu ainsi, » ou : « Vraiement il est ainsi. »
Onques ne ly oÿ nommer le dyable, se ce ne fu en aucun livre là où il l'afferoit à nommer, ou en la vie des sains de quoi li livres parloit. Et c'est grans honte au royaume de France et au roy quant il le seuffre, que à peinne puet l'on parler que on ne die : « Que dyables y ait part ! » Et c'est grans faute de languaige, quant l'on approprie au dyable l'ome ou la femme, qui sont donnés à Dieu dès que il furent baptizié. En l'ostel de Joinville, qui dit tel parole, il doit la bufe ou la paumelle, et y est cis mauvais languaiges presque touz abatus. (Histoire de saint Louis, p. 355)

L'on se trouve bien ici dans le topos d'un monde blasphématoire, qui serait de fait équivalent à celui de la farce. Là encore, le juron fait partie des péchés à la fois les plus répandus et les plus graves.

[42] L'hôtel de Joinville, lui, est le lieu d'une éducation linguistique et d'un apurement du langage par la violence, de la même façon que le roi serait prêt à prendre sur lui la vilenie des paroles de ses sujets afin d'en débarrasser son royaume :

(8)

Et dist li sains roys : « Je vourroie estre seigniez d'un fer chaut, par tel couvenant que tuit vilein sairement fussent osté de mon royaume. » (Histoire de saint Louis, p. 355)

Mais Joinville, en plus de construire là encore une image d'un locuteur respectueux du divin et blessé par la moindre entorse aux règles linguistiques18, nous propose aussi, comme pourraient le faire les Manières de langage, un autre énoncé possible, acceptable et attesté : et qant il vouloit aucune chose affermer, il disoit : « Vraiement il fu ainsi » ou : « Vraiement il est ainsi ». En creux se lit un usage du juron situé en ouverture de tour de parole, et destiné à marquer non seulement l'emphase du locuteur sur son énoncé et le renforcement qu'il souhaite porter au sujet de sa véridicité, mais aussi de servir de marqueur de prise de tour. On imagine sans peine (et il serait aisé d'en trouver de nombreuses attestations) une occurrence de discours où le vraiement19 de saint Louis serait remplacé par un des trois jurons que Jeanne d'Arc nie avoir jamais prononcé : Bon gré Dieu20 / Saint Jehan / Nostre Dame, il est ainsi. En plus de venir nous renseigner sur l'usage qu'on pouvait faire de l'occurrence attestée (vraiement) mais aussi sans trop de doutes, de nos autres hypothèses, cette remarque de Joinville aligne au plan pragmatique deux façons – une bonne, une mauvaise – de faire à peu près la même chose. En remplaçant le juron, l'adverbe, selon toute chose, venait remplir son rôle sans réaliser l'acte illocutoire interdit21.

[43] On peut aussi voir que la punition du juron peut être utilisée comme outil de coercition, non véritablement en elle-même, mais ajoutée aux crimes pour lesquels l'accusé était jugé. C'est le cas par exemple dans une des lettres de rémission lorraine où le serment ne semble pas être assez important (du moins ici) pour mériter seul l'emprisonnement mais relève tout de même de la justice :

(9)

par quoy, depuis, s'en alla au lieu de Chastelsalin pour marchander a faire des fagots pour noz sallines dudit lieu, advint aug jour que, luy estant en la taverne avec sez compaingnons que besoingnoient avecques luy, il commença a jurer le sanc Dieu et pluseurs autres villains sermens, pourquoy nostre prevost dudit Chastelsalin le fist prendre et constitué prisonnier, esquelx il le detient encores, disant qu'il ne le tient pas seullement pour lesdits sermens mais ledit cas d'omicide. (Les lettres de rémission, lettre 248)

[44] Enfin, d'autres mentions de jurons permettent aussi de dresser ce que l'on pourrait appeler le paysage linguistique22 du Moyen Âge ainsi que de vérifier la constance de certains comportements humains. C'est le cas, par exemple, d'une scène de la Chronique scandaleuse où, en dehors du caractère anecdotique, on relève plusieurs items linguistiques que l'on retrouvera dans la littérature :

(10)

Et, ce mesmes jour, furent prinses pour le roy, et par vertu de sa commission adreçant à ung jeune filz de Paris nommé Henry Perdriel, en ladicte ville de Paris, toutes les pyes, jays, chouetes estans en cage ou autrement et estant privées, pour toutes les porter devers le roy. Et estoit escript et enregistré le lieu où avoient esté prins lesdiz oiseaulx et aussi tout ce qu'ilz savoient dire, comme : Larron ! Paillart ! Filz de putain ! Va hors, va ! Perrete, donne moy à boire ! et plusieurs autres beaux motz que iceux oiseaux savoient bien dire et qu'on leur avoit aprins. (Chronique scandaleuse, p. 220)

Partout où ils passent, les hommes apprennent ainsi toujours les mêmes choses aux oiseaux psittacistes, et seuls changent les beaux motz puisés dans la langue.

3.1.2 Diffusion de la parole

[45] On peut aussi utiliser les sources de la pratique comme renseignant sur la diffusion de l'information, bien que cet angle de vue ne tienne pas véritablement de l'étude de la langue mais plutôt de ses pratiques. Cependant, à la différence des sources littéraires, souvent vagues au sujet de leur actualisation, certains documents nous livrent sans ambages des faits de réception qui permettent de mesurer la diffusion de la parole et son rapport vis-à-vis de l'écrit dans la société médiévale. C'est le cas, par exemple, pour le Procès de Jacques d'Armagnac où Balsant, un second du duc de Nemours, se voit adresser une réprimande quant à sa feinte ignorance :

(11)

Interrogué puis qu'il sceut qu'il avoit esté adjorné ainsi, pour quoy il ne comparut aux jours et termes a luy assignéz devant ledict Clutin, dit qu'il ne sceut oncques riens dudict adjornement jusques a ce qu'il fut banny.
Et sur ce luy a esté remonstré qu'il est impossible qu'il ne le sceust, car telz adjornemens a son de trompe sont sollempnelz, publicques et notoires par tout le païs la ou ilz sont faiz, et si portent grans et longs delaiz devant que venir a la sentence, par quoy ne se peut faire qu'il ne sceust ledict adjornement et qu'il ne venist a sa notice et congnoissance incontinent icelluy fait ; sur quoy il a dit et respondu que par son Createur il n'en sceut oncques riens jusques a ce que, comme dit a, il fut banny. (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 183)

En plus du serment présent dans le discours indirect de dédouanement de Balsant (par son Createur), cette information nous permet de mesurer, ou du moins de prendre en compte, l'écart existant entre le document écrit que l'on conserve et son actualisation à l'époque de sa rédaction : ce que nous lisons aujourd'hui n'était pas reçu de cette façon à l'époque de sa publication. De même, comme on l'a dit plus haut, les lettres de rémission étaient lues à haute voix (criées) à des endroits symboliques, ce qui peut nous interroger sur la valeur des marqueurs d'oralité présents dans l'exposé et le dispositif des actes.

3.1.3 Variation et sérialité

[46] Enfin, les documents de la pratique présentent une caractéristique que l'on pourrait rapprocher de la variation des textes littéraires, à savoir le fait de pouvoir parfois posséder plusieurs textes consignant le même événement. L'existence de tels 'doublons' (qui, en réalité, n'en sont pas) permet de mettre en lumière des stratégies linguistiques différentes selon les locuteurs et leurs buts.

[47] Ainsi, Les lettres de rémission du duc de Lorraine René II (1473-1508) nous offrent plusieurs demandes concernant la même affaire mais provenant de sources distinctes, comme c'est le cas pour les lettres 84 et 85 traitant d'un conflit opposant Claude Warel et Gascart au sujet de la nomination comme saunier de ce dernier :

(12)

Et alors ledit Claude Warel de Serecourt print la parolle et dist par telz motz ou semblables en sustance : « Voulez vous hancier ce laron saulnier ? », lequel suppliant luy respondit : « Tu as menti, je ne suis point laron. » (Les lettres de rémission, lettre 84)

(13)

sur quoy ledit suppliant, non point par rigueur, commancza a dire : « Voulez vous hansier saulnier se larron ? », lequel Gascart, incontinant mal meu de couraige, respondit audit suppliant : « Tu as menty par les dens, je ne suis point larron. » (Les lettres de rémission, lettre 85)

Dans (12), Gascart, sujet de l'injure de Claude, est le suppliant : l'énoncé de Claude comporte une interrogative à laquelle s'intègre l'injure ce laron ; dans (13), où Claude est cette fois le suppliant, sa question est, tout d'abord, énoncée non point par rigueur, mais aussi reporte l'injure en fin d'interrogation. Reste à savoir laquelle des deux formes syntaxiques paraît la plus insultante, ou si cette variation ne ressortit qu'à la contingence liée à l'écriture de l'acte23. Plus révélateur est l'insertion, dans la réponse de Gascart, du syntagme par les dens24, présent seulement dans la demande de Claude. Là encore, l'énoncé est introduit par un modalisateur, opposé cette fois au non point par rigueur de la question mal meu de couraige. Il est difficile de ne pas voir ici l'emploi d'une stratégie linguistique visant à convaincre le potentat du bien fondé de la demande et il semble bien que cette manœuvre s'appuie, au moins dans une certaine mesure, sur l'utilisation d'items linguistiques visant à discréditer la parole de l'autre.

[48] De même, dans le Procès de Jacques d'Armagnac, l'énoncé d'un même locuteur, Micquelot Fauvel, est transcrit de deux façons différentes selon la personne rapportant le discours : un témoin pour la première occurrence, un interrogateur pour la seconde. Si la variation à l'œuvre dans les deux occurrences d'un même discours peut bien provenir d'un simple remaniement linguistique (et, en cela, cette variation serait déjà intéressante en elle-même), on peut aussi penser que l'apparition de marqueurs d'oralité supplémentaires tiendrait d'une stratégie particulière visant des buts spécifiques, ici de nature accusatoire :

(14)

Dit oultre qu'il a oy dire audit Micquelot, quant les Anglois eurent treves avec le roy, ces parolles : « Bourbon, tu joue ton jeu, par les cinq playes Dieu, tu n'est pas gentil compaings. » (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 94)

(15)

Enquis oultre s'il dit point aprés l'appoinctement des Anglois, ainsi qu'on parloit des treves prinses entre le roy et lesdicts Anglois, ces motz  : « A Bourbon, Bourbon, tu as joué ton jeu, par les .v. playes Dieu, tu n'est pas bon compaings », dit que jamais n'en parla. (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 101)

[49] On le voit, la sérialité même des documents de la pratique, entraînant parfois des 'doublons', permet d'avoir parfois accès à une certaine variation linguistique, en particulier au niveau des marqueurs d'oralité, variation pouvant faire apparaître, en creux, des informations linguistiques et méta-linguistiques que les textes littéraires n'exhibent pas toujours. L'exemple le plus probant d'un autre type de variation (contiguë) serait peut-être celui des Manières de langage où l'emploi des conjonctions ou, ou si et aut ainsi que des listes d'expressions à fonctions semblables25 permettent d'approcher la classe des marqueurs d'oralité de façon onomasiologique et non sémasiologique, afin de ne pas s'enferrer dans le piège de la forme comme unique constructrice du sens.

3.2 Linguistique

[50] Mais, en plus de l'intérêt méta-linguistique et des lectures en creux qu'autorisent ces sources, il faut aussi remarquer que leur apport purement linguistique n'est pas négligeable. Nous traiterons ici spécifiquement de l'utilisation de coordonnants à fonction pragmatique ainsi que de deux faits syntaxiques, la répétition et la dislocation.

3.2.1 Coordonnants à fonction pragmatique

[51] Nous considérons ici que les trois coordonnants étudiés (mais, or, et26) possèdent une fonction davantage pragmatique que syntaxique ou sémantique, c'est-à-dire que leur utilisation tient plus d'un rôle de structurateur discursif que du rôle grammatical 'classique'. Du fait de l'impossibilité d'utiliser seulement la grammaire pour expliquer ces occurrences, on doit avoir recours à la pragmatique et à l'analyse de conversation qui permettent une description plus complète.

[52] Les Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350) nous offrent une occurrence de mais utilisé, selon nous, dans un sens pragmatique. Il s'agit de la réaction d'un prêtre à l'agression d'une de ses ouailles (Jehan) concernant un prêt monétaire :

(16)

Et il [Jehan] dit audit prestre : « Vous faites mal de moy grever. » Lors dist li prestre : « Mauvez ribaut, mais tu m'as fait dommage.  » Et mist main, le prestre, à l'espée, pour vouloir ferir li qui parle ; et adonc ledit Perrin, son compaingnon, embraça ledit prestre et le mist à terre jus de son cheval et en disant : « Hé ! mauvais prestre, nous veus tu tuer aussi, comme tu feis Gautier Bougon ? » parent, si comme il dit, de lui qui parle. (Confessions et jugements, p. 112)

[53] Dans cet extrait, il ne semble pas que mais27 fonctionne en coordination avec l'insulte et assez difficilement avec la proposition précédente où Jehan met en garde le clerc contre une hausse des intérêts. La seule façon de coordonner ces deux phrases serait de considérer que l'énoncé tu m'as fait dommage du prêtre devrait se rapporter à l'expression faire dommage du sien, attestée dans le Dictionnaire du moyen français comme signifiant 'entamer son patrimoine'. D'où cette situation :

-

Jehan : vous ne devriez pas augmenter mon intérêt ;

-

le prêtre : [insulte] + mais + tu es en tort (financier) contre moi.

[54] Cependant, la suite de l'événement peut amener à douter de cette interprétation. En effet, le clerc empoigne son épée et paraît disposé à en découdre physiquement, amenant le compagnon de Jehan à intervenir ainsi qu'à rappeler le passé belliqueux de l'homme d'église. Cette violence a de quoi étonner : même si l'énoncé se voulait menaçant, il ne dépasse pas les bornes de l'outrage. À moins qu'il nous manque, dans le récit, une action : Jehan aurait pu mettre la main sur le prêtre, d'où un autre sens (plus courant) à attribuer à l'expression faire dommage. Étant le suppliant, il est possible que Jehan ne mentionne pas cet incident28. La situation serait alors celle-ci :

-

Jehan : vous ne devriez pas augmenter mon intérêt + [atteinte physique] ;

-

le prêtre : [insulte] + mais + tu as outrepassé les normes sociales en m'atteignant.

La fonction de mais devient alors principalement pragmatique : ce marqueur sert à indexer une action ainsi que la surprise du locuteur devant cette action. On se trouve alors dans la situation II B a. définie par Ducrot et al. (1980 : 98) où mais en tête de réplique29 enchaîne sur du non-verbal et marque l'opposition de X à un comportement de Y ou bien à une situation30. Mais en vient alors à perdre sa fonction argumentative textuelle pour acquérir une dimension davantage pragmatique et macro-discursive en réaction à un énoncé ou une action précédents.

[55] Un autre emploi de mais se trouve dans les lettres de rémission lorraines, lors d'une reprise d'un énoncé en miroir avec inversion des actants. La scène constitue un déroulement non ordinaire d'une situation ordinaire, à savoir un échange de salutations :

(17)

ledit suppliant, adverty que ung nommé Robin de Valloy avoit dit et publié que la seur dudit suppliant estoit ribaulde, allant que faisoit ledit suppliant audit Valloy esperant d'aller en l'ostel de son pere, il trouva en son chemin ledit Robin, lequel Robin lui dit : « Bon jour », et ledit suppliant, meu et courroucé, lui dit : « Mal jour te doint Dieu, menteur que tu es ! », lequel Robin lui respondit : « Mais toy menteur, Jehan faillon ! » ; et tant se arguerent ensemble l'un et l'autre que ledit suppliant luy dit de rechief : « Comment donneroye je bon jour a ung tel menteur que tu es d'avoir dit telles nouvelles de ma seur de l'avoir publié ribaulde, veu que rien ne s'en monstre, et je te promes que des parolles que tu en as dictes, tu en averas une fois mal jour. » (Les lettres de rémission, lettre 102)

En plus de remarquer que les textes de la pratique peuvent nous offrir un aperçu des interactions quotidiennes que l'on peut alors comparer avec la représentation qu'en donnent les sources littéraires, il est à noter qu'ici encore, mais ne peut être étudié d'un point de vue grammatical seul. En effet, dans cet enchaînement, le coordonnant n'introduit pas une réaction par rapport à une proposition (comme dans le cas de je n'ai pas dit X mais Y) mais par rapport à l'acte de langage réalisé par le locuteur ce n'est pas moi mais toi le menteur. Mais vient donc jouer un rôle à la fois conversationnel (il introduit une deuxième partie de paire marquée) et pragmatique (il indique que le second locuteur rejette l'acte de langage réalisé par le premier locuteur). On ne se situe donc pas sur le plan oppositif grammatical (X n'est pas Y mais est Z) mais sur un plan oppositif pragmatique (X dit que Y est Z mais Y dit que X est Z).

[56] Concernant or, bien qu'il s'agisse d'un adverbe en moyen français, nous avons choisi de le placer parmi les coordonnants en raison justement du rôle discursif qu'il peut remplir. S'il semble la plupart du temps conserver une partie de son sens déictique, certaines occurrences permettent d'appréhender d'autres fonctions. Comme l'a déjà dit Guillot (2009)31, il se trouve toujours en position d'ouverture dans le discours – ce qui lui confère une caractéristique de structurateur. Nous souhaitons simplement faire une remarque quant à une réserve invoquée dans cet article. Concernant deux textes de nature autre que littéraire, le Bestiaire et le Comput de Philippe de Taon (12e siècle), Guillot (2009 : 278) pointe ce qui semble être une exception : « On peut s'étonner de rencontrer dans deux textes didactiques, dont rien n'indique qu'ils aient jamais donné lieu à une quelconque performance orale, ces formules que l'on donne généralement pour caractéristiques des textes épiques ». Bien que consciente du fait que cet étonnement soit issu d'une fausse problématique puisqu'elle déclare que « leur présence dans ces textes invite donc à la plus grande prudence dans les liens qu'il est possible d'établir entre la performance orale d'un texte et les marqueurs d'oralité qui s'y trouvent », il nous semble que la question doit être déplacée. Considérer ainsi les marqueurs d'oralité revient à minorer le rôle qu'ils jouent au niveau de l'écrit même : pour nous, ces marqueurs fonctionnent en partie parce qu'ils sont écrits, et tiennent donc à la fois de la structuration graphique ainsi que de la publication du message oralisé. Or est alors un marqueur d'oralité certes parce qu'il peut servir à ouvrir le discours, mais aussi parce qu'il marque graphiquement cette ouverture, et ressortit donc du formatage possible de l'écrit en vue d'une oralisation.

[57] Dans les exemples que nous avons relevés, or se combine soit avec un impératif, soit avec une apostrophe (afin de marquer plus clairement le destinataire du message), soit avec un autre déictique (ça), permettant alors de posséder à la fois les coordonnées temporelles (or) et spatiales (ça). Les Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350) nous donnent un exemple de ce coordonnant ayant conservé son sémantisme temporel mais possédant aussi une fonction discursive et pragmatique d'ouverture du discours et d'introduction d'un impératif :

(18)

Requis comment il furent justicié, dit qu'il orent copées les testes et dit encore que quant il furent ainssi mort, il meismes dist hautement et publiquement en ceste maniere : « Or se garde chascuns que il ne facent riens contre la ville de Bruges » (Confessions et jugements, p. 47)

Il faut aussi remarquer, comme on l'a dit supra, que ce marqueur semble aussi remplir une fonction structurante au niveau graphique, à savoir d'outil de signalisation du discours direct, étant donné que toute la ponctuation de nos exemples tient de l'intervention des éditeurs.

[58] Dans le Procès de Jacques d'Armagnac, la combinaison de or et ça possède une composante déictique forte mais qui semble parfois s'effacer au profit d'un sens plus discursif. En témoigne la comparaison entre les deux premiers exemples (19 et 20) et le troisième (21) :

(19)

Dit que pendant ledict viconte feist ledict voiaige devers ledict de Nemoux, ledict feu monseigneur de Guienne envoya querir il qui parle et luy dist : « Or ça Desmier, n'est il pas que monseigneur de Nemoux vieigne devers moy ? » lequel qui parle respondit ces parolles [...] (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 32)

(20)

ledict Balsan s'adreça audict Cosmart qui portoit ledict argent en luy disant telz motz ou semblables en effet et substance : « Ore ça, nostre maistre, vous estes celluy qui toujours avéz poursuivy monseigneur de Nemoux, je regnie Dieu si vous ne me bailléz maintenant l'argent que portéz [...] » (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 188)

(21)

Dit que audict lieu de Murat, ainsi qu'il nectoioit les robes de son maistre, il ouyt dire audict de Nemoux, ainsi qu'il passoit de chambre en autre : « Or ça le roy est a Amboyse et fait grant chere et ne se soucie point de moy, mais avant qu'il soit gueres je me passeray bien de luy. » (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 39)

Les deux premières occurrences renvoient bien en effet aux coordonnées spatiales et temporelles et introduisent une apostrophe permettant de diriger le discours vers son destinataire ; la troisième nous semble un peu plus largement discursive en ce que sa fonction principale paraît d'être un marqueur d'ouverture du discours selon une certaine modalité. Si l'on voulait adapter la dernière occurrence à nos marqueurs discursifs, on pourrait facilement utiliser eh bien, et perdre à ce moment-là sa valeur déictique pour en faire plutôt un ponctuant du discours.

[59] La question de et comme marqueur du discours est complexe du fait de son importante présence dans quasiment tous les textes médiévaux. Elle se complique lorsque l'on considère que certaines occurrences de et peuvent s'apparenter à des interjections comme dans le procès de Jeanne d'Arc :

(22)

Et comment lessera Dieu ainsi mourir mauvaisement ceulx de Compiegne qui sont si loyaulx ? (Procès Tisset, p. 38)

Cette 'confusion' graphique n'est pas limitée aux textes de la pratique et se retrouve par exemple très souvent dans les farces :

(23)

Et maulgré bieu du villain prestre, / T'en veulx-tu desja aller ? (RF, La Confession du Brigand au curé, v. 85)

(24)

Et, belle dame, taisés-vous (RF, La Mauvaistié des femmes, v. 75)

(25)

Et sà, la main, mon doulx amy (T, t. III, Le Cuvier, v. 251)

[60] On trouve aussi de nombreux et introduisant un impératif, comme dans les lettres de rémission ou bien le Procès de Jacques d'Armagnac :

(26)

et lors ledit Jehan Martin qui estoit en ladite rue, devant l'ostel dudit suppliant ou assez pres, tenant en sa main une espee toute nue(e), appela iceluy suppliant, disant : « Viens ribault ! Traistre, je te osteray la vie du corps ! Je te tueray ou tu me tueras, et te deffens car je ne te fauldrés pas » (Les lettres de rémission, lettre 60)

(27)

dit oultre qu'il a oy dire audit Miquelot publicquement en la ville ainsi qu'on parloit de la guerre qui estoit levee : « Et ne vous chaille qu'avéz vous affaire a qui vous soyéz mais qu'on ne vous demande riens » (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 174)

[61] Un exemple tiré du Procès de Jacques d'Armagnac permet d'observer un éventail des fonctions de ce coordonnant : coordination interne (et1), structuration graphique et discursive (et2), enchaînement de propositions (et3) :

(28)

Aprés qu'ilz furent departiz de ladict Bastille, icelluy Phelippe Luilier alla devers ledict de Nemoux en sa chambre, auquel il dist ce que dit est, et1 icelluy de Nemoux luy demanda : «Et2 que me veullent ilz encores demander ? ». Et3 luy qui parle luy respondit qu'il ne savoit et1 ledict de Nemoux luy dist telz motz  : « Ilz me font du piz qu'ilz peuent ». A quoy il luy respondit que saulve sa grace mais qu'ilz estoient commis de par le roy a sçavoir la verité des matieres qu'ilz luy demandoient, par quoy failloit qu'ilz s'en acquitassent et1 qu'il luy conseilloit qu'il en dist verité liberallement. Sur quoy ledict de Nemoux luy respondit telz mots : « Voire, mais c'est pour me destruire » [...] (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 376).

On voit bien ici que l'occurrence et2 ne peut être interprétée comme coordonnant interne puisqu'elle ne peut se coordonner à rien ; sa fonction relève plutôt de l'ouverture du tour, du marquage graphique de cette ouverture et peut-être d'une certaine émotivité du discours. L'occurrence soulignée est, quant à elle, caractéristique de l'usage de coordonnant inter-phrastique de et dans la langue médiévale, et que l'on pourrait peut-être rapporter à un usage performanciel. En effet, la grammaire de l'oral a souvent remarqué la forte proportion de ces et dans le déroulement des narrations, nécessaire à la bonne tenue de la parole et à la mise en place cognitive des informations présentées successivement par le locuteur.

3.2.2 Phénomènes syntaxiques

[62] Les phénomènes syntaxiques ne rentrent pas dans la catégorie des marqueurs discursifs mais ressortissent plutôt à ce que l'on a appelé marqueurs d'oralité. On sait que les répétitions et les dislocations sont bien plus nombreuses à l'oral qu'à l'écrit, bien qu'il faille se méfier lorsque l'on caractérise ces phénomènes comme typiques de la langue parlée. C'est ce que montre Marchello-Nizia (1998) en offrant un panorama de la dislocation en ancien et moyen français afin de constater que ce phénomène syntaxique devient caractéristique de l'oral seulement lorsque l'ordre des mots passe de Thème-Rhème à SVO.

[63] On peut se demander comment définir les répétitions dans les textes médiévaux et où les classer au niveau linguistique : sont-elles des flouts, c'est-à-dire, dans la terminologie gricéenne, des exploitations des maximes conversationnelles (Grice 1989) ? appartiennent-elles à ce que l'analyse conversationnelle nomme des non fluency features résultant des aléas de la conversation ordinaire ? ou bien sont-elles simplement destinées à renforcer emphatiquement une partie du discours32 ? La deuxième solution contient en elle-même un paradoxe : pourquoi l'écriture, qui ne fonctionne pas sur le même plan technologique que la parole33, viendrait consigner ses 'erreurs' ? Il convient donc de se poser cette question dans le cadre de l'écriture, et donc des stratégies présentes derrière l'inscription34.

[64] La majeure partie du temps, la répétition concerne le premier item linguistique d'une proposition et peut servir à accentuer la fonction potentielle d'un lexème, comme c'est probablement le cas dans cet extrait d'une des lettres de rémission lorraines :

(29)

mais ledit Didier le Noy dist qu'il n'en iroit ja qu'il n'eust beu du vin du prebstre, et tantoust heurta a l'uys dudit prebstre, lequel prebstre demanda : « Qui est la ? » et Didier le Noy respondit : « Si sui ge Didier le Noy » ; adoncques ledit prebstre dist : « Si tu as une femme avecques toy, tu entreras et sinon tu n'y entreras ja » ; ledit Didier respondit : « Saint Jehan ! Si n'en ai ge point, et si entreray », et heurta fort derechief audit huys et iceluy Estienne Chuchin, en jurant que par le sang dieu ilz y entreroient. Adoncques ledit prebstre respondit : «  Actendez, actendez, je vous ouvreray l'uys », et en ce disant vindrent lesdits prebstres et chappelain es fenestres et commancerent a jicter pierres aval. (Les lettres de rémission, lettre 57)

La répétition de l'impératif du prêtre semble marquer à la fois la précipitation mais pourrait aussi refléter ce que l'analyse de conversation nomme la planning pressure35, à savoir la difficulté d'ordonner son tour de parole et l'utilisation soit de morphèmes phatiques soit de phénomènes comme la répétition ou la reprise pour s'octroyer le temps cognitif nécessaire à la mise en place de l'énoncé. Dans tous les cas, il ne faut jamais oublier qu'il s'agit d'une construction d'une situation et d'une stratégie de construction des actants du procès ; l'écriture médiévale n'est pas celle des spécialistes de la conversation contemporains et ne possède pas leur épistémologie de la reproduction à l'identique de l'énoncé.

[65] Dans une autre lettre, l'effet voulu semble bien être un focus émotif afin de marquer la montée du ton dans un échange lié à une négociation (achat d'un couteau) :

(30)

et se commancere a prendre de parolles injurieuses l'un contre l'autre, ledit des Preilz l'appellant plusieurs fois coqu, estrangié, a quoy avoit respondu ledit Jacquesson : « Beau sire, taiz toy. Je ne te quiers point, laisse moy et ne me blasme point ma femme en fasson que se soit ». Lors ledit des Preilz dist : « Je ne me tairay point pour ung coups souffrant », disant ledit Jacquesson : « A qui parles tu ? », respondit ledit des Preilz : « A toy, a toy. Tu es coups souffrant, je le dis a ton visaige et si te monstreroye bien au doy de qui s'est. » (Les lettres de rémission, lettre 227)

La répétition, comme on l'a dit plus haut, ne semble pas faire sens au niveau graphique ; cependant, elle vient créer au niveau du sens un effet supplémentaire compensant l'effort linguistique consenti. En offrant a priori l'information une nouvelle fois sans autre apport sémantique, le locuteur construit en réalité un ajout de sens devant être inféré de l'absence apparente d'information nouvelle. Ceci était déjà présent dans le Cours de linguistique générale de Saussure (1967 [1916])36 et théorisé par exemple dans Levinson (2000 : 149 sq.) à l'aide de l'heuristique M – « What's said in an abnormal way isn't normal » (Levinson 2000 : 38) – se rapportant à la maxime de manière de Grice (1989).

[66] Comme l'a montré Marchello-Nizia (1998 : 334), on peut douter du caractère oralisant de la dislocation en ancien français, mais il semble bien qu'à partir du moyen français, ce phénomène tende à prendre une fonction assez proche de celle du français actuel. De plus, selon l'auteur, « il semble que ces dislocations se rencontrent désormais surtout dans des écritures de l'oral : textes théâtraux tels que Pathelin ou les Mystères, et dans les dialogues entre les personnages de fiction » (Marchello-Nizia 1998 : 334). L'examen des sources documentaires de notre corpus semble cependant montrer que la dislocation se retrouve aussi dans les textes de la pratique comme l'atteste cet extrait d'une lettre de rémission :

(31)

et ledit Gerardin avoit respondu qu'il y gaigeroit deux queues et dix francs avecques et luy dist : « Et quant j'auray perdu lesdites deux queues de vin et lesdits dix francs, encores auray je mieulx de quoy de toy, borgne que tu es. Il t'a actaint le vin, yvrongne ! » (Les lettres de rémission, lettre 311)

Dans ce discours animé entre deux joueurs dans une taverne, le sujet est disloqué à droite, de la même façon qu'on peut le rencontrer dans notre conversation quotidienne.

[67] Le Procès de Jacques d'Armagnac nous offre également un cas de dislocation à droite de l'objet :

(32)

ou temps que le roy fut derrenier a Peronne, ung nommé Bernard Sallesses marchant dudict lieu d'Aurilhac et serviteur dudict seigneur de Nemoux publia par toute ladicte ville que le roy estoit mort et, en demonstrant qu'il en estoit bien joyeulx, disant aux officiers du roy et autres tenant son parti audict lieu d'Aurilhac : « Allés le querir vostre roy, il est mort ou prisonnier » [...] (Procès de Jacques d'Armagnac, p. 70)

[68] Comme on le voit, ce phénomène syntaxique, que l'on peut rattacher à la langue parlée, est présent aussi bien dans les textes de la pratique que dans les sources littéraires. Reste à s'interroger sur sa fonction : s'agit-il d'une reproduction de la parole par le scribe (ce qui impliquerait qu'il n'existerait pas réellement de traitement de la parole et que l'écrit ne constituerait qu'un supplément au sens du 18e siècle – à l'oral) ou bien s'inscrit-elle dans une stratégie linguistique visant à créer des effets particuliers ?

3.2.3 Une occurrence moins formalisée

[69] Si l'on a souvent parlé d'aspects stratégiques et d'effets escomptés, certaines occurrences demeurent toutefois mystérieuses, et en particulier un extrait d'un interrogatoire lors du procès de Jeanne d'Arc :

(33)

Dit, quant a la paix, dit, quant au duc de Bourgongne, elle l'a requis, le duc de Bourgongne, par lectres et a ses ambassadeurs, que il y eust paix. Quant aux Angloys, la paix qu'il y fault, c'est qui s'en voysent en leurs pays, en Angleterre. (Procès Tisset, p. 215)

À la différence des autres retranscriptions au style indirect, cette occurrence ressemble fort à la sténographie non formalisée d'un interrogatoire oral. Qu'on la compare avec une autre attestation de discours rapporté indirect pour apprécier la différence :

(34)

Et quant a la conclusion de l'article, la nye, et afferme par son serment qu'elle ne vouldroit point que le deable l'eust tiree dehors de la prison. (Procès Tisset, p. 265)

On pourrait prendre en compte le fait qu'il s'agisse du début de l'interrogatoire pour expliquer qu'il n'y ait pas eu de formalisation écrite37 mais cet argument n'est pas convaincant : vouloir octroyer au rédacteur de la minute la volonté de marquer l'hésitation initiale par une syntaxe quasiment orale tient bien plus d'une fiction linguistique que d'une hypothèse plausible. Il nous semble possible de penser que cet extrait rendrait de façon plus fidèle les notes prises sur le vif lors de l'interrogatoire et consignées par la suite dans la minute ; par laxisme ou, plus probablement, par erreur, les notaires auraient 'laissé passer' sans la formater, leur transcription de l'interrogatoire.

[70] L'on se retrouve alors en présence d'une occurrence qui ne déparerait pas dans un ouvrage sur le français parlé : structure typique en escalier pour la première proposition, reformulation par précision pour la seconde. L'étrangeté de ce passage nous a alors amené à tenter de le ramener à une transcription de l'oral telle qu'elle est préconisée par le Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe (GARS) et selon le mode de lecture recommandé par Blanche-Benveniste & Jeanjean (1987 : 165) : « Le mode de lecture consiste à lire chaque ligne l'une après l'autre, quelle que soit leur étendue. Les colonnes verticales qui apparaissent indiquent le remplissage d'un même emplacement syntaxique » :

Dit, quant a la paix, dit, quant au duc de Bourgongne, elle l'a requis, le duc de Bourgongne, par lectres et a ses ambassadeurs, que il y eust paix.

  dit quant a la paix
  dit quand au duc de Bourgongne    elle  l'                                      a requis
                                                                 le duc de Bourgongne                          par lectres […]

Quant aux Angloys, la paix qu'il y fault, c'est qui s'en voysent en leurs pays, en Angleterre.

  Quant aux Angloys, la paix qu'il y fault, c'est qui s'en voysent      en leurs pays
                                                                                                         en Angleterre

À la différence des sources littéraires, il nous semble que seuls les textes de la pratique pourraient être susceptibles de contenir de telles irrégularités, qu'elles soient dues à un manque d'attention du copiste ou à la contingence dans la tradition du texte. On ne peut cependant tirer de conclusions définitives en raison du trop faible nombre d'occurrences qui pourraient se rapporter à celle-là. Il n'en reste pas moins que le mystère demeure quant à l'apparition d'un tel hapax dans un texte pourtant fortement contrôlé.

4 Conclusion

[71] Nous souhaitons avoir réussi à montrer l'importance à la fois quantitative et qualitative de ce pan documentaire encore peu étudié par la linguistique historique en France. Le négliger, c'est négliger une partie de la langue et du diasystème, et passer à côté soit de confirmations pour les hypothèses tirées des sources littéraires, soit de remises en question de certains faits, soit même d'occurrences nouvelles comme celle tirée du procès de Jeanne d'Arc. La confrontation des textes littéraires et des textes de la pratique devrait devenir la norme afin d'éviter le piège d'une approche linguistique centrée sur la langue littéraire et oubliant peut-être d'autres stratégies d'écriture et d'emploi des marqueurs d'oralité.

[72] Ceci, cependant, ne constitue qu'un vœu pieux si une collaboration plus active entre linguistes et historiens (ou, plus généralement, toutes les personnes ayant affaire aux documents médiévaux) ne se met pas en place. Résulterait alors un dépouillement conséquent de sources encore inutilisées, dépouillement qu'il faudrait associer à des normes d'éditions communes. En effet, les linguistes peuvent s'attacher à des détails que les historiens trouveraient superflus et ces derniers, dans leurs travaux, négligent parfois des informations cruciales ou bien modifient le texte en raison d'une attention linguistique moindre38. En retour, c'est aux linguistes d'indiquer aux historiens certains faits de langue qui pourraient permettre de jeter parfois un regard différent sur des textes dont le sens n'est pas forcément aussi simple qu'il y paraît39.

[73] Reste que, lorsque l'on étudie ensemble tous ces textes, on en vient parfois à se demander si l'opposition entre le littéraire et le pratique est vraiment opérante pour la période médiévale. Certes, il existe quelques différences, qui ressortissent principalement aux fonctions et aux visées des différents documents. Mais il semble qu'on y trouve aussi une certaine uniformité : non seulement dans la publication des textes puisqu'il s'agit souvent de lectures à haute voix40 mais aussi dans l'attention qu'ils semblent porter à la parole. Nous nous situons dans un monde où l'écrit tend à prendre une place primordiale, mais où l'oral survit et s'inscrit encore, de différentes façons, dans la pratique de l'écrit. Ne plaquons donc pas nos catégories d'analyse sur des textes pour lesquels elles ne correspondent pas forcément, situés à un carrefour entre une civilisation de l'oralité et la progressive prise de pouvoir de l'écriture.

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Schafer, Raymond M. 1979. Le paysage sonore. Toute l'histoire de notre environnement sonore à travers les âges. Paris : J.-C. Lattès.

Schegloff, Emanuel A. 1982. Discourse as an interactional achievement: Some uses of 'uh huh' and other things that come between sentences. Deborah Tannen (éd.). Analyzing discourse: Text and talk. Washington, DC: Georgetown University Press, 71-93.

Schegloff, Emanuel A. 2010. Some Other 'Uh(m)'s. Discourse Processes 47, 130-174.

Vincensini, Jean-Jacques 2006. Formes et fonctions structurantes. À propos de quelques interjections en ancien et en moyen français. Langages 161, 101-111.

Wirth-Jaillard, Aude 2014. De Estienne Husson pour ce qu'il dit à Jannon Morelot : « un filz de bastarde ne me puet valoir ! » : représentation de l'oral dans les documents comptables médiévaux. Dominique Lagorgette, Pierre Larrivé (éds.). Représentations du sens linguistique V. Chambéry : Éditions Université de Savoie, 65-77.

Wirth-Jaillard, Aude 2017. Transcription fidèle ou reconstruction ? Les paroles sanctionnées par la justice et leur mise à l'écrit (XIVe -XVe siècle). Andres M. Kristol (éd.). La mise à l'écrit et ses conséquences. Tübingen : Francke, 165-174.

1 Cf. par ex. les études pragmatiques de Ducrot et al. (1980) ou, dans une autre approche, des analyses conversationnelles telles que celles de Schegloff (1982, 2010) sur uhm.

2 Cette fidélité présente cependant des problèmes théoriques profonds, mais il ne s'agit pas du sujet de cet article. Rappelons tout de même qu'un enregistrement, aussi fidèle soit-il, reste toujours éloigné de façon absolue de l'émission première du message. Le critère fondamental ici consiste en l'itération possible de l'enregistrement et son impossibilité pour le message d'origine.

3 Marchello-Nizia (2014 : 167) pour le terme ; pour les études, cf. infra.

4 Il ne s'agit pas ici de critiquer ce qui a été fait jusqu'ici dans ce domaine mais simplement de présenter un état de fait et de proposer des solutions visant à équilibrer la balance des corpus.

5 À moins peut-être de se rappeler que, de nos jours encore, on réalise des audits financiers. Il faut aussi se souvenir que la comptabilité médiévale est « bavarde » (Offenstadt 2013 : 22), à la différence de notre pratique contemporaine.

6 Précisons par contre que nous ne nous plaçons pas dans le sillage de Wirth-Jaillard (2017 : 165) qui assure que « les paroles qui peuvent y être relevées devraient alors nous donner accès à l'oral tel qu'il a été produit, l'oral 'réel' donc, et non pas une construction littéraire pure issue de l'imagination d'un auteur. » La question d'une possibilité de reconstruction de la langue médiévale 'réelle' ne constitue pas la visée de notre travail.

7 Il faudrait pouvoir définir plus précisément cet imaginaire et ses implications, mais ce propos demanderait un article à lui seul. Pour la question de l'imaginaire linguistique, cf. Houdebine (2002).

8 Cette affirmation trop rapide doit être nuancée sur un point fondamental : nous ne sommes pas en train de faire de l'écrit un simple supplément (au sens rousseauiste) de l'oral. L'écriture et l'oralité sont deux systèmes techniques discrets, et doivent donc être étudiés comme ne se recoupant pas au niveau technique mais pouvant le faire au niveau sémiotique.

9 C'est d'ailleurs un des sujets de son avant-propos : « Jusqu'à présent, l'historien médiéviste se trouvait relativement démuni puisque les seules introductions au français médiéval disponibles s'adressent à des étudiants de lettres. Elles décrivent le système linguistique de l'ancienne langue, souvent à partir d'un corpus très restreint, limité aux textes littéraires des 12e et 13e siècles, et n'accordent guère de place aux variétés géographiques du français. » (Duval 2009 : 5).

10 https://scholar.google.com/scholar?cites=4717043369996961365&as_sdt=2005&sciodt=0,5&hl=fr, consulté le 6/09/2018.

11 On peut cependant trouver plusieurs exemples (souvent tronqués) dans les travaux d'historiens sur la rémission, et en premier lieu dans l'ouvrage de Gauvard (1991) sur la rémission à la fin du Moyen Âge.

12 Nous ne pouvons pas donner ici d'exemple, étant donné la difficulté à consulter extensivement de tels documents.

13 Nous avons choisi l'édition de Tisset (Procès Tisset). D'autres éditions sont cependant disponibles : Jules Quicherat (Procès Quicherat), Pierre Champion (Procès Champion) et Paul Doncoeur (La minute française).

14 Transcription diplomatique (de notre fait) : « .Et dist alors et respondi. ha. ha. dieu soit loue veez cy bien dure sentence. je lui supplie et requier [...] ».

15 L'acception de « méta-linguistique » n'est pas ici à envisager comme ressortissant aux fonctions du langage de Jakobson (1963) (confirmation du même code utilisé par les locuteurs) mais plutôt comme définissant des énoncés fournissant des informations sur la langue elle-même ainsi que sur son utilisation par les locuteurs.

16 Le rapport à la langue n'est pas sans importance dans le procès de la Pucelle et l'on trouve, par exemple, une mention mystérieuse du « parler et [...] langaige des angles » (Procès Tisset, p. 162) sur lequel Jeanne d'Arc ne souhaite pas développer davantage.

17 Au début de son interrogatoire, elle est sommée, comme c'est la coutume, de seulement dire la vérité. À cela elle répond qu'elle pourra cacher certains faits si ses interlocuteurs célestes la défendent d'en parler : « et qu'elle jurast sur les sainctes Euvangilles de dire verité de toutes les choses sur lesquelles elle seroit interroguee. Laquelle Jeanne respondit : Je ne sçay sur quoy vous me voulez interroguer. Adventure me pourriez-vous demander telles choses que je ne vous diray point » (Procès Tisset, p. 38).

18 « Li roys ama tant Dieu et sa douce mere que touz ceus que il povoit atteindre qui disoient de Dieu ne de sa Mere chose deshoneste ne vilein sairement, que il les fesoit punir griefment. » (Histoire de saint Louis, p. 355).

19 Sur vraiement en moyen français, cf. Rodríguez Somolinos (2011).

20 Occurrence la moins probable selon nous, ou du moins bien moins attesté dans les autres relevés réalisés sur nos autres sources.

21 Il ne s'agit pas ici de faire de la 'linguistique-fiction' : les hypothèses que nous avançons nous semblent relativement vraisemblables par rapport aux relevés que nous avons pu faire dans notre corpus. Signalons aussi que, dans les différentes traditions de la farce de Maistre Pierre Pathelin, on trouve une occurrence de vrayement remplacée par un juron :
(i) « vrayement il feroit plus de voye / qu'il n'a d'icy a Panpelune » (ms. Bigot, Paris BNF fr. 15080)
(ii) « il feroit par dieu plus de voie / qu'il n'a d'icy en Panpelune » (ms. La Vallière, Paris, BNF fr. 25467)
(iii) « sainct jehan il feroit plus de voye / qu'il n'y a jusque a Pampelune » (impr. Levet et Le Roy, Paris, BNF, Rés. Ye 243 et Paris, BNF, Rés. Yf 417)

22 On emploie ce terme en faisant référence au concept de paysage sonore (cf. Schafer 1979 et, pour le monde médiéval, Hablot & Vissière 2016 et Fritz 2000, 2011).

23 La date de rédaction de la lettre 85 est illisible, alors que celle de la lettre 84 donne le 12 mars.

24 L'appellation de serment-juron n'est pas satisfaisante pour ce syntagme  : mentir par(mi) les dents est attesté en moyen français et il convient de le distinguer d'occurrences comme par X.

25 Cf. Manières de langage, p. 4, 54.

26 Sur et en particulier, cf. Capin (2013) et plus particulièrement p. 115 sur la sous-détermination de ce morphème. Cf. aussi les deux communications de Badiou-Monferran & Capin sur ce morphème (CILF Madrid, octobre 2018 ; Diachro IX Salamanque, mars 2019).

27 Sur mais en moyen français, cf. en particulier Rodríguez Somolinos (2000).

28 De plus, Jehan possède une histoire mouvementée avec le clerc. Il l'accuse, entre autres, de l'avoir menacé et, surtout, de tourner autour de sa femme : « Et dist que, sus l'ame de lui [Jehan], l'en li avoit dist que ledit prestre avoit dist que il le tueroit ou ardroit en sa meson. Et dist que ledit prestre avoit haine a lui pour ce que il li avoit deffendu que il ne alast ne venist en sa meson, pour la cause de sa femme dont il se doubtoit. » (Confessions et jugements, p. 112)

29 Ici mais n'est pas véritablement en tête de réplique puisqu'il est précédé de l'insulte du prêtre. On peut cependant admettre que l'injure est parenthétique et considérer que ce placement de mais est à peu près équivalent à celui des exemples fournis par Ducrot et al. (1980).

30 L'exemple donné dans Ducrot et al. (1980 : 100) est le suivant : « (Deux personnes se battent) X : Mais séparez-les ! »

31 Cf. aussi les études de Ollier (1988, 1995).

32 Cf. Bazzanella (2011).

33 Cette question théorique ne constitue pas ici notre propos. Nous nous contentons d'assigner à l'écriture une dimension spatiale quand l'oral possède une dimension temporelle.

34 Il faudrait aussi exclure du corpus les cas de répétitions liés probablement à des erreurs de copie, lorsque le mot répété se situe en fin de ligne.

35 Cf. Culpeper & Kytö (2010 : 103, 93).

36 « Lorsque, dans une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le mot Messieurs !, on a le sentiment qu'il s'agit chaque fois de la même expression, et pourtant les variations de débit et l'intonation la présentent, dans les divers passages, avec des différences phoniques très appréciables [...] ; en outre, ce sentiment de l'identité persiste, bien qu'au point de vue sémantique non plus il n'y ait pas identité absolue d'un Messieurs ! à l'autre [...]  » (Saussure 1967 [1916]: 150-151).

37 Nous n'entendons pas par là qu'il n'y a pas absolument de formalisation écrite : il y en a forcément une puisqu'il s'agit d'un texte écrit. Mais force est de constater que cette partie du texte s'écarte fortement du reste.

38 C'est, entre autres, le cas de la ponctuation dans l'édition de Langlois & Lanhers (1971) : pourquoi, par exemple, détacher entre virgules un sujet en position libre comme le font les éditrices dans : « Et mist main, le prestre, a l'espée, pour vouloir ferir li qui parle  » ?

39 Cf. Duval (2009 : 5).

40 Il n'est pas question ici de débattre du phénomène de la lecture médiévale. Il est évidemment bien plus complexe que ce qu'on le fait paraître ici. Contentons-nous de rappeler qu'il importe de ne pas construire une dichotomie trop stricte entre lecture privée (qu'elle soit à haute voix ou silencieuse) et lecture publique. Il se peut très bien que nombre de textes aient été prévus pour les deux cas ou, du moins, qu'ils s'y prêtent. Cf. Haug (2009, 2014).