Pour une analyse des relations polies dans la littérature médiévale
Discernement ou travail des faces ?
An analysis of polite relations in medieval literature
Discernment or face work?
Corinne Denoyelle
Univ. Grenoble Alpes (Grenoble, France)
corinne.denoyelle@uni-grenoble-alpes.fr
https://orcid.org/0000-0002-4637-3246
Reçu le 25/7/2024, accepté le 16/10/2024, publié le 11/4/2025
Creative Commons Attribution 4.0 International
© 2025 Corinne Denoyelle
Pour citer cet article
Denoyelle, Corinne 2025. Pour une analyse des relations polies dans la littérature médiévale. Discernement ou travail des faces ? Studia linguistica romanica 2025.13, 1-37. https://doi.org/10.25364/19.2025.13.1.
Résumé
Les recherches sur les réalisations polies des actes de langage sont généralement fondées sur les études de Brown & Levinson (1987 [1978]), qui insistent sur l'idée de stratégie. Cependant, de nombreux chercheurs estiment que les concepts sur lesquels elles se basent ne s'adaptent qu'aux sociétés occidentales modernes et proposent un autre type de politesse, dite de discernement. Cet article prend parti dans ce débat en ce qui concerne la politesse à l'âge féodal, telle qu'on peut l'appréhender à travers des œuvres littéraires. En parcourant les adresses au roi d'abord dans les textes de chroniques puis dans des romans arthuriens du 13e siècle, cette recherche montre que la politesse ne s'y exprime pas par des formules socialement préconstruites mais plutôt, effectivement, par des stratégies de figuration considérant non seulement le statut social de l'allocutaire mais aussi son mérite selon les recommandations éducatives d'Hugues de Saint-Victor. Enfin, l'article tente de préciser les notions de faces à l'époque féodale.
Abstract
Research about politeness in speech acts is generally based on the studies of Brown & Levinson (1987 [1978]), which emphasize the idea of strategy. However, many researchers believe that the concepts on which the studies are based only apply to modern Western societies and propose another type of politeness, known as discernment. This article contributes to this debate by discussing politeness in the feudal age, as it is transmitted to us through literary works. By examining addresses to the king, first in chronicles and then in 13th-century Arthurian romances, this research shows that politeness is not expressed through socially preconstructed formulas but rather through facework strategies that take into account not only the social status of the addressees but also their merits, in accordance with the educational recommendations of Hugh of Saint Victor. Finally, the article attempts to clarify the notion of face in the feudal age.
Sommaire
1 Introduction
1.1 Légitimité des supports de recherche
1.2 Légitimité du cadre conceptuel
2 Parler au roi ou à un grand seigneur
2.1 S'adresser à un roi dans les chroniques
2.2 Les salutations dans les textes de fiction
3 La déférence due au mérite
4 Vers une définition des faces au Moyen Âge
5 Discussion et conclusion
Abréviations et références bibliographiques
[1] Loin d'être les brutes que l'on se plait à imaginer aujourd'hui dans le western médiéval européen, les chevaliers et les dames des romans médiévaux sont souvent, dans leur milieu courtois, des parangons de politesse. Entre deux joutes, ils se confrontent dans des conversations finement écrites par lesquelles la féodalité courtoise se met en scène. L'étude de leurs dialogues, dans ce cadre littéraire idéal, nous donne accès à la représentation des règles sociales dont on peut reconnaitre les fondements normatifs. Les premières études comparatistes sur la politesse se sont d'abord établies en synchronie (voir la liste qu'en font Brown & Levinson 1987 [1978] ou la Constrastive speech acts analysis de Blum-Kulka, House & Kasper 1989), alors que les recherches en diachronie n'ont commencé qu'au tournant des années 2000 (voir la synthèse historique de O'Driscoll & Haugh 2024), retardées pour des raisons de corpus et de méthode. Cette recherche implique en effet de croiser l'observation des réalisations des actes de langage, qu'il faut d'abord dégager, avec les normes sociales d'une époque dont il faut trouver une formulation dans des manuels de bonnes manières encore peu présents avant le 16e siècle. Les chercheurs qui ont commencé à aborder ces questions se sont d'abord penchés sur le domaine anglo-saxon (Jucker & Taavitsainen 2008 ; Jucker 2020). Aujourd'hui, alors que le Historical politeness network for ancient languages rassemble des chercheurs aussi bien intéressés par l'ancien frison que par le grec homérique, ces recherches restent encore peu développées en français1, où on a longtemps privilégié une approche sociologique de la politesse (Montandon 1995). L'adaptation du cadre méthodologique de la pragmatique de la politesse aux états anciens de la langue reste difficile.
1.1 Légitimité des supports de recherche
[2] La première question qui se pose est celle de la légitimité des supports de recherche en l'absence d'observations fondées sur des données orales authentiques. Lagorgette, Oppermann-Marsaux & Rodríguez Somolinos (2006) ou Rodríguez Somolinos (2013) ont montré que la documentation écrite à notre disposition n'était pas illégitime pour réfléchir aux actes pragmatiques des époques passées. Certes, l'oral authentique des siècles passés n'est plus accessible au chercheur qui ne peut se fier à son intuition de locuteur, cependant, de façon indirecte et en reconnaissant les limites de cette documentation où l'on voit mal les variations diastratiques ou diaphasiques, il est permis de se faire une idée des interactions verbales anciennes par leurs représentations écrites dans les œuvres littéraires ou les documents officiels (Guillot et al. 2013, 2015). Cette recherche ne disqualifie pas la littérature, considérée au contraire comme un vecteur essentiel de représentation des interactions verbales (Barthes & Berthet 1979) – dans les limites de ce qui était lisible2 à son époque (Lane-Mercier 1989 : 141) :
La littérature, en tout cas celle du passé, est une mathésis : elle prend en charge et met en scène (ne serait-ce que par touches, allusions, références…) non la science, mais des savoirs : étant elle-même une pratique du langage du plus haut niveau (ce qu'on appelle écriture), elle donne un privilège constant à toutes les conduites humaines qui passent par le langage ; l'une de ses fonctions est de reproduire exemplairement des modes, des inflexions du discours. (Barthes & Berthet 1979 : 4)
[3] Pour retrouver les traces d'une oralité médiévale à jamais perdue, on a d'abord longtemps observé les genres dits populaires que sont les farces ou, un peu plus anciens, les fabliaux, dont on a pu dire que « leur dialogue coule librement et avec un naturel parfait » (Nykrog 1973 [1957] : 152) ou « qu'on croirait entendre une scène de rue » (Ménard 1983 : 216). L'impression de « spontanéité » ou de « verdeur » (Ménard 1983 : 166) de ces contes à rire est le fruit d'un travail stylistique très soigné qui joue du rythme et de l'emploi, essentiellement, de marqueurs discursifs bien placés (Denoyelle 2025). Mais ces petits récits, construits la plupart du temps sur des confrontations violentes, ne peuvent rendre compte de la civilité ordinaire et un autre corpus est nécessaire pour essayer de retrouver un comportement poli. La littérature courtoise et, en particulier, les romans arthuriens en prose, loin de montrer l'humanité querelleuse des fabliaux ou des farces, s'attache à représenter une société idéale dont elle scrute les tourments psychologiques. Frappier (1961 : 316) écrit ainsi au sujet de la Mort Arthur, que c'est un roman qui « vise à surprendre avec une sure attention le secret frémissement des âmes ».
[4] Le 13e siècle où ils furent écrits, est une époque d'épanouissement civilisationnel (Aurell 2019) qui se reflète dans les productions culturelles et artistiques (que l'on pense à l'ange de la cathédrale de Reims). Les romans en prose qui s'inventent à cette époque disposent d'un espace de texte quasiment infini : treize tomes pour le Tristan en prose, sept pour le Lancelot propre, douze si on considère tout le Lancelot-Graal… dans lequel les narrateurs prennent le temps de rendre compte des enjeux de pouvoir et de mettre en place des scènes de sociabilité qui n'accédaient qu'exceptionnellement au discours direct dans les récits plus anciens. On peut lire désormais des scènes de détente, de veillées qui prennent place dans les temps creux de l'aventure chevaleresque. Ces moments gratuits sont propices à une conversation qui semble plus ordinaire – quoique dans un cadre aristocratique idéalisé – que les échanges formulés dans les passages de tension aventureuse.
[5] Ces textes, qui présentent des personnages dotés de toutes les vertus, ont en effet une fonction modélisante. Larmat (1979 : 46-47) a comparé le Tristan en prose à un manuel de savoir-vivre. Bien avant lui, un Ensenhamen occitan du 12e siècle prend explicitement Pâris, Tristan, Énée, Yvain, Apollonius de Tyr, Linhaure ou le roi Arthur comme modèles pour un chevalier parfait (Ensenhamen, 72). Les propos des personnages nous renseignent, par conséquent, non sur l'oral ordinaire, mais certainement sur l'oral idéal d'un certain milieu cultivé3. Les observations que nous pouvons en faire ne peuvent donc pas vraiment nous donner une idée véritable des pratiques discursives authentiques, mais elles nous permettent de saisir la représentation que s'en font les auteurs courtois. Ils nous donnent à voir un certain usage de la langue, qui privilégie quelques pratiques discursives considérées, sans doute, comme plus acceptables socialement dans un cadre très policé. Outre son contenu sémantico-pragmatique (actes de langage), la politesse peut se manifester dans le ton (importance des adverbes courtoisement ou doucement par exemple associés aux verbes de parole), dans le lexique choisi (choix des termes d'adresse ou, plus généralement, des mots les plus positifs ou plus agressifs, registre) et dans la disposition des énoncés (choix des énoncés préliminaires ; disposition des arguments, présence d'adoucisseurs, de durcisseurs, formulations directes ou indirectes).
1.2 Légitimité du cadre conceptuel
[6] La deuxième question qui se pose pour repérer les faits linguistiques de politesse est celle du choix d'un cadre conceptuel. Le modèle le plus fréquemment utilisé pour étudier la politesse est actuellement celui de Brown & Levinson (1987 [1978]), censé dépeindre des concepts anthropologiques universels comme l'indique leur titre Politeness: Some universals in language usage. Selon Brown & Levinson (1987 [1978]), qui systématisent des concepts issus de Goffman (1974 [1967]), la politesse repose sur la notion de face. Chaque individu possède deux faces, l'une négative et l'autre positive. La face négative correspond aux territoires du moi4 : territoire corporel, spatial ou temporel, biens matériels, savoirs secrets qui permettent à chacun d'agir librement, etc. ; la face positive correspond à l'amour-propre et à l'ensemble des images valorisantes que chaque individu a de lui-même. En parlant, chacun est constamment en train de 'menacer' la ou les faces de son interlocuteur. Le simple fait de lui parler empiète sur sa face négative, plus encore si on lui pose une question ou on lui donne un ordre ; lui faire une critique ou un reproche met en cause sa face positive. Mais le locuteur peut aussi mettre en danger sa propre face négative, par exemple en prenant un engagement, ou sa propre face positive en faisant un aveu. Tout individu essaye donc de se ménager lui-même et de ménager son interlocuteur pour maintenir l'harmonie des rapports humains. Pour cela, chacun est amené à adoucir ses actes de langage menaçants – ses Face threatening acts (FTA) – d'une part, et d'autre part à produire un certain nombre d'actes de langage valorisants5 – Face flattering acts (FFA) – remerciements, compliments, vœux … qui flattent les faces de ses allocutaires. Dans le cadre de cette théorie, nous reprendrons la définition de la politesse que donne Kerbrat-Orecchioni (2010 : 38) : « un ensemble de stratégies de ménagement mais aussi de valorisation des faces d'autrui […] afin de préserver l'ordre de l'interaction ». Deux stratégies de politesse sont ainsi possibles : une politesse positive qui privilégiera et multipliera les FFA et une politesse négative qui évitera au contraire de commettre des FTA ou qui les adoucira.
[7] Cependant, ce schéma peut-il s'appliquer à la civilisation médiévale ? La première question que l'on peut se poser est celle du concept d'individu au Moyen Âge. En effet, si les spécialistes de littérature médiévale sont largement convaincus que l'émergence du roman a participé de l'émergence de l'individu (Gingras 2011), les historiens appellent à la plus grande prudence sur ce sujet (Schmitt 2001 ; Bedos-Rezak & Iogna-Prat 2005), rappelant que le concept même d'individu est un impensé de la civilisation médiévale qui ne connait que celui de personne, attribué progressivement à l'homme à partir de la persona, qui désigne les trois entités divines composant la Trinité, essentiellement unies dans les relations par lesquelles elles se définissent (Sesboüé 2002). Peut-on parler des faces d'un individu dans une civilisation où l'homme n'est jamais dividuum, coupé de Dieu, ni des autres, mais toujours intégré, dans sa paroisse s'il est paysan, dans sa corporation s'il est artisan ou dans son lignage s'il est noble ? Selon Dumont (1983), après une Antiquité gréco-latine où une éthique de la maitrise de soi permettait, du moins au niveau des élites masculines, le développement d'un « art de l'existence dominé par le souci de soi » (Foucault 1984 : 310), la société médiévale, foncièrement holiste, insère tout individu dans de multiples réseaux. Dans ces communautés, un contrôle social intense et soutenu par des croyances et des valeurs communes soumet chacun à des comportements préétablis. Toutefois, l'instauration de la confession annuelle obligatoire par le quatrième concile du Latran en 1215 contribue à la reconnaissance de la singularité de chaque individu responsable de son propre salut.
[8] N'est-ce pas alors ces comportements préétablis qui encadrent la politesse médiévale plus que le travail des faces ? Jucker (2020), pionnier des recherches en langue anglaise, expose un problème essentiel qui est celui de la validité même du concept de travail des faces pour les époques anciennes. Les concepts de Brown & Levinson (1987 [1978]) sont-ils historiquement universels ?
[9] Kohnen (2008a, 2012) par exemple considère que la politesse en langue anglaise, telle qu'elle est définie par Brown & Levinson (1987 [1978]), ne peut s'appliquer au monde anglo-saxon féodal (5e-11e siècles), qu'il juge « beyond politeness » (Kohnen 2008b : 42) :
Politeness in the modern sense of strategic, face-oriented interactions was not very common in Anglo-Saxon England. It seems that social interaction was instead mainly determined by factors like mutual obligation and kin loyalty, together with Christian values like caritas ('compassion', 'love'), humilitas ('humility', 'modesty') and obidentia ('obedience', 'compliance') (Kohnen 2012 : 227)
[10] Jucker (2020 : 45) juge que le moyen anglais ne relève pas non plus de la politesse du travail des faces. Au terme d'une analyse de l'emploi du terme courtoisie chez Chaucer, il conclut :
Curteisie and its related adjective and adverb refer to a virtue to be aspired to, but also to a form of appropriate behaviour that fits both the situation in which it occurs and the social status of the interactants. […] The characters from a broad range of social ranks demonstrate an awareness or discernement of the behaviour that is appropriate in particular situation. […] Curteisie is thus a key term in the description of the discernement politeness as depicted by Geoffroy Chaucer in his Canterbury Tales.
[11] La courtoisie relève donc pour lui de l'adaptation de chacun aux comportements attendus dans telle ou telle situation et non de la prise en compte de la susceptibilité de chaque locuteur. De même pour le français, Kerbrat-Orecchioni (2012 : 37) estime que les concepts de travail des faces ne peuvent s'appliquer au Moyen Âge :
A broad consensus has indeed been established regarding the fact that it is only from the Renaissance era onwards that a conception of social relations attaching importance to something that strongly resembles the idea of politeness, as it was previously defined, begins to establish itself.
[12] Semblant ignorer les écrits qui les précédèrent, Kerbrat-Orecchioni (2012) fonde son affirmation sur la parution d'ouvrages essentiels comme le Libro del cortegiano de Castiglione en 1528 ou le De civilitate morum puerilium d'Erasme en 1530 qui formèrent les cadres conceptuels de la politesse pendant les siècles qui suivirent. La question de la civilité est pourtant déjà récurrente au Moyen Âge, comme en témoignent les dizaines d'enseignements, chastoiements, disciplines, doctrinaux, écrits depuis le Haut Moyen Âge et copiés et recopiés dans de nombreux manuscrits (Roussel 1994 ; Aurell 2019). Ces textes qui traduisent bien un souci de préserver l'harmonie de la vie en société évoquent de manière plus ou moins détaillée les règles qui doivent encadrer l'usage de la parole. La documentation dont nous disposons, qu'elle soit fictionnelle ou morale, fait apparaitre le souci de préserver l'harmonie de la vie en société à laquelle participent les règles langagières. Toutefois, cette civilité médiévale ne repose pas, selon Kerbrat-Orecchioni (2012), sur une stratégie de protection des faces, mais relève de la reconnaissance de la place de chacun dans une société hiérarchisée, plus proche de la déférence que de la politesse définie par Brown & Levinson (1987 [1978]). Il s'agirait de la politesse de Discernement6, concept élaboré par Hill et al. (1986), correspondant au wakimae japonais, présenté ici par Ide (1989 : 230-231) qui en a été la plus importante promotrice :
The choice of linguistic forms or expressions in which the distinction between the ranks or the roles of the speaker, the referent and the addressee are systematically encoded will be called the discernment aspect of linguistic politeness […]. In contrast to the discernment aspect, "the aspect of politeness which allows the speaker a considerably active choice, according to the speaker's intention from a relatively wider range of possibilities" is called the volitional aspect (Hill et al. 1986 : 348). Both aspects aim to achieve smooth communication, but they are different in that the speaker's focus is placed on the socially prescribed norm in the former and on his/her own intention in the latter.
[13] La politesse de discernement, que Ide (1989) oppose à la politesse de volition7, repose selon elle sur deux aspects négligés par Brown & Levinson (1987 [1978]) : 1. Une dimension linguistique : « the choice of 'formal linguistic forms' among varieties with different degrees of formality » ; 2. Une dimension d'usage, le discernement : « the speaker's use of polite expressions according to social conventions rather that interactional strategy » (Ide 1989 : 223). Le locuteur ne choisit pas une formulation en raison de la stratégie qu'il met en place pour préserver les faces, mais en raison des règles sociales qui s'imposent à lui comme à tout individu dans un groupe. Il dispose d'un répertoire clos de formes linguistiques préexistantes dont l'utilisation lui est imposée (« quasi-mandatory », Ridealgh & Jucker 2019 : 2) par son appartenance à un groupe, par la structure du groupe et par les contraintes sociales qui y sont liées. Alors que la politesse de volition dépend de l'intention du locuteur et est créative, obligée de se renouveler pour ménager les faces, la politesse de discernement est strictement encadrée par les règles sociales.
[14] Brown & Levinson (1987 [1978] : 81-83) ne méconnaissent pas le discernement à l'égard des supérieurs et la déférence qu'on leur manifeste, mais ils la considèrent comme une stratégie de plus pour amoindrir le locuteur et pour rehausser l'allocutaire afin de minimiser la menace à son égard. En effet, selon eux, la politesse que l'on apporte à un énoncé intègre trois facteurs : d'une part la gravité de l'acte menaçant (Ranking, R), d'autre part la distance sociale (D) qui sépare les interlocuteurs et enfin la relation de pouvoir (P) qui existe entre deux8. La politesse d'un énoncé doit compenser de manière proportionnelle le poids de R, D et P (Brown & Levinson 1987 [1978] : 74). Mais Ide (1989), qui fonde son analyse sur la langue japonaise contemporaine, rappelle que les formes honorifiques japonaises sont utilisées même en dehors de toute contrainte de face, pour parler d'une personne absente par exemple. Elles témoignent de l'appartenance à un groupe plus que d'une stratégie contingente, relative à une situation. Ce type de politesse correspond à des civilisations qui ne sont justement pas définies par l'individualisme occidental contemporain :
In a Western society where individualism is assumed to be the basis of all interaction, it is easy to regard face as the key to interaction. On the other hand, in a society where group membership is regarded as the basis for interaction, the role or status defined in a particular situation rather than face is the basis of interaction9. (Ide 1989 : 241)
[15] Ridealgh & Jucker (2019) ont précisé le concept de Discernement en montrant qu'il reflétait, non des décisions stratégiques mais la conscience que le locuteur a de sa place dans le contexte social, ce qui correspond aussi à la notion de comportement politique de Watts (2003). On peut alors adopter une autre définition de la politesse, spécifique cette fois au Discernement : « a (linguistic) behaviour which is (i) socially and situationally adequate, and (ii) quasi-mandatory, and (iii) which closely reflects the social relationship between speaker and addressee, as well as the social and linguistic context within which the exchange takes place » (Ridealgh & Jucker 2019: 59). Dans la société holiste médiévale, il est donc possible que ce soit, de même, la place de chacun dans le groupe qui prime sur la susceptibilité individuelle et que la formulation de ses actes de langage témoigne de son adhésion au système social hiérarchique, qu'il soit féodal ou religieux. On peut même juger que, loin de cesser à partir de la Renaissance, comme le dit Kerbrat-Orecchioni (2012 : 37), la politesse de discernement serait allée en se renforçant dans la société hiérarchisée de l'Ancien Régime. Je fais l'hypothèse qu'elle aurait eu tendance à croitre dans les protocoles de plus en plus contraignants d'un État centralisé (Paternoster 2022).
[16] Le concept de discernement est fondamental dans la politesse telle qu'on l'aborde dans son sens commun10 quelles que soient les époques considérées tant il est nécessaire de savoir s'adapter à chaque situation (Montandon 1995 : 85). Dans le De institutione novitorium, manuel de savoir-vivre à destination des novices qui a eu un impact bien au-delà des milieux cléricaux (Schmitt 1990 ; Roussel 1994), Hugues de Saint-Victor insiste sur la nécessité pour chacun de régler son comportement sur celui des autres selon la place de chacun dans la société. Ce texte, institué dans le cadre des écoles urbaines, canoniales ou cathédrales, où s'élaborait, selon Schmitt (1990 : 172), « la culture philosophique et scientifique la plus neuve », est connu aujourd'hui dans 172 manuscrits. Largement utilisées par les prédicateurs et les confesseurs, les théories de Hugues de Saint-Victor se sont répandues dans les milieux laïcs, et les auteurs lettrés et cultivés qui écrivirent les romans, même en langue vernaculaire, en ont sans doute été imprégnés.
L'homme doit considérer avec diligence et discerner par lui-même, autant qu'il le peut, ce qui est licite et ce qui ne l'est pas, ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas, en tout acte, en tout lieu, en tout temps, à l'égard de toute personne. […] (Hugues de Saint-Victor De institutione, 23)
Quant au discernement qui porte sur les personnes, dans la mesure où l'affection est en cause, il doit se faire selon le mérite ; mais dans la mesure où il s'agit de respect, il doit se faire selon l'âge et la fonction. Nous devons aimer les meilleurs, honorer les supérieurs, […]. Que l'on marque donc de l'honneur aux supérieurs et de l'amour aux meilleurs, de telle manière toutefois que l'honneur témoigné aux uns soit volontaire et que l'amour pour les autres soit respectueux. (Hugues de Saint-Victor De institutione, 29)
[17] La règle sociale fondamentale est pour Hugues de Saint-Victor celle de la capacité à s'adapter aux circonstances et, en particulier, à la diversité des personnes avec lesquelles on peut avoir des interactions. Hugues de Saint-Victor distingue deux situations : celles des personnes dont on considère le mérite et celles des personnes dont on considère la dignité, c'est-à-dire le statut social, l'âge et la fonction. Dans les deux cas, il établit trois catégories de personnes : les inférieurs, les égaux et les supérieurs. Le principe d'une stricte hiérarchie sociale est un présupposé non discuté. La question porte sur l'adaptation de chacun – adaptation qui ne fait pas plus l'objet de discussion – à cette hiérarchie. Nous regarderons d'abord ce qu'il préconise selon la dignité sociale.
Nous en concluons qu'il faut discerner les personnes de six manières : trois selon la dignité, trois selon le genre de vie. […] Selon la dignité, en effet, les uns sont supérieurs, d'autres égaux, d'autres inférieurs. Aux supérieurs, nous devons témoigner obéissance, crainte, soumission et respect. Avec les égaux, conserver la paix et la concorde, se montrer plein de prévenance les uns vers les autres en déférence, en bienfait et en honneur ; par tous nos actes et nos paroles, leur donner la place supérieure ; […]. Aux inférieurs, apporter constamment bienfait et secours, ne jamais leur faire d'affront, les reprendre sans outrage, les gouverner sans orgueil, les punir sans cruauté, les envelopper de bonté ; ne pas exiger de vénération, aimer la vie commune et l'égalité, se soumettre aux plus grands par crainte, servir les égaux par charité, s'égaler aux inférieurs par humilité. (Hugues de Saint-Victor De institutione, 29-31)
[18] Le comportement par tous nos actes et nos paroles doit s'adapter aux personnes : crainte, obéissance et respect envers les supérieurs ; paix et concorde envers les égaux et bienfait et secours envers les inférieurs. Le comportement repose donc très clairement sur une stricte hiérarchie sociale. À ce discernement s'ajoute, cependant, l'idéal chrétien de l'humilitas qui impose d'agir avec les égaux en leur donn[ant] la place supérieure et s'égaler aux inférieurs par humilité.
[19] Ce discernement ordinaire de la Politesse1 correspond-il à la notion scientifique de Discernement telle que nous venons de la définir ? Autrement dit, le discernement1 prôné par les manuels de civilités correspond-il au Discernement2, concept scientifique élaboré par les chercheurs face à des formes de politesse rituelles qui ne correspondent pas au travail des faces ? Kádár & Paternoster (2015) invitent à se méfier de ce terme dont les emplois anciens diffèrent voire contredisent le concept savant issu du wakimae. Quel est le discernement qu'appliquent les personnages des textes littéraires médiévaux ? Savent-ils simplement s'adapter à leurs interlocuteurs selon les circonstances ou utilisent-ils de formes rituelles normées ? Le cas échéant, quelles seraient les formes linguistiques honorifiques révélatrices d'une politesse de discernement ? Ide (1989 : 227) rappelle les quatre critères qui les caractérisent :
Formal forms are 1. limited in choice; 2. socio-pragmatically obligatory; 3. grammatically obligatory, and 4. made in accordance with a person who is not necessarily the addressee, the referent, or the speaker him/herself.
[20] Ces formes de déférence sont peu nombreuses, obligatoires socialement et inévitables grammaticalement, et s'appliquent même en l'absence de la personne dont on parle. Nous nous concentrerons ici sur la déférence de l'inférieur à l'égard de son supérieur11. Ide (1989) en donne deux exemples qui peuvent s'appliquer à la langue française contemporaine : l'emploi du vouvoiement au lieu du tutoiement ou l'emploi du terme d'adresse titre + nom, en contraste avec le simple nom ou prénom. Ces critères ne sont pas pertinents pour la langue médiévale littéraire et ne nous permettront qu'à la marge de repérer d'éventuelles formes honorifiques. Nous essaierons donc de repérer des formules de déférence afin de déterminer si la politesse médiévale relève plus du discernement que du travail des faces. Pour cela, nous observerons les adresses à des supérieurs, d'abord dans trois chroniques historiques pour analyser des réalisations authentiques – du moins qui se donnent pour telles – puis dans des textes fictionnels. Ces deux corpus restent cohérents dans la mesure où la prose historique a fortement influencé la prose romanesque qui s'invente au 13e siècle (Baumgartner 1984). L'observation porte indifféremment sur des répliques en discours direct ou indirect. Pour déterminer la dimension polie d'un énoncé, on utilisera les concepts de Kerbrat-Orecchioni (2010 : 39), distinguant énoncés polis, hyperpolis, non-polis (ou neutre) et impolis en fonction 1. de leur contenu (FTA ou FFA), 2. de leur formulation et 3. du contexte de leur énonciation.
2 Parler au roi ou à un grand seigneur
2.1 S'adresser à un roi dans les chroniques
[21] Il n'est pas si simple de trouver en ancien français des exemples d'adresse censément authentiques à un roi ou à un supérieur en général. J'observerai ici trois ouvrages : les deux Conquête de Constantinople de Geoffroy de Villehardouin (Villehardouin Conquête, écrit entre 1208 et 1212) et de Robert de Clari (Clari Conquête, écrit après 1205), et La Vie de saint Louis de Jean de Joinville (Joinville Vie) bien que ce dernier texte montre un état de la langue plus proche du moyen français12. Le dépouillage de ces trois récits n'est pas très fructueux, d'une part, parce que la plupart des interactions sont tronquées des échanges d'ouverture et de clôture dont on sait qu'ils sont plus les plus ritualisés, d'autre part, parce que les grands seigneurs y sont souvent à l'initiative d'échanges essentiellement directifs et sont relativement peu en position d'allocutaire, en particulier, dans les mémoires de Joinville dont l'objectif est de valoriser les enseignements de Louis IX, révélateurs de sa sagesse et de sa sainteté. Ce qui ressort, néanmoins, de l'observation des interactions, est que les formulations utilisées ne sont en rien généralisées. Le terme d'adresse utilisé pour le roi ou pour un grand seigneur est systématiquement sire, qui ne marque pas de distinction avec les autres nobles (Foulet 1950). C'est, comme le dit Lehmann (2010 : 6), « le terme minimum [...] qui accomplit le geste vide de l'identification » d'un noble. Chez Villehardouin, cependant, la deuxième personne du singulier est employée de manière valorisante dans le tu de révérence qui alterne avec le vous de politesse : ainsi face au doge de Venise, les ambassadeurs des seigneurs français emploient en même temps la P2 ou la P513.
(1) | Villehardouin Conquête, 32 |
[Il] troverent le duc et son conseil en une chambre et distrent lor message en tel maniere : « Sire, nos somes a toi venu de par les hals barons de France qui ont pris le sine de la crois por la honte Jesu Crist vengier et por Jerusalem conquerre, se Diex le vuelt soffrir. Et por ce que il sevent que nulle genz n'ont si grant poöir com vos et la vostre genz, vos prient por Dieu que vos aiez pitié de la terre d'oltremer et de la honte Jesu Crist vengier coment il puissent avoir navie et estoire ». |
[22] Cette alternance des personnes grammaticales est le signe d'une transition en cours entre l'emploi du tu de révérence et celui du vous de politesse. Dans une étude quasi exhaustive sur l'histoire de ces formes de politesse, Bakos (1955) fait remonter l'emploi de ce pluriel (d'abord à la première personne puis à la deuxième) aux empereurs romains de l'antiquité tardive, surtout à partir de Dioclétien (fin du 3e siècle). Le tu, quand il n'est pas employé vis-à-vis d'un inférieur ou d'un ennemi méprisé, devient alors paradoxalement la nouvelle forme de respect, particulièrement employée dans les supplications ou les annonces importantes faites par des messagers qui parlent au nom du grand noble qui les envoie. La société féodale abandonne ensuite progressivement le tu de révérence au profit d'un vous de politesse qui devient la norme au fur et à mesure que le pouvoir royal va s'affermissant. Sa disparition est complètement actée à la fin du 13e siècle. Le tu de révérence utilisé par Villehardouin est donc une survivance de formes anciennes qu'on voit en concurrence avec le vous de politesse. Bakos (1955 : 352) signale que cette alternance n'est pas conservée dans tous les manuscrits de la Conquête de Constantinople, signe de l'hésitation des copistes devant une situation langagière en train de changer. L'alternance entre le vous et le tu ne se retrouve pas chez Robert de Clari où le tutoiement à l'égard d'un puissant n'est utilisé que pour lui adresser un reproche violent (p. 137) ou face à un homme déchu (p. 85). Un siècle plus tard, chez Joinville, le tu n'est plus employé à l'égard de Louis IX que dans deux situations : par des messagers mongols (Joinville Vie, 491) qui lui transmettent la menace du roi des Tatars et par un chevalier mameluk, encore sanglant du crime qu'il vient de commettre, qui annonce au roi qu'il a tué le sultan Turan Shah (Joinville Vie, 353). On peut juger que ces deux emplois relèvent d'une méconnaissance des usages français et surtout du mépris des messagers d'un roi barbare ou de la fureur d'un meurtrier. Il y a là sans doute plus d'insolence que de révérence. Dans les textes du moins, les locuteurs ont donc le choix dans l'emploi des pronoms d'adresse et des formes verbales pour s'adresser à leur supérieur.
[23] Il est aussi possible de parler du roi à la troisième personne, même en sa présence, sans qu'il y ait la moindre formulation de déférence à son égard, ainsi Joinville a-t-il une altercation avec un des chevaliers de son conseil sur des dépenses qu'il voudrait imposer au roi :
(2) | Joinville Vie, 230 |
Et un chevalier de son conseil dit que je ne feroie pas bien quant je aportoie tiex nouvelles au roy, la ou il avoit bien .viim. livrees d'outrage. Et je li dis que par male avanture en peust il parler, et que entre nous de Champaingne avions bien perdu .xxxv. chevaliers, touz banere portans, de la cort de Champaingne. Et je dis : « Le roy ne fera pas bien se il vous en croit, au besoing que il a de chevaliers. » Aprés celle parole, je commensai moult fortement a plorer ; et le roy me dit que je me teusse et il leur donroit quant que je li avoie demandé. |
[24] Non seulement, Joinville parle du roi sans le désigner par aucune formulation honorifique14 – on aurait pu s'attendre au minimum à messire le roy –, mais en plus il laisse entendre que le roi peut se tromper. Le roi est ici à la fois l'un des témoins (bystander) de cet échange mais aussi le référent. Or, aucune expression spécifique ne souligne de déférence à son égard. Louis IX, bien qu'il intime au sénéchal l'ordre de se taire, lui accorde, cependant, la somme demandée. Certes, on sait que Joinville a une relation de grande intimité avec lui, mais si l'on en croit Ide (1989), la déférence linguistique à son égard devrait être systématique, même s'il n'est pas directement adressé.
[25] Le cas des requêtes montre, en outre, qu'aucune forme de déférence n'est systématique même pour un acte de langage très agressif. Dans ces trois ouvrages, j'ai relevé à la main vingt actes directifs, adressés, si ce n'est directement au roi ou à l'empereur de Constantinople, du moins à un grand seigneur très puissant. Dans près de la moitié des cas15, le verbe de demande est le verbe prier :
(3) | Clari Conquête, 65 |
« Si vous pri que vous me soiés en aiue. » |
[26] Des compléments de manière peuvent jouer le rôle de « durcisseur » (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 224) de cette requête, c'est-à-dire d'ajouts lexicaux qui visent à durcir et intensifier un acte de langage :
(4) | Villehardouin Conquête, 115 |
« Si vos proient comme a seignor que vos vos i metez alsi et que vos l'aseürez a tenir. » |
(5) | Joinville Vie, 46 |
« Sire, je vous pri pour Dieu que vous me donnés du vostre par quoy je puisse marier mes .ii. filles que vous veez ci. » |
[27] Dans l'exemple (4), le rappel des relations féodales permet d'insister sur les devoirs du suzerain à l'égard de son vassal ; dans le (5), l'invocation divine renforce le devoir de charité d'un seigneur envers un pauvre chevalier à la recherche d'un financement pour le mariage de ses filles. La requête peut paradoxalement se faire plus insistante en prenant une apparence de non-imposition : l'emploi du verbe vouloir16 – auquel se joint l'imparfait du subjonctif dans l'exemple (7) – rappelle la liberté censément conservée par l'allocutaire auquel la requête est adressée (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 200-201).
(6) | Joinville Vie, 203 |
Je leur fiz tailler cotes et hargaus de vert et les menai devant le roy, et li priai que il vousist tant fere que il demourassent avec li. |
(7) | Clari Conquête, 126 |
« Sire, il a chaiens un haut homme en prison, Morchofles a a non, qui bien i a esté set ans. Se vostre volentés i fust, il fust boin que on le mesist hors de prison. » |
[28] L'emploi du verbe prier s'accompagne donc de constructions qui diffèrent selon les degrés d'insistance. De plus, ces formulations varient selon les circonstances bien que les allocutaires restent des personnes importantes. La requête peut se faire menace quand deux messagers français rappellent à l'empereur de Constantinople qu'il doit tenir les engagements pris en son nom :
(8) | Villehardouin Conquête, 82 |
Par l'acort as messages mostra Jofroi de Vilehardoin le mareschaus de Champaigne la parole et dist a l'empereor Sursac : « Sire, tu vois le servise que nos avons fait a ton fil et combien nos li avons sa convenance tenue. Ne il ne puet çaiens entrer trosque adonc qu'il ara fait nostre creant des convenz qu'il nos ha. Et a vos mande conme filz que vos asseürez la convenance en tel forme et en tel maniere com il nos a fait. » |
[29] Non seulement cette adresse à l'empereur mélange le vous de politesse à un tu dont on peut interroger la déférence, mais le verbe mander est nettement plus insistant qu'une simple prière. Plus loin, devant les manques persistants de l'empereur, le messager se fait encore plus pressant :
(9) | Villehardouin Conquête, 90-91 |
Par le conseil as autres messages mostra la parole Coenes de Betunes, qui mult ere sages et bien emparlez. « Sire, nos somes a toi venu de par le baron de l'ost et de par le duc de Venise. Et saches tu que il te reprovent le servise que il t'ont fait, com la gent sevent et cum il est aparissant. Vos lor avez juré, vos et vostre pere, la convenance a tenir que vos lor avez convent et vos chartes en ont. Vos ne lor avez mie si bien tenue com vos deüssiez. Semont vos ont maintes foiz, et nos vos en semonons, voiant toz vos barons, de par als, que vos lor taignoiz la convenance que est entre vos et als. Se vos la faites, mult lor ert bel. Et se vos nel faites, sachiez que des hore en avant, il ne vos tienent ne por seignor ne por ami. » |
[30] Il s'agit ici nettement d'un ultimatum. Alors que la précédente requête se déroulait dans une chambre privée, en petite compagnie, ce rappel menaçant à l'empereur est une semonce publique voiant toz vos barons et menaçant de couper les liens féodaux qui les unissent. L'alternance entre le tu et le vous est plus ambigüe. Il peut s'agir encore du tu de révérence mais auquel se mêlent aussi certainement des connotations de reproche qui sont, toujours selon Bakos (1955), l'une des grandes raisons, non plus sociales mais affectives, d'utiliser le tutoiement. Le vous semble au départ désigner un allocutaire pluriel Vos lor avez juré, repris, peut-être de manière mécanique, par vos et vostre pere comme si le locuteur maintenait ce pronom par effet d'entrainement. En revanche, la menace finale de mettre fin à la relation féodale, il ne vos tienent ne por seignor ne por ami, renvoie nettement à un singulier dans une relation féodale d'homme à homme : le vouvoiement, de pluriel qu'il était, est donc passé à un vous de politesse.
[31] Cet échantillon de requêtes à l'égard d'un puissant ne permet donc pas de déceler de formulations linguistiques envers un puissant qui seraient systématiques et qui paraitraient, de ce fait, contraignantes. Même l'emploi du tu de révérence, qui pouvait constituer une forme spécifique d'adresse à un roi, à rebours des formes de politesse ordinaire, n'est pas systématique chez Villehardouin et empêche de parler d'un système linguistique fixe. L'emploi des formules de déférence est surtout lié à l'intention du locuteur et témoigne d'une stratégie pour arriver à ses fins, ce qui nous rapprocherait de la stratégie du travail des faces. L'observation de textes de fiction donne la même impression : certaines expressions sont récurrentes sans être, cependant, systématiques.
2.2 Les salutations dans les textes de fiction
[32] Les paroles de salutations seront notre point d'observation suivant. Dans un texte romanesque, les dialogues ne sont plus que des « bribes d'interaction » (Durrer 1994 : 95) qui omettent les séquences phatiques des conversations ou les limitent au discours narrativisé. De ce fait, quand le rituel phatique est relaté dans le dialogue littéraire, il acquiert une réelle importance sur le plan sémantique et narratif17. Les textes romanesques, arthuriens en particulier, portent une attention extrême à des détails concrets qui ancrent le récit dans une sociabilité modèle et qui se développent en séquences narratives récurrentes et topiques, comme celle des salutations réciproques18. Le corpus considéré sera cette fois fondé sur le Lancelot en prose (1225-1230), dont j'ai dépouillé les tomes 1, 2, 4, 7 et 8 de l'édition Micha. Je comparerai rapidement les résultats obtenus avec des observations issues d'autres romans en prose, le Tristan en prose (deuxième moitié du 13e siècle) et Artus de Bretagne (fin 13e)19. Le dépouillement s'est effectué à la fois à la main pour la recherche de données qualitatives et sur des textes numérisés pour des relevés plus systématiques.
[33] J'ai relevé 70 scènes de salutations dans le Lancelot, indifféremment adressées à un chevalier ou à une demoiselle de rencontre, à un chevalier connu retrouvé au hasard de l'errance chevaleresque ou au roi Arthur ou à la reine Guenièvre. Dans ce roman, la répartition des formes de salutation semble très stricte selon la personne adressée et les salutations adressées au roi diffèrent nettement des autres. Dans tous les cas, la personne 'inférieure' salue la première.
[34] Entre égaux, les salutations peuvent en effet se faire de deux manières. Dans 62,5 % des salutations, les salutations s'opèrent au moyen d'une formulation de bienvenue :
(10) | Lancelot, 7, 384 |
Lors connut mesire Gauvain que chou estoit Helys li Blois, si se nome et Helys saut sus et dist : « Vous soiés li bien venus ! » Lors se fisent moult grant joie comme compaignon qui s'entramoient. |
[35] Cette construction est utilisée à 64,5 % entre personnes qui se connaissent déjà, au moins de réputation. Les salutations peuvent aussi prendre la forme de bénédictions divines. C'est le cas dans 37,5 % des occurrences. Dans ces occurrences, Dieu est le sujet des verbes donner aventure, donner honneur, donner bon jour, bénir20… utilisés au subjonctif de souhait.
(11) | Lancelot, 8, 175 |
Puis vient a mon seignor Gauvain, si li dist que Diex li doinst boin jor. « Dame, fait il, Diex vous fache lie, et coi que soit des autres jors, hui sai je bien que vous voldriés que biens m'avenist. » |
[36] Cette construction est la forme spécifique des salutations données le matin après la séparation et le repos de la nuit. On constate que les bénédictions ne sont généralement pas exactement les mêmes dans le tour de parole initiatif et le tour de parole réactif :
(12) | Lancelot, 2, 24 |
Et quant vint al matin, si est levee, des qu'ele vit le jor et vint à lui, si li dist que Diex li doinst buen jor et il li dist que Diex li doint buene aventure. |
[37] Cette variation, au sein de formulations pour autant très régulières témoigne peut-être d'une nécessité ou, du moins, d'une envie de la part du deuxième locuteur d'éviter la répétition d'une même expression. Selon Löfstedt (1978 : 211), les répliques réactives fonctionnent fréquemment soit par reprise des mêmes propos avec inversion syntaxique, soit avec renchérissement. La réplique réactive est ainsi souvent plus valorisante que la réplique initiale. C'est peut-être la même raison qui fait que les deux formes de salutations se cumulent très fréquemment puisque l'une des formulations peut facilement être la réponse à une autre :
(13) | Lancelot, 8, 171 |
Atant s'en vient la dame a mon seignor Gauvain, si s'acoste lés lui et dist : « Sire, bien soiés vous venus ». Et il respont que Diex li doinst boine aventure. « Sire, je vous merchie moult de ce que vous estes chi venus por ma bataille faire. » |
[38] Entre égaux, les salutations peuvent adopter des formulations variées dont l'intensification sera marquée par l'ajout de jugements valorisant l'allocutaire qui s'étendent parfois sur plusieurs lignes21.
(14) | Lancelot, 8, 87 |
Et quant il aproche de lui, si li dist mesire Gauvain : « Sire, bien soiés vous venus comme li hons el monde que je desire plus a veoir l'acointement ensi comme je le voi orendroit. Et moult vous devés proisier que vous estes li hons el monde plus a droit loés et qui plus est amés de ses gens. Et je quit que nus ne seit si bien connoistre preudomme comme vous faites, et bien i a paru. » Ensi parole mesire Gauvain a Galahot et Galahot li demande comment il li esta. |
[39] Dans cet exemple, Gauvain salue Galehaut, très puissant seigneur qui, après une longue guerre contre le roi Arthur, fait subitement la paix avec lui pour complaire à son ami Lancelot. Le compliment s'étend sur trois phrases qui distinguent Galehaut non seulement pour l'amitié qu'il propose, mais aussi pour sa réputation et l'amour que ses gens lui portent. Plus la formule d'adresse est longue, plus elle semble polie, mais notons toutefois qu'elle ne porte que sur le mérite de Galehaut et non sur son statut social (très largement équivalent à celui de Gauvain). De même, l'accueil de Lancelot à la cour après qu'il a gagné un combat contre le chevalier Méléagant est aussi particulièrement riche en compliments.
(15) | Lancelot, 2, 107 |
Lors saut avant Kex li seneschals, si li oste l'escu del col, si li dist : « Ha, sire, sor tos les chevaliers del monde soiés vos li tres bien venus comme la flors de la terriene chevalerie ! Si l'avés bien moustré ci et aillors. » Aprés Keu le seneschal revient li rois Artus, si acole Lancelot tot issi armé com il estoit, si li oste le hialme de la teste il meismes et le baille a mon seignor Yvain, puis le baise en la boche et dist : « Bials doz amis, vos soiés li tres bien venus ! » |
[40] On notera, cependant, dans cet extrait la différence entre la formulation employée par le sénéchal Keu, hyperbolique et métaphorique, et celle employée par Arthur, beaucoup plus simple. La différence de formulation entre le sénéchal et le roi est le signe que l'un et l'autre ne sont pas en situation d'employer les mêmes formulations linguistiques en raison de leur différence de statut. Ce qu'un sénéchal peut dire à son égal (quoique supérieur en mérite) n'est pas du même ordre que ce qu'un roi peut dire même au meilleur chevalier du monde, qui reste statutairement inférieur à lui22. Cette différence de formulation relèverait alors de la potestas, définie par Ridealgh & Unceta Gómez (2020 : 232) comme « the linguistic behaviour that reveals hierarchical superiority », la facette 'descendante' de la politesse de Discernement orientée cette fois du supérieur vers l'inférieur. Le roi, toutefois, multiplie les gestes honorifiques en désarmant lui-même Lancelot comme le ferait un écuyer, en l'embrassant et en l'asseyant ensuite sur le haut dais où lui-même mange, le traitant ainsi presque comme un égal, ce qui constitue une infraction des normes sociales23. C'est là encore le mérite qui détermine la multiplication des paroles (Keu) ou des gestes (Arthur) honorifiques.
[41] Dans ce roman enfin, le roi Arthur reçoit une bénédiction spécifique qu'on ne retrouve pas pour s'adresser aux autres personnages.
(16) | Lancelot, 7, 280 |
Si entra laiens uns chevaliers armés de toutes armes, fors de hiaume et de sa ventaille qu'il ot abatue sor ses espaules. Il est venus devant le roi, si le salue. « Rois Artus, fait il, Diex te saut et toute ta compaignie de par la dame de Nohaut a qui je sui. Ma dame m'envoie a toi et si te mande que li rois de Northunberlande le guerroie et siet devant un sien castel a siege. » |
(17) | Lancelot, 7, 334 |
Li vallés vient a la cort et la ou il voit le roi Artu, si li dist : « Rois Artus, Diex te saut. Je t'aport noveles les plus estraignes qui onques entrassent en ton ostel. » |
[42] Cette bénédiction repose sur le salut divin et utilise toujours le verbe sauver. Elle peut s'accompagner de compliments. Le titre est donné avec le nom du roi, le tutoiement de révérence est de mise. Le roi Claudas est salué de la même manière par une demoiselle envoyée par la Dame du Lac (Lancelot, 7, 104). Les seules et rares exceptions à cet emploi dans le corpus retenu sont intéressantes à relever, qu'il s'agisse du non-emploi de cette forme vis-à-vis du roi24 (trois cas) ou de son emploi vis-à-vis d'un autre personnage (deux cas).
(18) | Lancelot, 7, 439 |
Un chevalier impoli s'adresse au roi pour lui déclarer la guerre au nom de Galehaut25. | |
Li chevaliers fu armés fors sa teste et ses mains et vint tres devant le roi, s'espee chainte, ne salue pas le roi, ains li dist tres devant sa table : « Rois, a toi m'envoie le plus preudom qui orendroit soit de son eage, c'est Galahos, li fiex a la Bele Jaiande, et si te mande que tu li rendes ta terre, ou que tu la tiegnes de lui. Et se tu vels estre ses hom, il te tenra plus chier que tous les rois qu'il a conquis. – Biax sire, fait li rois, je ne ting onques terre de nului fors de Dieu ne ja de chestui ne la tendrai. » |
[43] Le tutoiement est cette fois nettement un signe d'agressivité, seul le titre du roi est donné, sans son nom, et aucune bénédiction n'est utilisée. La dame du Lac est la deuxième personne à ne pas utiliser le verbe sauver lorsqu'elle salue le roi. Mais autant le chevalier précédent se comportait de manière impolie car il déclarait la guerre au royaume de Logres, autant la dame fait preuve de politesse par l'utilisation d'une hyperbole flatteuse26 lorsqu'elle vient confier à Arthur son protégé, le jeune Lancelot, pour qu'il le fasse chevalier. Cependant, elle est la seule personne noble de ce roman à ne pas utiliser cette bénédiction spécifique et à vouvoyer le roi avant de le désigner par son nom.
(19) | Lancelot, 7, 267 |
La dame abat sa guimple de devant sa bouche et salue le roi et non pas si tost qu'il ne l'eust anchois saluee que ele lui. « Sire, dist ele, Diex vous beneie comme le millor roi des terriens rois ! Artus, fait ele, je sui a vous venue de moult loing et si vous vieng .i. don requerre lequel vous ne me devés pas escondire, car vous n'i poés avoir damage ne honte ne mal, ne ja ne vous coustera del vostre rien. – Damoisele, fait li rois, s'il me coustoit del mien assés, mais que honte n'i eusse ne damage de mes amis, si l'avriés vous. Mais noumés le don seurement, car li dons seroit moult grans que je vous refuseroie. » |
[44] L'auteur signale que le roi déroge à son protocole en saluant le premier la dame, signe d'hyperpolitesse envers elle, mais peut-on imaginer que la puissante dame du Lac ignore l'étiquette du royaume de Logres quand elle s'adresse ensuite à lui ? L'enchainement des deux types d'interpellation, c'est-à-dire la bénédiction valorisante et le vouvoiement, suivie de l'emploi du seul nom, est peut-être plutôt le signe de la conscience que la dame a de sa propre valeur. Si elle valorise le roi, cela semble être essentiellement du fait de son mérite car elle se juge sans doute son égale sur le plan hiérarchique.
[45] Inversement dans deux cas, cette salutation est adressée à un personnage qui n'est pas le roi. Dans l'exemple ci-dessous (20), je tends à penser que c'est volontaire et qu'il s'agit alors d'une hyperpolitesse agressive, dissimulant le FTA de défi sous un FFA de salutation (polirudesse selon le concept de Kerbrat-Orecchioni 2010 : 42) :
(20) | Lancelot, 2, 393 |
Un mauvais chevalier s'adresse à Hector. | |
Li chevaliers fu ros et lentilloz et ot le nés bas et rechignié : si sambla trop bien cruel home et felon. Et la ou il vit Hestor, si le salua maintenant et li dist : « Diex vos saut, sire chevaliers ! » Et Hestor li rent son salu a grant paine. « Bials sire, fet cil, dont estes vos ? – Que vos en chaut, fet Hestors, dont je soie ? » |
[46] Ce chevalier, dont l'apparence physique trahit la félonie, semble user d'une formulation inappropriée qui peut s'expliquer par son agressivité et qui peut justifier la peine qu'éprouve Hector à lui rendre son salut.
[47] Enfin, une dernière salutation emploie cette formulation sans qu'il me soit possible d'en déterminer la cause ou la valeur :
(21) | Lancelot, 2, 269 |
La reine Guenièvre s'adresse à un chevalier éploré qui surgit devant elle lors d'une promenade de la cour en forêt. | |
Li chevaliers venoit un chemin de travers par la forest ; et quant il conoist la roine, si s'areste et commence a plorer trop durement. Et ele le salue et li dist : « Dieu vos saut, sire chevaliers ! » Et il est si plains de lermes et tant dolens que il ne li puet respondre .i. mot ; et si la regarde il molt ententivement, ne remaint por plor qu'il face. |
[48] Le chevalier en pleurs est Bohort qu'un serment inapproprié a engagé dans une tentative d'enlèvement de la reine. Mais celle-ci ne peut le savoir à ce moment du récit et sa salutation très polie ne peut s'expliquer autrement que par la courtoisie extrême dont fait toujours preuve Guenièvre. Notons, toutefois, que dans le manuscrit de Londres, British Library, Royal 20 D IV, qui a servi à Yvan G. Lepage pour sa propre édition du Lancelot du Lac, c'est bien Dieus vous gart que la reine adresse à ce même Bohort (Lancelot du Lac, 5, 32). Cette variante signale peut-être que cette expression, sans doute inappropriée pour un chevalier, ne fait pas réellement partie du répertoire de salutations que le scribe peut, dans ces circonstances, mettre dans la bouche de ses personnages.
[49] Il semblerait donc, malgré les cinq exceptions que j'ai observées dans les cinq tomes dépouillés du Lancelot en prose, que la formulation linguistique Diex vos saut soit réservée au supérieur ultime, le roi, et marque linguistiquement la déférence à son égard, c'est-à-dire la reconnaissance de la place du roi par rapport au groupe. Les salutations de bienvenue renvoient plutôt à des retrouvailles, alors que les autres bénédictions divines sont davantage adressées à des inconnus. Dois-je en conclure qu'en ce qui concerne les salutations, leur variation révèle une politesse de Discernement ?
[50] Il semble difficile de valider cette hypothèse à partir d'observations menées sur ce seul texte. En effet, cette tripartition ne se retrouve pas dans les autres romans. Le Tristan en prose, qui est d'une vingtaine d'années postérieur au Lancelot, donne des Diex vos saut à des chevaliers ordinaires27 :
(22) | Tristan Curtis, 2, 231 |
« Diex vos saut, sire chevaliers, et vos envoit conseil et secors, que bien en avez mestier, ce m'est avis. – Certes, demoisele, vos dites voir, et Diex vos doint bone aventure, et vos envoit meillor conseil que je n'ai encores trové, que bien sachez certenement qu'il m'est avis que il n'ait orandroit en cest monde un chevalier si desconseillié come je sui. » |
[51] Inversement, on trouve aussi d'autres formes d'adresse pour un roi. Ainsi, une demoiselle face au roi Arthur :
(23) | Tristan Curtis, 2, 222 |
Quant la demoisele est devant le roi venue, ele s'encline et salue, et dit : « Rois Artus, cil Diex qui onques ne menti te teigne en ton proposement ou tu as dusques ci demoré, et t'otroit que tu mentiegnes chevalerie en si grant honor et en si haut pooir com tu as dusques ci. – Demoisele, fait li rois, et vos aiez bone aventure, et Diex le veille par sa pitié que je puisse mentenir tote ma vie chevalerie en tel maniere que ce soit a l'onor et au preu dou reaume de Logres et de toz les chevaliers dou monde. » |
[52] Cet extrait attribue à la demoiselle une attitude extrêmement polie. La salutation qu'elle formule est une bénédiction, plus appuyée que d'ordinaire et assortie de nombreuses hyperboles, cependant, elle n'emploie pas le verbe sauver. De même, Tristan qui reçoit l'insigne honneur de voir le roi Arthur venir en personne dans la tente où il est hébergé lors du tournoi de Louverserp, lui adresse une formule de bienvenue, qui n'est ni une bénédiction, ni une formulation spécifique au roi :
(24) | Tristan Ménard, 5, 346 |
Quant mesire Tristans entent ceste nouvele, il dist à la roïne Yseut : « Or sus, ma dame, faites hounour au roi Artu, ki ci est venus par sa merci ! » Et lors keurt prendre le roi et s'umelie mout vers lui et li dist : « Ha ! sire, que vous soiiés ore li tres bien venus ! De ceste hounours que vous ici m'avés faite ne vous porroie je rendre guerredon en nule maniere du monde ! Pour Dieu, faites vous desarmer, si vous soulagés et déduiés avoec ma dame, ki ci est. » |
[53] Est-ce en raison de l'aspect particulièrement informel de cet accueil que Tristan n'utilise qu'une formule de bienvenue, certes accompagnée d'adverbes emphatiques mais absolument identique à celle qu'il utilise lorsqu'il rencontre un simple messager envoyé vers lui dans la forêt (Tristan Ménard, 7, 85) ? Certes, le roi se déplace incognito, accompagné du seul Lancelot, dans la tente de l'équipe adverse à la sienne… Néanmoins, c'est bien en tant qu'il est le roi Arthur que Tristan et Iseut l'accueillent avec force hyperboles. Plus tardif encore, le roman Artus de Bretagne n'utilise que quatre fois des bénédictions formées à partir du verbe sauver, deux fois à l'égard du héros, qui n'est que le fils du duc de Bretagne, de la part d'un autre chevalier (p. 162) ou des bourgeois d'une ville (p. 102), une fois à l'égard d'un seigneur de la part d'un vilain employé comme écuyer (p. 200) et enfin dans une formule de bénédiction qui constitue, en réalité, une sorte d'antiphrase agressive (p. 46628). De plus, Artus de Bretagne ne marque pas de différence dans la salutation adressée au roi et celle adressée au héros éponyme :
(25) | Artus de Bretagne, 76 |
Et quant li jones roys et tuit li autre virent Artus seulz, si vindrent a lui, et le salua li roys et li dist : « Dix gart le meilleur chevalier du monde et li croisse honneur et valor ! – Monseigneur, dist Artus, cilz Dieux qui tout forma soit garde de vous ! Et sauve vostre grace tel ne sui je mie comme voz dites. » Lors dist li roys : « Nous avons bien veu comment il est aléz. Mon douz amis, je vous pri que vous soiéz de mon hostel, mon ami et mon compaignon. » |
[54] Le jeune héros reçoit ici des salutations qu'on aurait pu penser royales. Artus n'étant que le fils du duc de Bretagne dans un récit où il côtoie nombre de rois et de seigneurs d'un rang plus élevé que lui, on pourrait imaginer que la différence sociale soit marquée. Or, cette scène, qui montre un roi saluer le premier, place quasiment la même bénédiction divine, avec le verbe garder, dans la bouche du roi que dans celle du chevalier. Là encore, c'est son mérite en tant que meilleur chevalier du monde qui change ce que j'avais considéré comme la norme.
[55] Il n'est donc pas possible dans ce corpus de distinguer une forme linguistique qui serait spécifique à une adresse royale. Si le Lancelot semble réserver une forme de salutation particulière aux rois, le Tristan et Artus de Bretagne montrent beaucoup plus de souplesse. Est-ce un signe d'évolution de la langue et des mœurs ? La déférence due au roi ne semble pas, plus généralement, différente de celle due à la classe chevaleresque représentée dans ces romans. Elle ne s'inscrit pas spécifiquement dans un code linguistique contraignant qui s'imposerait à chaque locuteur dans le lexique ou dans la syntaxe, mais semble relever du choix de chacun (ici, de chaque auteur, voire de chaque scribe) et relève de la stylistique ou de la stratégie. Le point de convergence entre ces exemples est leur emploi souvent extrême des comparaisons valorisantes et des jugements hyperboliques. Ces compliments ne sont pas toutefois limités au roi, puisque les excellents chevaliers que sont Lancelot, Tristan, Artus ou Galehaut en reçoivent de la même manière. La politesse de Discernement, qui multiplie les formes de déférence, se manifeste donc sans doute essentiellement par l'emploi de ces constructions dithyrambiques plus que par des formes linguistiques contraignantes. Mais dans l'univers idéal du monde romanesque où le roi n'est qu'un primus inter pares, elle toucherait alors les supérieurs non seulement en dignité mais aussi, voire surtout, en mérite.
[56] La hiérarchie au mérite fait partie des concepts du discernement1 d'Hugues de Saint-Victor qui double, comme je l'avais dit plus haut, sa première hiérarchie sociale d'une seconde hiérarchie morale : il ne se limite pas en effet à prôner une attitude conforme au statut social de l'interlocuteur, il crée une deuxième catégorie pour rappeler l'attitude adéquate selon le mérite de chacun.
De même, quant au genre de vie, nous devons considérer les uns comme supérieurs à nous, d'autres comme égaux et d'autres comme inférieurs. Nous sont inférieurs ceux dont le genre de vie ne doit pas nous être un modèle, même si nous n'avons pas la présomption de les condamner. Nous sont égaux ceux dont le genre de vie est proportionné à notre faiblesse […]. Nous sont supérieurs ceux dont nous pouvons certes respecter et admirer le genre de vie, que pourtant nous ne sommes pas capables d'imiter. (Hugues de Saint-Victor De institutione, 31)
[57] Rappelons, en effet, que selon Hugues de Saint-Victor, le comportement adapté à chaque personne repose sur une double catégorisation : d'abord selon la dignité (dignitas), c'est-à-dire le statut social, ensuite selon le genre de vie (conversatio), c'est-à-dire selon le comportement ou la morale. Dans chaque cas, les personnes sont classées en supérieures, égales, inférieures. De cette double catégorisation, théoriquement neuf sortes de comportements seraient possibles selon le statut social et le statut moral des interlocuteurs si l'on pousse un peu l'esprit de géométrie. Le discernement1 reviendrait donc à repérer à chaque fois si l'interlocuteur est socialement supérieur et/ou moralement supérieur, etc. La dimension morale à prendre en compte dans le discernement ajoute donc de la souplesse à un comportement qui reposerait uniquement sur une stratification sociale, il trouble à mon avis, du moins théoriquement, le strict cadre du Discernement. Dans une société fondamentalement chrétienne où tous les hommes sont responsables de leurs frères, la politesse devrait, idéalement, se plier aux exigences de la morale. C'est ainsi qu'il est possible d'interpeller le roi Arthur avec une formule blessante puisqu'il a démérité en ne secourant pas ses vassaux.
(26) | Lancelot, 7, 96 |
[li rendus] ot abatu son chaperon et sambloit moult bien preudom et il avoit le langue delivre et bien parlant et le chiere seure, si commenche sa raison si haut que bien fu oïs. « Rois Artus, fait il, Diex te saut com le plus preudom et le millor qui onques fust, se ne fust une seule chose. » Li rois Artus regarde le preudomme a grant mervelle qui si le blasme de malvaistié […]. Li rois fu moult sages et moult courtois, si li rendi son salu : « Diex vous benoie, fait il, biax sire. […]. Et puis que tant m'en aveis dit, descovrés moi por coi je per a estre le millor rois et le plus preudom del monde, car moult le savroie volentiers. » |
[58] La salutation utilisée par le moine a une apparence de déférence, mais la restriction apportée, se ne fust une seule chose, la retourne en un reproche violent que le roi Arthur comprend très bien. La force illocutoire de cette interpellation vient d'ailleurs du contraste entre ces deux actes de langage et de l'effet de surprise qui se crée à la fin de l'énoncé. La réalisation linguistique de la salutation, ou plus précisément, l'annulation à la fin de la phrase de la salutation polie traditionnelle précédemment formulée, découle de l'infériorité morale du roi, qui prime ici sur son statut. Toutefois, le moine qui l'interpelle ne va pas non plus jusqu'à l'insulter, il maintient une réelle estime à son égard car il sait le roi amendable. La réalisation de ce reproche est donc très fine. Elle ne relève pas de l'insulte que pourraient lui adresser de mauvais chevaliers ou des adversaires. On peut juger qu'elle relève de la double contrainte (double bind) qui caractérise certains actes de langage pris entre les règles fondamentales de la politesse, c'est-à-dire la nécessité d'être à la fois sincère et poli (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 270). De ce point de vue, cette salutation relève d'une stratégie qui vise à agresser la face positive de l'allocutaire mais uniquement de manière partielle. La double contrainte explique aussi un certain nombre de stratégies discursives contournées que l'on retrouve dans beaucoup d'interactions romanesques. Le roi Arthur, par exemple, fait l'objet des reproches de Galehaut à plusieurs reprises. Ce preudomme, qui fut autrefois son dangereux adversaire, a, face à lui, une attitude à la fois déférente et sincère. N'ayant pas d'autorité religieuse, à la différence du moine de l'exemple précédent, il use de formules moins directes pour lui reprocher son comportement à l'égard de la reine.
(27) | Lancelot, 1, 170 |
Quand Arthur se plaint de ne pouvoir faire sa paix avec Lancelot alors qu'il avait réussi à la faire avec son épouse, Galehaut lui explique, ainsi qu'à la reine, les griefs que Lancelot a gardés envers le roi. | |
« Ha, dame, fet Galehout, si preudom com il est fet molt a soffrir de plusors choses, […]. Mais il tient a si grant despit ce que li rois mesires ne vos quita, tot maintenant qu'il en parla, qu'il ne porroit son cuer atorner a lui amer et me disoit sovent : "Sire, comment le porroie je servir jamés, quant il m'a mostré qu'il ne me prise rien ne trestot le servise que je onques li feisse ; si l'en ai je fet de si grans que jamés ne recoverai de si grans a fere. Et sacheis que il ne vos resamble pas, qui en un jor chanjastes honor por honte." Sire, ice m'a dit sovent Lancelos, quant je le chastioie. » |
[59] Pour ne pas froisser son royal allocutaire, Galehaut emploie des reproches indirects en mettant dans la bouche de Lancelot, absent, le dépit qu'il a eu qu'Arthur répudie son épouse légitime pour une usurpatrice. L'acte de langage agressif du reproche est adouci par la fiction des paroles attribuées à Lancelot, de même que par le trope communicationnel qui le fait parler non pas directement à Arthur mais d'abord à Guenièvre (Kerbrat-Orecchioni 1998 [1990] : 92-100). L'impératif chrétien du discernement selon le mérite semble bien nous rapprocher d'une politesse de volition qui repose sur une stratégie spécifique à chaque circonstance.
4 Vers une définition des faces au Moyen Âge
[60] La politesse liée au mérite semble donc relever du travail des faces, du moins, ou surtout, dans le monde égalitaire et idéalisé de la littérature arthurienne. Les deux formes, que les chercheurs considèrent comme les deux pôles d'un continuum (Ide 1989 ; Terkourafi 2024) ne se situent pas au même niveau. La politesse de Discernement entre dans le cadre strictement hiérarchique du statut social alors que la politesse de volition se rapporterait plus au mérite selon lequel on doit moduler l'effet de ses paroles pour valoriser son excellence ou, au contraire, pour le provoquer à un nécessaire amendement. À ce stade, on voit que la relation interpersonnelle l'emporte sur un code linguistique contraignant et systématique puisqu'il s'agit de s'adapter à la fois au mérite et au statut de la personne. Les critères du Pouvoir et de la Distance de Brown & Levinson (1987 [1978]) entrent en ligne de compte au même titre que celui du mérite (chrétien) au moins dans les textes fictionnels. Il me semble donc qu'on peut réintégrer la politesse de volition à l'époque féodale qu'on a pu penser trop archaïque pour ces stratégies psychologiques.
[61] Le travail des faces joue donc un rôle dans la réalisation des actes de langage polis, bien que de manière parfois différente de l'époque contemporaine et il semble nécessaire de redéfinir les faces dans ce qui peut être les caractéristiques de la société médiévale. Peut-on considérer que les hommes et les femmes du Moyen Âge – du moins ceux des cercles aristocratiques auxquels seuls ce corpus donne accès – se définissent en termes de faces positives et négatives ? Ou pour être plus précise, puis-je considérer que les héros des romans arthuriens, « ces vivants sans entrailles » comme disait Valéry (1941 : 221), nous donnent une image des faces positives ou négatives des hommes et des femmes qui écoutèrent leurs aventures ? La face positive semble assez facile à définir dans une civilisation féodale de l'honneur (Zink 2017). Le mot honneur perd vers les 12e et 13e siècles son sens concret de 'fief' ou de 'haute charge', et s'oriente nettement vers l'idée de la glorieuse réputation (Robreau 1981), ce que Febvre (1996 : 89) appelait « l'honneur-prestige ou l'honneur-considération ». Cette considération, que les chevaliers des romans se donnent beaucoup de mal à établir et à préserver, est d'abord une construction sociale qui se réalise en actes concrets dans lesquels se manifeste le regard que l'on porte sur autrui. Les locutions faire honneur ou porter honneur désignent ainsi un ensemble d'égards et de gestes qui flattent une personne selon son rang comme dans l'extrait ci-dessous :
(28) | Artus de Bretagne, 505 |
Si l'acolla Phelippe et tuit li autre, et li porterent honneur et reverance comme a roy. |
(29) | Lancelot, 2, 418 |
« Vassal, fet il, je vos ai fet en mon ostel tote honor et cortoissie tant com je poi et vos m'i avés fet honte et vilenie tant com vos peustes. » |
[62] La coordination qui est faite dans ce dernier extrait entre honneur et courtoisie montre que faire honneur entre dans le cadre concret de la politesse féodale et relève d'une politesse positive. Mais ce sentiment tend aussi à s'intérioriser en un sentiment personnel de mérite, « un respect exigeant et toujours inquiet à l'égard de soi-même »29 (Febvre 1996 : 54). L'inquiétude d'un Bohort face aux honneurs reçus témoigne de cette intériorisation :
(30) | Lancelot, 2, 263 |
Cele nuit fu herbergiés Boors a sa volenté et tant li fist l'en grant honor qu'il l'en pesoit bien, kar il li estoit avis qu'il ne l'en deuissent mie tant fere. |
[63] Si la face positive peut être rapprochée de l'honneur, à la fois concret et intériorisé, des personnages, que peut être alors la face négative d'une personne30, 'le territoire du moi' dans un monde où l'on n'est jamais seul, où on dort jusqu'à six dans un lit ? Quelle intimité un individu pourrait-il vouloir préserver ? On constate, cependant, que ce qu'on peut considérer aujourd'hui comme de la promiscuité ne s'oppose pas à la préservation de certaines limites. Par exemple, les précautions prises par les personnages lors d'invitations ou de demandes d'hébergement témoignent des difficultés à s'immiscer dans l'espace d'autrui. Tel hôte potentiel s'enquiert du train d'un chevalier avant de lui accorder l'hospitalité (Lancelot, 2, 170) ; tel chevalier invité refuse un hébergement car il n'a pas le temps de s'arrêter ou est engagé dans d'autres projets (Tristan Ménard, 1, 78). Mais la face négative peut aussi être l'intimité des pensées du personnage. Ainsi, le jeune Lancelot en train de rêver à l'amour de la reine Guenièvre proteste quand on interrompt ses pensées :
(31) | Lancelot, 7, 287-288 |
« En non Dieu, fait il, si ferois, car vos m'avés fait plus damage et anui que vos ne quidiés en cheste voie. – Anuis, fait li chevaliers, et quel ? – Teil, fait li vallés [Lanceloz], que nel porriés pas restorer. Mais or me dites por quoi la voie n'est pas seure par dela. – Je nel vous dirai pas. » fait li chevaliers. |
[64] Le jeune homme se plaint de l'anui que le chevalier qui le guide lui a fait subir mais il refuse aussi d'en révéler la nature lorsque ce dernier l'interroge. Deux éléments qui témoignent bien d'un territoire secret qu'il veut protéger. C'est aussi le cas de Palamède dans le roman de Tristan en prose, quand il est en proie à la souffrance amoureuse.
(32) | Tristan Curtis, 2, 114 |
Et Gorvenal descent et le prent par le heaume et le tire a soi. Et Palamedes s'esperit et lesse son pensé, et dit a Gorvenal : « Escuier felon et mauvés, que me demandes tu ? Autre foiz m'as tu ja tolu mon penser, si ne faiz mie cortoisie. – Palamedes, fait Gorvenal, ton penser ne te vaut riens. Voiz ci Tristan qui t'apele a la bataille. » |
[65] C'est bien en termes de courtoisie que Palamède reproche à Gorvenal de l'avoir dérangé : il juge donc que son intervention ne relevait pas de la politesse.
[66] Si ces extraits montrent des personnages soucieux de protéger leurs pensées, leur temps ou leur espace, c'est-à-dire leur face négative, ce souci semble aussi exister chez des locuteurs qui font attention à ne pas inquiéter leur allocutaire. Ainsi aux questions posées sur leur santé, les personnages répondent toujours qu'ils vont bien, même quand ils souffrent visiblement de graves blessures (Denoyelle 2020). Ces réponses systématiquement positives montrent que répondre positivement vise à rassurer le questionneur en lui épargnant un souci et à protéger ainsi sa face négative. On voit, par exemple, Lionnel s'efforcer de rassurer Lancelot qui craint de l'avoir blessé à mort :
(33) | Lancelot, 2, 128 |
Et Lancelos descent, si l'embrace molt dolcement et li demande : « Bials doz amis, comment vos est il ? – Sire, fet cil, qui estes vos ? – Je sui, fet il, vostre maleuros cosins Lancelos qui m'ocirrai, si m'aït Diex, se je vos ai ocis. » Et quant cil l'ot, si s'efforce ausi vistement com s'il n'eust nul mal, si l'acole tot armé et li dist qu'il est garis. |
[67] Lancelot, qui a gravement blessé son cousin pour ne pas l'avoir reconnu lors d'un tournoi, est rassuré par celui-ci qui se voit obligé de mentir, com s'il n'eust nul mal, pour ne pas faire peser cette crainte sur son interlocuteur, ce qui relève de la politesse négative.
[68] Les concepts de faces positive et négative peuvent donc expliquer un certain nombre d'interactions dans lesquels les personnages fictionnels s'appliquent à préserver l'honneur ou le territoire de leur interlocuteur ou, au contraire, se froissent de l'agression qu'ils ressentent. Si l'honneur crée des contraintes plus larges que celles que l'amour-propre nous impose aujourd'hui, ou si l'intimité ne se déploie pas exactement dans le même espace dans le monde féodal que dans le nôtre, les romans chevaleresques, arthuriens en particulier, permettent cependant de rendre compte de réalités psychologiques que l'on aurait pu croire anachroniques.
[69] Peut-on extrapoler cette vision littéraire à la réalité d'une époque, désormais inaccessible par ailleurs ? Mes conclusions s'opposent en effet aux observations que d'autres chercheurs ont formulées. Outre ceux que j'ai cités au début de cet article, il faut prendre en considération Held (2010 : 212) qui, étudiant les lettres de grâce dans deux corpus de correspondances médiévales du 13e au 15e siècles conclut que les marques de déférence y sont plus politiques que polies, selon la terminologie de Watts (2003), c'est-à-dire qu'elles relèvent de la politesse de Discernement et renvoient à une structure sociale hiérarchique qui impose des formules conventionnelles :
While today's verbal strategies seem to be guided mostly by the degree of weightiness (the so-called R-factor or rank) generally implied by the personal evaluation of rights and duties on a democratic societal background, medieval societies were predominantly based on fixed power-rules that necessitated ritual wording, which was only somehow softened in relationships of low distance, viz. mostly between family members or between loyal friends.
[70] Nos corpus respectifs présentent ainsi deux images fondamentalement opposées de la politesse médiévale. Il est évident que l'aspect fragmentaire des données dont on dispose pour étudier les époques anciennes rend difficile la constitution d'un tableau cohérent. Les conclusions de Held (2010), je pense, ne disqualifient cependant pas totalement mes propres observations : la formalisation de cette correspondance, qui relève d'un fonctionnement pénal et juridique, entre en effet dans le cadre des « conventional and ritualistic behaviours », sur lesquels s'applique de manière privilégiée le Discernement (Kádár & Mills 2013 : 143). De plus, ces correspondances reposent sur un usage de l'écrit encore rare, fondé sur des artes dictaminis, largement diffusés en Europe (Grévin & Turcan-Verkerk 2015), à valeur de modèles, si ce n'est contraignants, du moins généralisés pour leur efficacité réelle ou supposée.
[71] En revanche, il est indéniable que le corpus romanesque et historique que j'ai utilisé donne une toute autre image des relations interpersonnelles : dans les deux actes de langage que j'ai observés dans § 2.1 et § 2.2., salutations et requêtes, aucun répertoire de formules fixes n'encadre strictement la prise de parole des inférieurs vis-à-vis des supérieurs, ni dans le corpus des chroniques, ni dans le corpus romanesque arthurien. Cette impossibilité de lister des formulations honorifiques rituelles par lesquelles chacun marquerait la place qu'il occupe dans une société strictement hiérarchisée semble donc correspondre à l'impossibilité de caractériser complètement une politesse de Discernement dans ce 13e siècle aristocratique. Ce type de politesse ne suffit pas à rendre compte de nombreuses interactions, comme celles des § 3 et § 4 de cet article, dont les réalisations semblent, à l'heure actuelle, difficiles à expliquer sans passer par la théorie des faces, à défaut d'autres explications moins psychologiques. Le formalisme que Held observe ne se retrouve guère dans des interactions censées être de l'ordre d'un quotidien spontané et qui présentent en outre une diversité des actes de langage et des situations de communication bien plus large que ce que montre son corpus.
[72] Les interpellations que se permettent certains chevaliers à l'égard du roi Arthur sont peut-être baignées d'une nostalgie pour un âge d'or chevaleresque où la hiérarchie ne relevait que du mérite viril. Toutefois, on peut juger qu'on retrouve aussi une certaine camaraderie dans la représentation que Joinville donne à voir de ses relations avec Louis IX, par exemple. La raison en serait que la féodalité repose sur la relation d'homme à homme du suzerain et du vassal. Le devoir de consilium de ce dernier distingue celui-ci du courtisan d'une royauté absolue et instaure, au moins fictivement, une proximité que renforce encore l'impératif de fraternité chrétienne (Rigaudière 1994). Le roi, ou le seigneur, partage sans doute au quotidien une intimité de vie avec ses privés. Ce serait quand la distance s'élargira entre les puissants et leur cour que se formaliseraient les rituels sociaux. Je fais ainsi l'hypothèse que la politesse de Discernement ira en s'étendant au fur et à mesure que la féodalité changera de nature à partir de la politique centralisatrice de Philippe-Auguste ou, dans le domaine bourguignon, à la cour ducale de Philippe le Bon (1396-1419), pour lequel les protocoles de déférence sont allés en se renforçant dans des mises en scène toujours plus solennelles alors que, dans le même temps, une riche littérature perpétuait le mythe de l'égalité chevaleresque.
[73] Si les contempteurs des théories d'Ide (1989) lui ont reproché d'opposer binairement deux types de sociétés et deux types de politesse (par exemple Kádár & Mills 2013), celle-ci a admis dès ses premiers articles un continuum entre la politesse de Discernement et la politesse de volition : « they are points on a continuum and in most actual language usage, one finds that most utterances are to some extent a mixture of the two » (Ide 1989 : 232)31. Vers quel pôle se placerait alors la politesse des sociétés courtoises ? À côté d'énoncés ritualisés et en même temps qu'il existe une formalisation stricte de certains échanges, une large place y semble laissée à la prise en compte stratégique des faces. Il faudra compléter ces analyses sur d'autres corpus, sur d'autres groupes sociaux32 et, surtout, sur des actes de langage plus variés : en effet les recherches sur la politesse de Discernement ont jusqu'ici plutôt porté sur les actes de langage les plus codifiés que sont les salutations ou les requêtes33 (voir aussi par exemple Ridealgh & Jucker 2019), qui, dans notre société française démocratique actuelle, sont encore réalisés au moyen de structures lexico-syntaxiques récurrentes que l'on pourrait juger socialement conventionnelles34. Il est fort possible que, si on choisit d'analyser en diachronie des actes de langage plus complexes qui ne relèvent jamais d'une formulation type comme le sont par exemple les offres, les conseils, reproches, les refus, etc., un tout autre paysage pragmatique apparaisse.
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1 On notera cependant Poulet (2023), Denoyelle (2013, 2019, 2023), Parussa (à paraitre), Lagorgette (à paraitre) ou a contrario Lagorgette & Larrivée (2004) et Lagorgette (2014) sur l'impolitesse.
2 Lane-Mercier (1989) qualifie de lisible ce qui est acceptable, à une époque donnée par l'institution socio-littéraire. Certes, une telle institution n'existe pas formellement au Moyen Âge, mais l'existence de modes d'écriture témoigne d'une norme implicite.
3 Ainsi, cet ordre formulé entre compagnons dans cette manière de langage serait inouï dans les romans : Vous estes bien meschant que notre lit est encore a faire. Sourdez vous le cul et alez vous faire nostre, je vous em pri, car je dormisse tres voulantiers se je fusse couchee (Manières, 1396, 402).
4 Expression de Kerbrat-Orecchioni (1992 : 167-168), empruntée à Goffman (1974 [1967] : 58-59). Cette définition de la face négative, plus proche de Goffman (1974 [1967]) que de Brown & Levinson (1987 [1978]), élargit ce concept au-delà de la simple absence de contraintes.
5 Le concept de Face flattering act a été ajouté à leur théorie par Kerbrat-Orecchioni (2005). Au verbe to flatter, on peut préférer le verbe to enhance et parler de Face enhancing act (Jucker & Taavitsainen 2008 : 197).
6 J'utilise une majuscule pour désigner le concept scientifique de Discernement tel qu'il est défini afin de ne pas le confondre avec le mot discernement, largement utilisé dans le discours commun des non spécialistes. Sur l'opposition entre concepts ordinaires et populaires de la politesse et les concepts savants, voir plus bas note 10.
7 Dans d'autres travaux (par exemple Kasper 1990), cette opposition est appelée politesse stratégique (strategic politeness) vs. indexation sociale (social indexing) ou politesse trivalente vs. politesse bivalente (Leech 2014 ; voir aussi Terkourafi 2024 pour l'historique de ces dénominations).
8 Ces deux derniers critères correspondent à ce que Kerbrat-Orecchioni (1992 : 35) appelle la relation horizontale et la relation verticale entre les interlocuteurs.
9 Les concepts d'Ide (1989) ont aussi été accusés de véhiculer des stéréotypes réducteurs : voir Kádár & Mills (2013).
10 On distingue, depuis Watts (2003), l'usage commun ou courant du mot politesse (Politesse1), souvent confus et ambigu par rapport à son usage scientifique et académique, qu'on a l'habitude d'appeler Politesse2. De la même manière on distinguera le discernement1 du Discernement2.
11 La politesse de discernement a deux facettes, d'une part la politesse de déférence, de l'inférieur vers le supérieur, d'autre part la potestas définie par Ridealgh & Unceta Gómez (2020) comme les traces linguistiques de supériorité à l'égard des inférieurs.
12 Le texte, commencé en 1297 a été achevé avant 1309. Joinville a dû naitre en 1225.
13 Le vous de com vos et la vostre genz pourrait-il ne désigner que le pluriel des allocutaires (le doge et son conseil) comme le pense Bakos (1955), à la suite de Faral, qui édita le texte en 1938-1939 ? Il me semble que l'opposition entre vos et vostre genz indique plutôt que le premier vos désigne directement le doge et le second renverrait plutôt à son conseil (voir aussi Foulet 1919).
14 Comparer avec les règles d'emploi des titres à l'époque classique que Brunot (1911 : 360-380) détaille dans son histoire de la langue française.
15 C'est aussi le cas dans des œuvres fictionnelles (voir Denoyelle 2013). On en trouve moins dans Robert de Clari où beaucoup d'actes directifs sont énoncés de manière pressante lors d'une bataille par exemple et sont moins le fait de négociations.
16 Le sultan de Konieh quand il vient demander de l'aide aux Français, répète deux fois se vous me voliez aidier en cinq lignes (Clari Conquête, 128).
17 Dans le Lancelot du Lac (5, 470) un jeune homme qui oublie de saluer un chevalier irascible est blessé à mort pour ce motif désolant.
18 Même des bergers sont salués avant que le héros chevalier s'adresse à eux, malheureusement les propos sont limités par l'emploi du discours narrativisé. Notons cependant que dans les deux cas, ce sont les chevaliers qui saluent les premiers (Tristan Ménard, 1, 261 ; Lancelot, 1, 342). On observera la même chose dans Aucassin et Nicolette. Sur l'irrévérence des bergers, voir Denoyelle (2003).
19 Cette étude peut être complétée par la recherche de Löfstedt (1978), beaucoup plus exhaustive qui s'appuie sur des textes liturgiques, épiques, etc. et va jusqu'au moyen français.
20 D'après Löfstedt (1978), la bénédiction est tout particulièrement utilisée dans la réplique réactive des salutations où elle peut prendre le sens d'un remerciement ou dans certaines circonstances comme les repas.
21 Sur ces jugements valorisants qu'on hésite parfois à qualifier de compliments, voir Denoyelle (2023).
22 Et qui vient de lui désobéir en tranchant la tête de son adversaire qu'Arthur lui avait cependant demandé d'épargner.
23 Ce baiser renouvèle-t-il en quelque sorte l'osculum de l'hommage féodal ? Dans la mesure où Lancelot n'est jamais le vassal d'Arthur, l'hommage ici, informel, en serait d'autant plus grand.
24 On observera aussi l'exemple agressif de l'usurpatrice fausse Guenièvre (Lancelot, 1, 97).
25 J'ajoute quelques éléments du contexte narratif par ces lignes en italiques.
26 C'est d'ailleurs le même compliment hyperbolique qu'un chevalier blessé avait adressé au roi quelques pages plus haut lors de la même journée de chasse (voir Lancelot, 7, 262).
27 Un roi, Marc, est aussi salué par cette formule (Tristan Curtis, 3, 220).
28 Au nom de l'empereur d'Inde qui est leur ennemi, un messager vient réclamer que Florence et Artus fassent pénitence devant lui. La bénédiction provocante qu'il formule n'attire pas la grâce divine sur les destinataires de son message, mais sur l'empereur lui-même qui l'envoie : Lors s'aresta li roy Jonas devant Florence et parla moult hautement et dist : « Li Souverains Diex qui tout fourma saut et gart le haut emperiere d'Ynde la Majour, et vous gart touz vos amis, ou qu'il soient ci et aillours. Premierement Florence, qui la vous seés, je vous di de par monseigneur l'emperiere que vous veingniéz a lui en une povre cote et nulz pié, toute eschevelee, et li crie mercis des grans meffais que tu li a fais » (Artus de Bretagne, 466).
29 Qui se manifestera plutôt dans la locution avoir honneur.
30 Dans la définition que j'en ai donnée plus haut, issue de Goffman (1974 [1967] : 58-59) et telle que formulée par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 168-169).
31 De même des recherches montrent qu'on peut utiliser les formes honorifiques rituelles de manière stratégique dans certaines circonstances pour mettre en valeur aussi sa face positive, son identité, sa gratitude, etc. (voir la synthèse de Terkourafi 2024).
32 Jucker (2020) quand il affirme que la politesse en moyen anglais repose sur le Discernement, tire ses observations des Contes de Canterbury de Chaucer, c'est-à-dire d'un texte considéré comme non courtois.
33 Ces actes de langage entrent plus largement dans un ensemble de gestes et d'attitudes rituelles (enlever son chapeau, s'agenouiller, etc.).
34 Aussi appelées Illocutionary point indicating devices (IPID) selon la formulation de Holmes (1984) que nous préférons au plus ancien Illocutionary force indicating devices, qui pouvait prêter à confusion.