Compte rendu

Andres Kristol 2023. Histoire linguistique de la Suisse romande. Éditions Alphil, Presses universitaires suisses

Book review

Andres Kristol 2023. Histoire linguistique de la Suisse romande. Éditions Alphil, Presses universitaires suisses

Manuel Meune

Université de Montréal (Québec, Canada)

manuel.meune@umontreal.ca

Reçu le 2/12/2024, accepté le 10/1/2025, publié le 11/4/2025

Creative Commons Attribution 4.0 International

© 2025 Manuel Meune

Pour citer ce compte rendu

Meune, Manuel 2025. Compte rendu. Andres Kristol 2023. Histoire linguistique de la Suisse romande. Éditions Alphil, Presses universitaires suisses. Studia linguistica romanica 2025.13, 104-111. https://doi.org/10.25364/19.2025.13.8.

[1] Avec ses 970 pages, l'Histoire linguistique de la Suisse romande (en un volume ou en trois) d'Andres Kristol pourrait sembler difficile d'accès, mais il n'en est rien. Préfacé par Christophe Büchi, passeur entre les mondes romand et alémanique, l'ouvrage se lit comme un roman à épisodes. Après le chapitre introductif, il est divisé en trois grandes parties : 1) de la préhistoire au Moyen Âge ; 2) les régions romandes de la Renaissance jusqu'à l'aube de la Suisse moderne ; 3) la question de la langue au 19e et au 20e siècle. L'ensemble retrace la genèse et l'évolution des langues qui ont façonné le territoire linguistique romand, du gaulois au latin, du francoprovençal au français, sans oublier le rôle des dialectes alémaniques et de l'allemand standard. Riche en références et sources, le livre s'appuie sur un appareil de notes éclairantes et sur de nombreuses cartes, très lisibles et précises, à de rarissimes exceptions (citons pour l'anecdote une carte montrant un domaine francoprovençal singulièrement rétréci sur son flanc occidental, p. 172). Après la riche bibliographie, l'ouvrage se termine par un glossaire très bien conçu.

[2] Christophe Büchi parle d'une « summa romanistica », « aboutissement de la vie professionnelle d'un éminent chercheur » (p. 14). Dès le premier chapitre, il apparaît en effet que cet ouvrage de Kristol – qui a officié pendant plusieurs décennies à l'Université de Neuchâtel – vient combler une lacune. Il explore de façon inédite l'originalité linguistique de la Suisse romande tout en éclairant ses liens de dépendance et de complémentarité avec les territoires environnants.

[3] L'auteur clarifie des termes comme romand, glottonyme et référent identitaire ambigu, ou patois. Il rappelle que les connotations de ce terme ne sont pas négatives qu'en France, mais aussi en Suisse – même si les patoisants l'emploient de façon neutre. Tout au long de l'ouvrage, il déconstruit les représentations linguistiques erronées, à commencer par la prétendue absence de grammaire dans les langues non standardisées. Une fois n'est pas coutume, le francoprovençal, langue fortement dialectalisée, occupe une place centrale. Kristol souligne son rôle dans l'histoire de la Suisse romande et dans l'apparition du français régional – y compris dans le Jura, où des parlers oïliques ont pris le relais des dialectes francoprovençaux.

[4] Le chapitre 2 se penche sur le vocabulaire pré-indo-européen emprunté par les populations gauloises (Allobroges, Séquanes, Helvètes, Nantuates, Rauraques) et repris par les populations romanisées, correspondant notamment à des réalités alpines (→ moraine, chamois, tomme). Le lexique d'origine gauloise se retrouve quant à lui dans quelques termes associés aux réalités agricoles (→ char, soc, soue) et dans la toponymie. Parmi les nombreux exemples que donne l'auteur, citons le terme dūnon (village fortifié), encore perceptible dans Moudon ou Yverdon.

[5] Le chapitre 3 explore la période gallo-romaine, marquée par la prépondérance d'Avenches (Aventicum) après l'intégration de l'Helvétie dans l'Empire romain, en étudiant l'évolution des toponymes gallo-romains en -(i)acum (→ fr. -y). Kristol insiste sur une romanisation progressive, sans politique d'assimilation, et conteste le concept d'invasions germaniques. Il montre que les premières incursions alamanes (3e siècle) et burgondes (4e siècle) ont eu un impact linguistique limité, la région de Bâle n'ayant adopté l'allemand qu'entre les 6e et 9e siècles, après une longue période de bilinguisme alémanique-romand.

[6] Rejetant l'idée que le gaulois aurait perduré jusqu'au 9e siècle, Kristol décrit les trois strates de latinité ayant façonné l'espace romand : 1) la latinité narbonnaise, commune aux futurs domaines de l'occitan et du francoprovençal ; 2) la latinité urbaine de Lyon (Lugdunum) ; 3) la latinité transalpine liée aux grandes voies de passage entre la Gaule et l'Italie du Nord. Nuançant des théories de francoprovençalistes comme Pierre Gardette (jugé trop centré sur Lyon), il met en avant les interactions linguistiques durables entre zones francoprovençales et occitanes via le couloir rhodanien. Lyon, affirme-t-il, a fini par imposer des évolutions souvent plus proches du latin classique qu'en Narbonnaise. En témoigne le neutre pluriel pĭra 'poires', devenu masculin en francoprovençal, mais féminin ailleurs en zone gallo-romane. Sans remettre en cause la cohérence de l'espace francoprovençal, Kristol montre que l'originalité de la Suisse romande réside dans sa position au carrefour de l'influence lyonnaise et des apports lexicaux spécifiques venus d'Italie du nord (Piémont, Lombardie).

[7] Le chapitre 4 traite de la formation de la frontière linguistique en Suisse occidentale, marquée par l'assimilation progressive des populations romanes par les Alémaniques venus du nord. Les Burgondes, arrivés de l'ouest, sont décrits comme un groupe germanique à la présence peu significative, même au sein de leur état au 5e siècle. Kristol, après d'autres, réfute l'hypothèse avancée par Wartburg d'une influence majeure du burgonde sur la genèse du francoprovençal, puisque ne subsistent que quelques traces toponymiques (-ingōs → Rossens, Rossenges). Avec la Bourgogne mérovingienne (fin 6e siècle) apparaissent des toponymes en curtis (→ Courtepin, Berlincourt). L'auteur rejette l'idée d'une frontière linguistique linéaire en s'appuyant sur les toponymes à double forme (français/allemand). Il compare la région située entre l'Aar et la Sarine entre le 6e et le 13e siècle aux Grisons actuels, avec leurs frontières linguistiques fluctuantes et complexes entre le romanche et l'allemand.

[8] Le chapitre 5, consacré au Moyen Âge, s'ouvre sur le deuxième royaume de Bourgogne (9e-10e siècles), qui incluait la Provence et le domaine francoprovençal à son extension maximale. Si le latin domine dans les textes juridiques, quelques documents non littéraires y apparaissent en francoprovençal. En Suisse romande, c'est au 13e siècle que des scriptae régionales (bourguignonne, neuchâteloise) émergent parallèlement au latin, mais leurs traits dialectaux francoprovençaux s'effaceront progressivement au profit du français vers le 15e siècle. Pour éviter une lecture téléologique centrée sur le français, Kristol les qualifie de scriptae parafrancoprovençales.

[9] Dans la région de Fribourg, la frontière linguistique romano-germanique se stabilise au 12e siècle. Au 14e apparaît une scripta parafrancoprovençale qui reflète l'indépendance de la ville en se démarquant du latin et du français à vocation suprarégionale. Dans la pentaglossie fribourgeoise, comme la désigne Kristol, l'allemand progresse à l'écrit depuis l'entrée de Fribourg dans la Confédération (1481), tandis que les écrits mixtilingues illustrent son identité spécifique.

[10] À l'échelle de la Suisse romande, l'auteur note l'absence de littérature en francoprovençal jusqu'à la fin du Moyen Âge, contrairement aux régions françaises voisines. Il explique ce phénomène par le morcellement politique, tout en notant que le français qui s'ajoute à la coexistence diglossique romand/latin reste coloré par le substrat dialectal jusqu'au 16e siècle.

[11] Après un bref chapitre 6 constitué de remarques visant à introduire la deuxième section de l'ouvrage, le chapitre 7, très étoffé, traite de l'espace lémanique à partir de la Renaissance, en se concentrant plus sur Genève que sur le Pays de Vaud. L'accent est mis sur les liens entre les questions linguistiques, la Réforme et l'arrivée d'intellectuels protestants français au 16e siècle. Kristol récuse cependant toute présentation de Genève comme désert culturel avant l'afflux des huguenots, soulignant que la ville de Calvin était bien connectée aux courants intellectuels et bénéficiait déjà d'une solide scolarisation en français.

[12] L'arrivée de réfugiés français peu enclins à valoriser le dialecte local a favorisé la diffusion d'une norme parisienne du français en Suisse, lançant accessoirement une tradition d'exportation de précepteurs romands. À Genève, les protestants Robert Estienne ou Théodore de Bèze ont défendu une orthographe latinisante (étymologique) contre toute velléité de graphie phonologique. Il existait de rares textes littéraires en français écrits par des locaux, parsemés de francoprovençalismes (la dimanche), mais en 1691, le Français Poullain de La Barre impose sa démarche normative dans un ouvrage qui décrit pour la première fois le français de Genève. Selon Kristol, la généralisation du français se rapproche de phénomènes observés en Nouvelle-France (Canada), où l'hétérogénéité des immigrants a favorisé l'adoption d'un français peu dialectalisé. Bien que très distinct du francoprovençal, le français en Suisse pouvait faire office de 'langue haute', alors que dans les Grisons, l'absence de 'grande langue' apparentée a favorisé la fixation des idiomes romanches. On pourrait ajouter ici que les Caraïbes, avec la prégnance durable de la diglossie créole-français, constitueraient une sorte de contre-exemple.

[13] Paradoxalement, note l'auteur, la francisation progressive a contribué à l'émergence d'une littérature dialectale avec ses propres conventions orthographiques (comme le digramme cz pour noter l'interdentale, cf. angl. think). Kristol décrit en détail la littérature contestataire en francoprovençal. Les Genevois affichent ainsi leur différence politique face à la Savoie, tout en continuant de nommer leur langue savoyard. Pour l'auteur, cette distance paradoxale avec la Savoie, combinée à des traits linguistiques genevois très distincts de ceux du reste de la Suisse romande, a pu empêcher l'émergence d'une tradition écrite pan-romande en francoprovençal. Les Genevois produisent en tout cas nombre de chansons satiriques, notamment sur les troubles religieux de 1525 et sur les Français qui régentent la ville. Kristol évoque par ailleurs François Bonivard, humaniste qui défendait l'usage de la langue locale en illustrant son propos, entre autres, par la scène du râteau (connue également en France occitane ou francoprovençale), dans laquelle un jeune homme, de retour de France, prétend avoir oublié le patois, jusqu'à ce qu'il marche sur un râteau dont le manche le frappe et lui arrache un juron très local…

[14] Au 17e siècle, l'attitude envers le dialecte change, comme le suggèrent les recommandations du Collège de Genève visant à inciter les élèves à parler français. Cependant, le dialecte reste un symbole identitaire fort pour cibler les catholiques ou les Savoyards, à l'instar du Cé qu'è lainô, l'un des chants qui célèbrent la victoire sur les troupes du Duc de Savoie escaladant en vain les remparts de Genève. Devenu hymne cantonal, il permet aux Genevois contemporains de conserver un lien symbolique avec l'ancienne langue – à défaut de la comprendre. À la fin du 18e siècle, la production politico-littéraire en dialecte se nourrit des divisions sociales entre citoyens genevois, et du rapport aux idées révolutionnaires venues de France. Si certains chants prônent des structures plus démocratiques, d'autres fustigent les idées nouvelles. Cette utilisation du patois par des conservateurs tend à le discréditer, d'autant qu'en 1798, Genève est le chef-lieu du département du Léman annexé à la France centralisatrice – jusqu'à son retour à la Suisse en 1815.

[15] Le chapitre 8 aborde l'histoire linguistique du Jura au sud de Bâle, qui entretient des liens avec le nord de la Franche-Comté, également francoprovençalophone avant de devenir oïlique. Kristol met en lumière l'enchevêtrement des isoglosses aux confins septentrionaux de la zone (proto-)francoprovençale, illustrant cette complexité par de nombreuses cartes, reflet de ses recherches approfondies sur la région. Le fait religieux joue un rôle central, particulièrement dans le Jura épiscopal, qui comprend des zones romandes et alémaniques. Lorsque Bâle passe à la Réforme et que les princes évêques, germanophones, se réfugient à Porrentruy en 1528, l'analphabétisme est élevé et l'enseignement religieux oral se fait largement en dialecte franc-comtois.

[16] Ce n'est qu'avec la Révolution française et l'annexion du Jura à la France en 1793 (Département du Mont-Terrible) que le processus de francisation s'amorce. L'écriture du dialecte jurassien ne sera normée qu'au milieu du 20e siècle, mais l'intérêt des romantiques locaux pour le franc-comtois émerge au 19e siècle. Aujourd'hui, souligne l'auteur, la pratique du dialecte reste comparable à celle du francoprovençal dans les cantons catholiques de Fribourg ou du Valais. En revanche, le sud du Jura dit historique, à l'ouest de Bienne, a certes conservé le francoprovençal après être devenu protestant, mais l'a rapidement abandonné au profit du français lors de l'industrialisation au 19e siècle.

[17] Kristol évoque par ailleurs le rôle de l'allemand à Porrentruy, où les princes-évêques font enseigner leur langue, tout en respectant la culture romande. Dans un rapprochement temporel tel qu'il les affectionne, l'auteur souligne qu'avant 1815, les Jurassiens semblaient moins allergiques à l'allemand que lorsque le spectre de la germanisation apparaîtrait dans le Jura devenu bernois, nourrissant le séparatisme jurassien au 20e siècle. Il ajoute qu'au 21e siècle, le canton du Jura souverain s'ouvre à nouveau à l'allemand, notamment en se tournant vers Bâle.

[18] Le chapitre 9 se concentre sur le canton de Fribourg, en commençant par la région située au nord de Morat. Jadis francoprovençale, elle est passée à l'allemand avant le milieu du 16e siècle, les Bernois protestants cherchant à la soustraire à l'influence des Savoyards en y installant des agriculteurs alémaniques. Cependant, remarque Kristol, le français et le patois ont perduré en ville de Morat, malgré une politique de germanisation illustrée par l'ordonnance de 1558 interdisant au nouvel instituteur germanophone de parler welsch sous peine d'être congédié. Le 18e siècle connaît un retour en grâce du français, désormais langue de prestige en Europe, et Morat retrouve une école française. Cela n'empêche toutefois pas la poursuite de la germanisation puisqu'à l'oral, les Moratois sont déjà passés d'un dialecte (francoprovençal) à un autre (alémanique).

[19] Kristol souligne qu'à Fribourg, c'est la Contre-Réforme qui, au 18e siècle, contribue à réactiver le francotropisme, en même temps que se confirme une tradition dialectale portée par des intellectuels préromantiques. Maîtrisant le français, ils font du vernaculaire un support littéraire. La traduction des Églogues de Virgile par Jean-Pierre Python ne peut être lue par les paysans analphabètes dont elle glorifie la vie, mais leurs descendants se rattraperont au 20e siècle, en nourrissant une tradition d'écriture qui perdure jusqu'à aujourd'hui. L'auteur cite par ailleurs le Ranz des vaches gruérien, prisé par Jean-Jacques Rousseau – certes davantage pour la mélodie que pour le texte, puisque le Genevois, familiarisé avec le parler romand, ne l'envisageait pas comme une langue de culture.

[20] Le chapitre rend également hommage à Louis Gauchat, qualifié par William Labov de père de la sociolinguistique moderne. Selon Kristol, il a mis fin au mythe des parlers homogènes qu'on trouverait dans des villages isolés. Grâce à ses études menées à Charmey, en Gruyère, il a démontré que les dialectes sont influencés par de nombreux facteurs, tels que la variabilité de l'accent tonique, l'apport d'autres langues, les habitudes individuelles et les influences intergénérationnelles.

[21] Le chapitre 10, consacré à Neuchâtel, met en lumière un canton précocement francisé où les signalements policiers du milieu du 18e siècle offrent un rare aperçu de la stratification géolinguistique. Le chapitre 11 s'intéresse au Valais, un territoire qui, comme Fribourg et le Jura, demeure partiellement patoisant. La frontière linguistique y a également connu des variations, mais globalement en faveur du français. Si l'allemand s'est solidement implanté dans le district de Loèche, où la toponymie conserve des traces du francoprovençal, les villes de Sierre et de Sion ont connu un processus de refrancisation à la fin du 19e siècle. Depuis les années 1980, la population germanophone de Sion est même inférieure à celle des italophones.

[22] La première interdiction de parler patois à l'école valaisanne date d'un règlement promulgué à Monthey en 1824, mais c'est l'introduction de l'école obligatoire en 1848 qui accélère la diffusion du français. Kristol souligne que l'originalité du Valais francoprovençal dans la Romania occidentale est qu'on y trouve, comme en ancien français, un cas régime et un cas sujet. Le phénomène apparaît dans le Valais épiscopal (proche de Sion, par opposition au Bas-Valais proche de la Savoie). L'auteur relève aussi un paradoxe lié à l'analphabétisme d'antan : malgré une solide pratique actuelle du dialecte (encore transmis à Évolène), le Valais a développé une tradition écrite en patois plus tardivement qu'à Fribourg ou dans l'espace lémanique.

[23] Le chapitre 12, qui ouvre la troisième section de l'ouvrage, revient sur la 'menace' qu'a pu constituer l'allemand au 20e siècle dans le Jura, associée aux migrations internes qui ont accru la proportion de protestants germanophones dans les régions horlogères. Cependant, la germanisation redoutée n'a pas eu lieu. Kristol avance que le passage rapide à l'unilinguisme français au détriment du patois, facilitant l'assimilation des germanophones, a joué un rôle décisif pour préserver la latinité régionale. Si, jadis, les parlers alémaniques avaient fait reculer les dialectes romands, l'adoption du français en Suisse romande a enrayé cette évolution. L'auteur s'interroge sur l'impact qu'aurait eu un semblable abandon des dialectes alémaniques au profit de l'allemand standard, plaçant le français en concurrence directe avec ce dernier. Il invite du reste les Romands qui souhaitent voir les Alémaniques adopter à l'oral le Hochdeutsch, enseigné partout en Suisse, à réviser leurs attentes, rappelant qu'en présence de francophones, les germanophones préfèrent souvent passer au français.

[24] Kristol déplore par ailleurs que les recensements fédéraux, tout en documentant la (dé)germanisation du Jura, aient longtemps omis de refléter le bilinguisme individuel. Depuis 2010, ces recensements incluent la possibilité d'indiquer plus d'une langue principale, mais ne distinguent plus entre français et patois romands, empêchant d'estimer le nombre de patoisants. Bien que les données aient parfois été biaisées dans les zones dédialectalisées où patois pouvait renvoyer au français local, les régions notoirement dialectophones n'en affichaient pas moins des pourcentages élevés de patoisants.

[25] Le chapitre 13 explore le phénomène puriste au 19e siècle, marqué par l'essor des cacologies, recueils de locutions 'vicieuses' souvent propres à chaque canton – ce qui souligne l'inexistence d'un français régional unique en Suisse romande. Kristol dénonce les approches dilettantes, les explications étymologiques fantaisistes et l'attribution erronée à l'allemand de tournures présentes en français commun. Au-delà de leur fonction identitaire et du 'prestige caché' des régionalismes, ces glossaires prescriptifs, en autorisant certains régionalismes en Suisse, mais en les proscrivant en France (ou en présence de Français), maintiennent une hiérarchie entre variétés de français. L'auteur apprécie d'autant plus des auteurs comme Jean Humbert, qui analysait l'influence du francoprovençal genevois sur le français sans culpabiliser ses lecteurs.

[26] Le chapitre 14 examine quant à lui les discours sur la langue dans les chroniques de langage, très populaires dans la presse, de la fin du 19e siècle jusqu'aux années 1960. Elles reflètent l'idéologie française de l'unilinguisme, qui pousse à bannir des statalismes courants dans l'administration suisse (comme votation). Kristol critique le ton agressif, hautain, parfois sexiste ou raciste (les Romands mal-parlants comparés à des Hurons), des chroniqueurs fidèles au seul dictionnaire de l'Académie française. Il salue le recul du purisme après 1968 et met en avant la sociolinguiste neuchâteloise Marinette Matthey, dont les chroniques, dans les années 1990, illustrent enfin le fait que la variation interne est inhérente à la vie des langues. Ses travaux, sans nier l'importance d'enseigner grammaire et registres stylistiques, ont selon l'auteur contribué à apaiser les tensions linguistiques en Suisse romande.

[27] Le court chapitre 15 traite des accents romands, variés, mais présentant des traits communs qui distinguent le français de Romandie de celui de France. Ces particularités incluent des oppositions nettes entre [e] et [ɛ] (ferai / ferais), entre [o] et [ɔ] (ballot adj. / ballot n.), ou encore entre [ɑ] et [a] (pâte / patte), qui tendent à disparaître en France. Sont également mentionnés l'allongement de certaines syllabes et l'accentuation de l'avant-dernière syllabe, héritée de la prosodie du francoprovençal.

[28] Le chapitre 16 aborde la reconnaissance des français régionaux par la lexicographie à partir des années 1970, leur nouvelle légitimité scientifique. Kristol rend hommage à William Pierrhumbert pour son Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand, regrettant que ce travail sérieux ait eu moins d'impact que certains guides des romandismes, souvent simplistes et semblant destinés aux touristes de passage. L'auteur salue l'émergence d'une lexicographie différentielle qui décrit objectivement les faits linguistiques régionaux, sans insister sur la langue commune déjà bien décrite. Cette approche s'impose avec la rédaction du Dictionnaire suisse romand (1997) par le Québécois André Thibault, qui met en valeur la créativité d'un français régional non réductible à l'influence du substrat vernaculaire. Kristol se réjouit de voir les francophones hors de France (Romands, Québécois, Belges, Africains…) s'émanciper ainsi au sein d'une francophonie qui assume enfin son polycentrisme.

[29] L'auteur propose ensuite une catégorisation judicieuse du français intégral, concept applicable à toutes les régions francophones du monde et regroupant trois cercles : 1) dans le noyau central, le français commun à tous ; 2) autour, le lexique régional ayant des équivalents ailleurs (septante ou patte 'chiffon') ; 3) dans le cercle extérieur, les expressions sans équivalent (spécificités culturelles). Par la vertu de cette vision égalitaire, le français de France n'est qu'une variété régionale parmi d'autres, un français intégral au même titre que le français de Suisse, et la somme des français intégraux forme le français global.

[30] Dans son chapitre conclusif, Kristol observe que les (néo-)locuteurs des patois romands ne renonceraient jamais aux avantages de leur appartenance à l'espace francophone. L'auteur a peu évoqué les aspects juridiques ou sociopolitiques dont relèvent les langues romandes, qu'il s'agisse du français (minoritaire à l'échelle nationale ou régionale, comme dans le canton de Berne), du franc-comtois ou du francoprovençal. Mais là n'était pas son propos, et l'ouvrage offre un panorama diachronique et synchronique déjà particulièrement impressionnant. Kristol rejette toute approche téléologique qui ferait des patois des langues destinées à s'effacer naturellement au profit du français, et les considère au contraire comme des langues à part entière, expliquant ce qui a pu freiner leur essor. Ce travail illustre de façon aussi érudite qu'accessible la richesse que constitue ce patrimoine linguistique.

[31] Si Kristol n'aborde pas l'histoire des langues migrantes en Suisse, il compare à juste titre le sort des immigrants récents, parfois découragés de conserver leur langue par la glottophobie ambiante, à celui des dernières générations de patoisants autochtones. Pour ces derniers, semble s'interroger l'auteur, l'assimilation au français, même sans être toujours vécue sur le mode de la douleur, n'a-t-elle pas pu constituer une forme d'exil intérieur ?

[32] On l'aura compris, cette œuvre magistrale, admirablement écrite et illustrée, est appelée à devenir un ouvrage de référence incontournable sur l'histoire linguistique de la Suisse romande, tout en permettant de mieux saisir l'évolution des ensembles linguistiques complexes que sont la Confédération suisse d'une part, et les domaines francoprovençal et oïlique de l'autre.