Le cas de l'italien mica et du roumain doar dans les interrogatives directes et leur(s) équivalent(s) en français
The case of Italian mica and Romanian doar in direct interrogatives and their equivalents in French
Danut-Grigore Gavris
Université Paris 8 (Paris, France)
danut-grigore.gavris02@univ-paris8.fr
Reçu le 10/1/2022, accepté le 4/5/2022, publié le 5/4/2023 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
Pour citer cet article
Gavris, Danut-Grigore 2023. Le cas de l'italien mica et du roumain doar dans les interrogatives directes et leur(s) équivalent(s) en français. Studia linguistica romanica 2023.9, 1-23. https://doi.org/10.25364/19.2023.9.1.
Résumé
Avec ce travail, notre objectif est d'analyser, d'un point de vue contrastif, le terme italien mica et le terme roumain doar et leurs équivalents en français. Notre étude se compose de trois parties. Premièrement, nous analyserons brièvement l'évolution diachronique de mica et doar. Ensuite, d'un point de vue synchronique, nous étudierons l'effet produit par les termes mica et doar dans les contextes interrogatifs directs en italien et en roumain d'aujourd'hui. Cette analyse nous aidera à comprendre si les deux termes que nous étudions ont la même fonction d'un point de vue pragmatique et si nous pouvons les considérer comme des marqueurs de discours. Pour comprendre cela, nous analyserons quelques phrases interrogatives directes et nous verrons si, dans le même contexte énonciatif, mica et doar produisent le même effet pragmatique. Enfin, nous verrons comment nous pourrions traduire en français les deux termes mica et doar.
Abstract
This article aims to analyze, from a contrastive point of view, the Italian term mica and the Romanian term doar and their equivalents in French. The study consists of three parts. Firstly, we will briefly analyze the diachronic development of mica and doar. Secondly, from a synchronic angle, we will study the effect of mica and doar in direct interrogatives in contemporary Italian and Romanian. This analysis will help us understand if the two terms under investigation have the same function from a pragmatic point of view and if we can consider them discourse markers. In order to achieve that, we will analyze some direct interrogatives and discuss whether mica and doar produce the same pragmatic effect when occurring in the same context. Finally, we will consider how we could translate mica and doar into French.
Sommaire
1 Introduction
2 Origines et emplois de mica et de doar
2.1 Origines et emplois de mica en italien
2.2 Origines et emplois de doar en roumain
3 Les emplois contemporains de mica et doar
3.1 L'emploi de mica en italien contemporain
3.2 L'emploi de doar en roumain contemporain
4 Doar et mica : différences et ressemblances
5 L'équivalence de mica et de doar en français
6 Conclusion
Abréviations et références bibliographiques
1 Introduction
[1] Les études qui portent sur le comportement syntaxique de mica abondent dans la littérature. Elles sont principalement de nature formaliste et débutent avec celles de Cinque (1976), se multipliant avec les années. Parmi les plus représentatives, il y a celles de Cardinaletti (2007, 2011), de Coniglio (2008, 2011), de Coniglio & Zegrean (2012), de Visconti (2007a, 2007b, 2009) et de Squartini (2017). Du point de vue contrastif, les études menées par Cardinaletti (2007, 2011) et par Coniglio (2008, 2011) sont particulièrement intéressantes, quoiqu'elles restent confinées au domaine de la syntaxe. Du point de vue sémantique, les travaux de Frana & Rawlins (2019) se profilent plutôt au carrefour entre la sémantique et la pragmatique et ainsi ouvrent la voie vers la modalité épistémique, en incluant les interrogatives.
[2] En ce qui concerne le roumain, doară, variante de doar, a été étudié par Avram (1960) dans le cadre de l'analyse des subordonnées en roumain ancien, doar devient objet d'étude de Manoliu-Manea (1993). Par la suite, les études de Coniglio & Zegrean (2012) sont notamment menées dans une optique contrastive avec l'italien. Des études de Cuniță, celle de (2013a) porte sur la polymorphie du terme en question, celle de (2013b) permet de rendre compte d'une possible traduction du terme roumain en français, et celle de (2016) est à l'interface de la sémantique et de la pragmatique. Dans une optique diachronique, Avram (1960) et par la suite Zamfir & Dinică (2012) ont essayé de tracer l'évolution de doar.
[3] On pourrait se demander pourquoi continuer d'interroger ce phénomène alors que de nombreuses études ont été déjà menées et qu'une série de traits, du mot mica d'un côté, et du terme doar, de l'autre, ont été mis en évidence. Une déclaration de Cinque (1976 : 112) a particulièrement retenu notre attention et nous a fait penser aux phénomènes linguistiques de façon très générale :
[…] anche le parole le più piccole di una lingua ad un esame più attento rivelano un uso complesso e strutturato tutt'altro che ovvio; ma è illusorio credere d'approssimarsi a capire il funzionamento della pur più piccola briciola di una lingua senza coinvolgere e analizzare allo stesso tempo gli aspetti sintattici e semantici più complessi di quella lingua e gli usi che della lingua facciamo.
Cette affirmation contient, à elle seule, la motivation de notre travail sur ces particules qui continuent d'intéresser les linguistes pour essayer d'expliquer, autant que faire se peut, le fonctionnement du langage. Nos travaux se situent donc dans la continuation de ceux qui nous précèdent et ont comme but l'analyse contrastive et le comportement pragmatique des deux particules mica et doar, dans le contexte des interrogatives directes. Dans cette étude, nous avons comme objectif l'analyse des énoncés interrogatifs directs où sont présentes les deux particules en question.
[4] Nous essayerons de voir si les deux éléments sont pragmaticalisés, à savoir s'ils sont utilisés comme des marqueurs de discours et si leur signification, ainsi que leur effet pragmatique, sont partagés dans les deux langues. Par pragmaticalisé nous entendons étudier si les termes en question véhiculent une certaine attitude du locuteur vis-à-vis du contenu propositionnel. Comme soutenu par Traugott (1997 [1995] : 5), les particules discursives « in their stages […] have major pragmatic functions ». Avant de vérifier cela, nous avons essayé de tracer, en diachronie, l'évolution de ces éléments linguistiques, en nous aidant des analyses existantes pour le roumain, en l'occurrence celles de Zamfir & Dinicã (2012), Coniglio & Zegrean (2012), Panã Dindelegan (2013) et Cuniţã (2013a, 2013b) et des corpus écrits vulgarisés, notamment de CLaVo et TLIO, en ce qui concerne l'italien. Cette démarche s'inscrit dans le postulat fait par Degand & Evers-Vermeul (2015 : 74) : « Since discourse markers are a crucial component of natural language, their diachronic evolution must form a part of our linguistic models ». En effet, l'étude diachronique peut nous expliquer les faits linguistiques actuels et nous faire comprendre leur importance. Aussi, faut-il considérer que le changement n'est jamais radical, que plusieurs formes peuvent coexister, que l'une peut s'affranchir de l'autre à un moment donné. Dans § 2 nous analyserons les origines et les emplois des deux termes en question.
2 Origines et emplois de mica et de doar
2.1 Origines et emplois de mica en italien
[5] Le Treccani Vocabolario (s. v. mica1) nous indique que le mot mica est dérivé du latin mica, dont la signification est 'miette/mie de pain', ce qui renvoie à une quantité minimale ou à une petite partie de quelque chose, comme l'indique l'exemple suivant du latin datant du 4e siècle, où le mot veut dire 'miette/mie de pain' :
(1) |
Palladius, Opus agriculturae, 4e/5e siècle, CLaVo |
Item allii (sic.) mica trita cum oleo faucibus inseritur. Stafis etiam agria prodest, si cibis misceatur adsidue. | |
'Certains mettent dans la gorge des miettes/mies trempées dans de l'huile. L'herbe est également bénéfique si constamment mélangée à de la nourriture.' |
[6] Par la suite, toujours en latin, il faut bien distinguer le mica nom et le mica verbe (impératif de micare). Ce dernier signifie 'briller', comme indiqué par Treccani Vocabolario (s. v. mica2) et repris dans l'exemple suivant :
(2) |
Boethius, De consolatio philosophiae, livre 3, chap. 9, 524/525, CLaVo |
Dissice terrenae nebulas et pondera molis,/Atque tuo splendore mica; tu namque serenum,/Tu requies tranquilla piis, te cernere finis,/Principium, vector, dux, semita, terminus idem. | |
'Dissipe les brumes pesantes d'ici-bas, affranchis-nous de pesanteurs terrestres, et brille de tout ton éclat. Car tu es la sérénité céleste et le repos paisible des justes. C'est à te contempler que nous aspirons, ô toi qui es tout à la fois principe, le conducteur et le guide, le chemin et la destination.' |
[7] En italien, l'apparition de mica date du 13e siècle et nous l'avons trouvé dans six typologies de constructions différentes présentées ci-dessous et accompagnées d'exemples :
- | non+verbe+mica |
(3) |
Tesoro di Brunetto Latini volgarizzato da Bono Giamboni, livre 7, chap. 36, 13e siècle, TLIO |
Le cose che furono, e che son male, non lo saranno mica sempre, ma una buona ora verrà di che l'uomo non avrà speranza. | |
'Les choses qui existent et qui sont mal faites, ne le seront pas pour toujours. Il arrivera un jour ténèbre où l'être humain n'aura plus d'espoir.' |
- | non+mica+groupe nominal/groupe adjectival/groupe prépositionnel |
(4) |
Francesco da Barberino, Del reggimento e costumi, pt. 9, chap. 3, v. 30, 1318-1320, TLIO |
Voi che cantate l'uficio in la chiesa, Cantate colla mente [a Dio rivolta], Non mica a vana gloria giammai. | |
'Vous qui chantez l'office dans l'église, chantez avec l'esprit (adressé à Dieu) et non pas pour une gloire vaine.' |
- | né+mica |
(5) |
Reggimento de' principi di Egidio Romano, livre 3, chap. 19, 1288, TLIO |
Assi pur fare alcuno muro di terra in mezzo di duo muri di pietra, perciò che 'l muro della terra non cura il colpo della pietra del dificio né mica | |
'Ainsi, pour faire un mur en terre crue entre deux murs en pierre, de façon à ce que le mur en terre crue ne subisse ni le coup de pierre de l'édifice, ni aucun autre coup.' |
- | poco o sie mica |
(6) |
Reggimento de' principi di Egidio Romano, livre 1, chap. 29, 1288, TLIO |
e promettono ai loro amici, e a quelli che conoscono, gran beni e grandi aiuti, e de' quali ellino fanno poco o sie mica; | |
'Et ils promettent à leur amis, et à ceux qu'ils connaissent, des biens et des aides, et pour lesquels ils ne font rien ou presque rien.' |
- | mica+non+verbe |
(7) |
Ritmo su sant'Alessio, v. 159-163, 13e siècle, TLIO |
Santu A[lessiu] si scultao,/le precepta de lu patre observao:/sacce, mica non morao;/emtro en kammora se nn'entrao/et po' l'ussu dereto si 'mserrao. | |
'Saint Alexis a donc écouté, il s'est conformé aux préceptes du père, sache qu'il ne s'est pas attardé, dans la chambre il est entré et derrière lui la porte il a fermé.' |
- | per né mica |
(8) |
Reggimento de' principi di Egidio Romano, livre 1, chap. 6, 1288, TLIO |
e questo non si conviene né ai re né ai prenzi, perciò ch'ellino mettarebbero il loro reame in pericolo per piccola ragione o per né mica. | |
'Et ceci ne convient ni au roi ni aux princes, parce qu'ils pourraient mettre en danger leur royaume pour une petite chose ou pour un rien.' |
[8] Dans chacun des exemples ci-dessus, nous pourrions paraphraser la construction contenant mica avec per niente affatto 'pas du tout', per nulla 'en aucun cas', poco o niente 'presque rien', per un niente 'pour rien'. Dans les contextes présentés, le terme mica a perdu son signifié d'origine, devenant un élément intensificateur de négation. La construction né mica précède mica seul pour disparaître complètement à partir du 16e siècle, selon les bases de données TLIO et CLaVo. Poco sie mica et per né mica disparaîtront, à leur tour, pour ne laisser que mica (v. aussi Hansen & Visconti 2009). Il est possible de rencontrer aujourd'hui, quoique de façon très rare, la construction né mica mais c'est la forme contractée de non è mica et non pas la forme né mica des origines. L'adverbe mica en italien a donc subi très précocement un processus de grammaticalisation. Ce processus est défini par Meillet (1958 [1912] : 131) comme « le passage d'un mot autonome au rôle d'élément grammatical ». Lors de ce passage, pour Heine & Reh (1984 : 15), il y a eu « an evolution whereby linguistic units lose in semantic complexity », ou un affaiblissement sur le plan sémantique. L'adverbe est utilisé dans l'italien contemporain seulement dans le registre familier pour renforcer la négation.
[9] Une étude parallèle sur mica a été menée par Visconti (2007a : 208), qui soutient qu'il n'y a pas eu de caractérisation du processus de grammaticalisation :
non esiste, a mia conoscenza, una caratterizzazione del processo di grammaticalizzazione ipotizzato, che individui i contesti specifici di passaggio di mica da nome esprimente una quantità esigua a particella negativa. Nel corpus di italiano delle origini considerato come vedremo, mica appare già con un grado di grammaticalizzazione elevato.
Mica est donc un adverbe fortement grammaticalisé en ancien italien.
[10] Du point de vue syntaxique, Cardinaletti (2011 : 494) identifie mica comme particule modale qui n'a pas de statut spécial dans la grammaire : « we don't need a new syntactic category 'particle' because modal particles are (deficient) sentential adverbs ». De plus, elle considère les particules modales « not (functional) head elements » (Cardinaletti 2011 : 494), mais plutôt des éléments faibles qui véhiculent l'attitude mentale du locuteur en relation au contenu de son énoncé. Dans sa classification des adverbes, Cardinaletti (2011 : 528) place mica dans la classe des adverbes inférieurs. Ces adverbes et, dirions-nous, les particules modales ou marqueurs discursifs « do not realize functional heads in the clausal skeleton » (Cardinaletti 2011 : 528). Coniglio & Zegrean (2012 : 237) expliquent que ces particules doivent être compatibles avec le type de phrase : « although discouse particles are dependent on the clause type for their syntactic licensing, on the pragmatic level they interact and modify the illocutionary force ». Du point de vue de la distribution syntaxique, Cinque (1976) montre que mica peut être un élément d'ajout discontinu de non ou un élément autonome. Toutefois, cela n'a pas toujours été le cas. Car dans l'italien de 1200 et de 1300 le non était suivi de mica et couplé à un groupe nominal ou à un groupe adjectival, comme nous venons de le voir dans les séries d'exemples (3) - (8).
[11] Cinque (1976 : 103) reconnaît que mica a une fonction de polarité négative dans la phrase interrogative. Il explique que le locuteur emploie mica lorsqu'il est dans une incertitude vis-à-vis de la fausseté contenue dans la proposition, « anche se alcuni elementi ci fanno propendere per il no ». En revanche, dans des contextes où la réponse est évidente, Cinque (1976) indique que la question posée par le locuteur à son interlocuteur est juste de nature formelle et elle doit être réinterprétée par l'interlocuteur. En ce qui concerne les contextes d'apparition de mica, aux phrases interrogatives Cinque (1976) ajoute les impératives et les affirmatives, qui ne feront pas l'objet de notre étude. Cinque (1976) indique que la particule mica amplifie les présuppositions présentes dans ces typologies de phrases. L'auteur explique que, dans des phrases affirmatives, le locuteur veut nier une expectative plutôt qu'une assertion. Dans un énoncé comme Non è mica biondo suo figlio 'Il n'est pas blond son fils, n'est-ce pas ?', ce qui est nié, ce n'est pas l'assertion contenue dans et véhiculée par l'adjectif biondo, mais l'expectative que le fils soit blond. Le terme mica, pour l'auteur, renforce l'attente de recevoir une réponse négative de la part de l'interlocuteur. Dans une question p ou -p, le locuteur transmet à son interlocuteur, à l'aide la particule mica, que la réponse qu'il veut entendre est -p. Ce qui de plus est, dans les phrases interrogatives, mica est généré par déplacement discontinu et il prend la place de non, mais aussi le poids de négation, nous informe Cinque (1976). Une seconde origine est retrouvée en tête de phrase par effacement de non, dont mica prend complètement la place, ce qui fait qu'il devient autonome. Cette origine, indique Cinque (1976), est limitée aux contextes interrogatifs. Le linguiste propose deux règles de construction syntaxique avec mica : la première concerne le déplacement (cf. supra, ajout discontinu) accompagné de l'effacement de non, et la seconde est l'autonomie de mica.
[12] Un autre emploi de mica a été signalé par Cinque (1976) : il est question de l'utilisation, du terme en question, en absence d'élément verbal dans des phrases exclamatives telles que : Mica male!, Mica idiota! '(C'est) pas mal du tout !', '(C'est) pas idiot'. Cet emploi relève de l'utilisation originaire de mica, comme le montre l'exemple (5), auquel nous pouvons ajouter les suivants :
(9) |
Reggimento de' principi di Egidio Romano, livre 1, chap. 6, 1288, TLIO |
La quinta si è, che delle cose che l'uomo die fare, ellino non ànno né mica buona isperanza. | |
'La cinquième (raison) est que de toutes les choses que l'être humain doit faire, elles n'ont pas du tout d'espoir.' |
(10) |
Reggimento de' principi di Egidio Romano, livre 1, chap. 6, 1288, TLIO |
La seconda ragione si è, che quando le femmine sì accostumano molto d'andare per le rughe e per le vie, elle doventano più sicure delli uomini, dond'elleno sono meno vergognose e quasi né mica vergognose. | |
'La deuxième raison est que lorsque les femmes s'habituent à aller par ici et par là, elles deviennent plus sûres d'elles que les hommes et donc elles ont moins de honte, voire pas du tout.' |
[13] Dans ces exemples, quoique des verbes apparaissent avant la construction né mica, la forme peut être glosée par per niente, niente affatto 'de rien, pas du tout', tout comme dans le troisième emploi, à savoir celui des phrases exclamatives averbales, proposé par Cinque (1976). Les corpus que nous avons consultés attestent que la construction né+mica a été de moins en moins utilisée jusqu'à disparaître vers la moitié du 14e siècle. Cette disparition peut être expliquée par le fait que la construction né+mica a été supplantée par la construction non+verbe+mica, attestée encore en italien contemporain. De plus, nous avons constaté que toutes les autres constructions ont disparu au profit de celle verbale précédée de la négation et renforcée par mica et de (non)+mica+adjectif, où le non est très souvent effacé. Du point de vue des genres discursifs, le terme mica semble avoir été employé surtout dans les textes de théâtre et de mime, ainsi que dans la prose littéraire. S'il y a une quasi-exclusivité d'emploi du terme mica dans les œuvres théâtrales et dans la prose, les productions scientifiques attestent, elles aussi, ce mot avec une fonction de renforcement des négations. Dans une étude plus récente, Squartini (2017) étudie la polarité de mica dans les interrogatives directes ainsi que la réaction du locuteur au degré de nouveauté présent dans l'échange conversationnel. L'auteur propose une distinction de trois niveaux : le discours, le locuteur et l'interlocuteur en ajoutant les notions de 'nouveauté' et de 'partagé' vis-à-vis du contenu propositionnel. Il se rapproche ainsi, de l'ancienne distinction thème vs. rhème déjà proposée par l'école de Prague.
[14] Ce tour d'horizon nous a permis de comprendre l'évolution en diachronie de l'emploi de mica, de constater que nous pouvons parler de processus de grammaticalisation très précoce grâce auquel mica est un adverbe en italien contemporain. Nous nous attarderons, dans ce qui suit, sur l'analyse diachronique de l'apparition de doar en roumain.
2.2 Origines et emplois de doar en roumain
[15] L'origine du mot doar est loin de faire l'unanimité parmi les linguistes roumains. Néanmoins, la plus grande partie d'entre eux est d'accord pour affirmer que doar est issu de l'union latine de+hora (voir aussi Dexonline). Si l'origine du mot ne fait pas l'unanimité, sa classification est loin d'être une affaire conclue. Doar est tantôt appelé adverbe particule, adverbe modal, adverbe vide, tantôt particule intensive ou encore adverbe régime (Nica 1986). En revanche, les linguistes roumains sont tous d'accord que doar n'a aucune fonction syntaxique dans la phrase. Il fait partie du groupe nominal ou du groupe verbal avec l'élément qu'il modifie, mais son utilité est plutôt analysée du point de vue sémantique, car il apporte des informations concernant la subjectivité du locuteur. En ce qui concerne la distribution sur l'axe syntagmatique, doar peut occuper les positions initiale ou finale dans un contexte propositionnel. Il peut aussi occuper la position médiane s'il est accompagné d'autres semi-adverbes comme a mai, şi, tot 'encore', 'et', 'tout'.
[16] L'exemple de doar est l'une des nombreuses attestations de nouvelles formations survenues dans la période du latin vulgaire. Chircu (2008 : 102) nous indique que « les adverbes latins commencent à perdre de leur signification initiale et sont renforcés par des prépositions ». Ce n'est pas étonnant, car la flexion latine perd aussi son importance « face à l'analytisme et à la réduction du nombre des cas dont la cause principale fut la chute des consonnes finales » (Chircu 2008 :102). On constate alors l'apparition des formes linguistiques composées, dont doar est un exemple attesté en roumain ancien et moderne. La forme doar vient, en effet, de la composition latine constatée entre la préposition de et hora et signifie, selon les contextes, 'seulement', 'probablement'. Ce type d'adverbe fait partie de la classe d'adverbes formés de préposition(s)+nom (±déterminé), comme indiqué par Chircu (2008). Zamfir & Dinică (2012) donnent pour doar les indications évolutives qui feraient penser à un développement de la sorte : incertitude → optatif → restrictif. Doar a été utilisé en daco-roumain pour exprimer l'incertitude, nous indiquent les linguistes. Il est, à cette époque, un élément bisyllabique doară, quoique des textes attestent la forme apocopée doar et la forme apostrophée doar'. D'expression de l'incertitude, il devient marqueur optatif. Les deux chercheuses distinguent deux typologies d'optatifs représentés par le mot doar en roumain ancien. D'abord, un optatif désidératif associé à des verbes au conditionnel et rarement à des verbes au futur, comme le montre l'exemple ci-dessous, emprunté à Zamfir & Dinică (2012 : 221) :
(11) |
CT 166v : 2-4 |
ce voi face [?] Tremeate-voi fïĭul mïeu ĭubit´ doară acesta vedea-vōi rūşina-se-vōi | |
'Que ferai-je ? J'enverrai mon cher fils puisqu'en le voyant, ils auront honte.' |
L'autre optatif est celui nié, ainsi appelé car il se trouve dans des contextes finaux niés, comme le montre l'exemple suivant de Zamfir & Dinică (2012 : 221) :
(12) |
Codex Sturdzanus 31v : 7-13 |
roagâ-te şi te nalţă n al şaptele cerĭu şi cu toţi voinicii gereşti de te roagă dereptu pâcătoşi doară ne ar [a ss.] asculta domnul nostru Isuss Hristos să miluĭascâ pâcătoşiï | |
'Prie et lève-toi au septième ciel et avec tous les saints du ciel prie pour les pêcheurs que peut-être notre Seigneur Jésus-Christ entendra et pardonnera les pêcheurs.' |
L'optatif a disparu de la langue roumaine littéraire, mais il est attesté dans des poésies. Dans le roumain actuel, la fonction optative est utilisée dans la formule doar-doar suivie d'un verbe au futur et en position finale d'une subordonnée. La fonction optative a permis ainsi une amplification des fonctions de doar et a rendu possible la fonction restrictive. Cela est dû, selon Zamfir & Dinicã (2012 : 23) à la disponibilité d'association sémantique, « prin ideea de opţiune minimă, cu sensul restrictiv » 'grâce à une idée d'option minimale, avec un sens restrictif' et par un déplacement possible auprès du groupe nominal. Du point de vue quantitatif et de genres discursifs, Zamfir & Dinică (2012) indiquent que l'adverbe doar est employé surtout dans les textes de nature politique, comme les pamphlets, et dans des textes religieux. Les linguistes signalent aussi que doar est rarement rencontré, au 19e siècle, dans des phrases interrogatives. Ainsi, Zamfir & Dinicã (2012 : 11) concluent que « datele pe care ni le oferă textele de pe la jumătatea secolului al XIX-lea par să arate că doară ca marcator interogativ simplu cunoaște un sensibil regres, devenind aproape o raritate » 'les données provenant des textes que nous avons analysés, de la moitié du 19e siècle, montrent que doar en tant que marqueur interrogatif simple a régressé, en demeurant de rare emploi'. En revanche, sa présence est fortement attestée dans des interrogatives rhétoriques, où doară est renforcé par au 'peut-être', comme dans au doar nu i-ai spus aşa ceva 'dis-moi/j'espère que tu ne lui as pas dit une chose pareille'.
[17] Gheorghe (2016 : 578) indique que oare/vare, au (nu), (au) doară (nu) 'peut-être' sont utilisés comme marqueurs emphatiques. Les seules variantes préservées en roumain moderne sont oare et doar, employées « as intensifiers of modality ». Vasilescu (2013) appelle les mêmes particules modal intensifiers et explique que oare et doar sont utilisés dans des interrogatives pour suggérer la réponse à l'interlocuteur. Avant elle, Manoliu-Manea (1993) avait étudié doar et affirmé que c'est un élément qui nie les expectations définies comme présuppositions pragmatiques. Dans une autre étude, Coniglio & Zegrean (2012 : 241) postulent que « Doar can appear in interrogatives, declaratives, and exclamatives. It has an adversative flavour: the speaker rejects all possibly different beliefs. Depending on the intonation of the clause, doar may also express evidentiality, similarly to English 'for sure' ».
[18] Les chercheurs semblent être tous d'accord sur le fait que dans certains contextes doar n'est plus un simple adverbe, mais une particule du discours dont l'objectif est de véhiculer la subjectivité du locuteur tout en espérant pouvoir rapprocher l'interlocuteur du point de vue du locuteur et recevoir la réponse que celui-ci attend. Précisons immédiatement que le contexte est déterminant pour la conversation, tout comme l'interprétation du contenu sémantique de la part des interlocuteurs. Il se peut quelquefois que la réponse attendue par le locuteur et véhiculée par le marqueur discursif doar ait ses raisons dans un discours antérieur avec l'interlocuteur ou que doar se base sur les connaissances que le locuteur (et l'interlocuteur) détient (détiennent) sur l'argument. Ainsi, la polarité négative ou positive véhiculée par doar n'est pas toujours démontrable par la simple présentation des faits de la part de l'interlocuteur.
[19] Toutefois, des interrogatives directes comportant doar pourraient se relier juste aux expectations du locuteur vis-à-vis de son interlocuteur. Dans un énoncé comme Doar ai luat micul dejun ? 'Tu as pris ton petit-déjeuner, n'est-ce pas ?', le locuteur s'attend à ce que l'interlocuteur réponde da 'oui', même si cela peut ne pas se relier à un discours prononcé précédemment par l'interlocuteur. § 3 de notre étude est dédiée à l'analyse contemporaine de mica et doar en italien et en roumain.
3 Les emplois contemporains de mica et doar
3.1 L'emploi de mica en italien contemporain
[20] En italien contemporain, mica est surtout une marque de l'oral. Toute personne en fait usage, sans distinction d'âge. Comme indiqué par les dictionnaires Devoto-Oli et Treccani Vocabolario, mica est un intensificateur de la négation et exclut, à priori, une hypothèse contraire à celle présentée par le locuteur. De plus, ajoutons-nous, mica n'oblige pas l'interlocuteur à être d'accord avec le contenu de l'énoncé du locuteur. Cela veut dire que, même si mica est un marqueur à polarité négative et qu'il véhicule la subjectivité du locuteur, l'interlocuteur reste libre dans ses réponses. Analysons quelques énoncés interrogatifs directs pour mieux comprendre le phénomène.
(13) |
L'ha comprata, la casa? |
'Il l'a acheté, la maison ?' |
(14) |
L'ha mica comprata, la casa? |
'Peut-il se faire qu'il a acheté la maison ?' |
(15) |
Non l'ha mica comprata, la casa? |
'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?' |
Dans le cas de (13), le locuteur pose une question à son interlocuteur ; la réponse qu'il peut avoir est oui ou non, mais aussi je ne sais pas, selon les connaissances de l'interlocuteur vis-à-vis du sujet. Mais concentrons-nous sur les deux possibles réponses oui ou non. Nous sommes d'accord avec Cinque (1976) pour dire qu'il y a une équiprobabilité pour la réponse oui et pour non. En revanche, dans (14), il est plus plausible que la réponse de l'interlocuteur soit négative. Le contexte créé par mica dans la phrase devient ainsi à polarité négative. Pour finir, dans (15), le locuteur nie le contenu de son énoncé, et non pas l'assertion. Le locuteur demande si p ou -p, mais la réponse qu'il attend de recevoir est -p. Cette expectative négative est générée par la présence, dans l'énoncé, du terme mica. Si nous essayons de réanalyser l'énoncé, en éliminant le marqueur, nous aurions un énoncé comme Non l'ha comprata la casa? 'Il n'a pas acheté la maison ?', qui donnerait comme équiprobables les réponses oui ou non, comme dans le cas de (13). Ainsi, mica véhicule la subjectivité du locuteur par rapport à l'énoncé qu'il émet. Le locuteur indique à son interlocuteur la réponse qu'il s'attendrait de recevoir : dans ce cas, négative. C'est pourquoi on l'appelle élément à polarité négative.
[21] En analysant l'intonation des énoncés, qui nous donne plus de détails par rapport au contenu que le locuteur veut véhiculer avec les trois énoncés de (13) - (15), nous pouvons la représenter comme il suit :
(16) | ||
L'ha comprata, | la casa? |
(17) | ||
L'ha mica comprata, | la casa? |
(18) | |
Non l'ha mica comprata, la casa? |
Comme nous pouvons le constater, dans (16) la courbe mélodique est montante et le pic est atteint au niveau du participe passé comprata 'achetée'. La courbe reste plate lorsqu'elle porte sur l'objet, ce qui implique que celui-ci fait partie des connaissances partagées. Les phénomènes se présentent différemment dans (17). En effet, la courbe est montante et le sommet est atteint sur le mot mica ; elle continue la descente pour remonter au point du participe passé et redevient plate lorsqu'elle porte sur l'objet maison.
[22] L'énoncé (18) est encore différent des deux autres ; nous avons une courbe qui monte dès le début de l'énoncé, atteint son faîte lorsque le mot mica est prononcé et commence immédiatement sa descente, pour devenir plate lorsqu'elle porte sur l'objet. Ainsi, nous pouvons affirmer avec conviction que mica dépend du contexte énonciatif dans lequel il se trouve et du contenu sémantique de l'énoncé. Nous avons vu que la courbe devient plate lorsqu'elle porte sur des éléments connus par les deux interlocuteurs. À notre avis, mica génère un effet de biais. L'interlocuteur qui entend la question (17) fera l'inférence que le locuteur croit que le sujet en question n'a pas acheté la maison. Mais le locuteur ne présente pas cette information (il n'a pas acheté la maison ou le locuteur croit qu'il n'a pas acheté la maison) comme une connaissance partagée. Cela ne peut donc pas être, selon nous, une présupposition. Cet effet de biais dont nous parlons est véhiculé par le terme mica, que nous considérons marqueur du discours. Lorsque le locuteur utilise mica, il se trouve face à une situation d'interlocution et l'emploi du marqueur discursif l'aide à se positionner par rapport au contenu de son énoncé et en ce sens anticiper ses expectations dont il voudrait qu'elles soient prises en compte lors des réponses de son interlocuteur.
[23] Du point de vue distributionnel, Cinque (1976) nous informe que mica, selon qu'il est élément disjonctif discontinu de non ou négatif autonome, ne forme pas toujours d'énoncés grammaticaux. Ainsi, comme élément discontinu disjonctif de non, mica suit les éléments du groupe verbal, comme les auxiliaires, les modaux, les participes, etc. Mica ne peut pas précéder, dans cette construction, les auxiliaires. Un énoncé comme *Non uno mica ha parlato 'pas un du tout n'a parlé' est agrammatical à cause de la place de mica. Nous pouvons trouver mica en fin de phrase, comme dans Non parlo con te mica! 'Je ne parle pas à toi ! ou 'Je parle à toi, peut-être ?'. Comme élément autonome, nous pouvons le trouver entre l'auxiliaire et le participe passé, comme dans Hai mica fatto colazione? 'Tu n'as pas pris ton petit-déjeuner, n'est-ce pas ?', ou suivant le verbe auxiliaire avoir : Hai mica una penna da prestarmi? 'Tu n'aurais pas un stylo à me prêter ?'. Dans la partie qui suit nous analyserons quelques attestations de doar en roumain contemporain.
3.2 L'emploi de doar en roumain contemporain
[24] Dans le roumain d'aujourd'hui, doar peut être utilisé pour exprimer la restriction ou la délimitation de quelque chose. Dans l'énoncé Doar tu vii 'C'est seulement toi qui viens', doar exclut la possibilité d'une autre personne. Il est dans ce cas un adverbe restrictif. De plus, dans ce contexte, il est interchangeable avec numai 'seulement', adverbe qui exprime la restriction et l'exclusivité. Néanmoins, les deux ne sont pas toujours équivalents pour pouvoir se remplacer l'un l'autre. Analysons l'exemple suivant :
(19) |
Nu râd, că doar/*numai înțeleg situația. |
'Je ne ris pas, c'est que/*seulement je comprends la situation.' |
Numai ne peut pas remplacer doar parce qu'ici l'adverbe ne marque plus la restriction ou l'exclusivité. Doar marque l'attitude certaine du locuteur d'avoir bien compris la situation que le rire est hors contexte. Gheorghe (2013) indique que la construction că doar + fin de la phrase marque la raison de la proposition principale. Mais si nous voulions rendre cela plus explicite, nous pourrions formuler l'énoncé de manière plus claire :
(20) |
Nu râd, fiindcă doar/*numai înțeleg situația. |
'Je ne ris pas, parce que / *seulement je comprends la situation.' |
[25] Encore une fois, doar ne peut pas être remplacé par numai, car doar n'est plus, à notre avis, adverbe intensificateur, mais une marque de subjectivité du locuteur pour rassurer son interlocuteur. Si nous voulions rendre la deuxième partie interrogative, nous aurions l'énoncé suivant :
(21) |
Doar înțelegi situația? |
'Tu comprends bien la situation, n'est-ce pas ?' |
Ici, le terme doar n'exprime plus son sens de restriction – nous ne pourrions pas dire *Tu comprends seulement la situation ? –, mais il véhicule une certaine expectation de la part du locuteur, qui attend d'être confirmée par son interlocuteur. La confirmation que le locuteur s'attend de recevoir ne fera que renforcer son attente envers son interlocuteur. Toutefois, il se peut que l'interlocuteur ne réponde pas selon les expectations du locuteur et alors il pourrait créer l'effet de surprise chez son locuteur, qui avait des éléments pour penser que l'autre connaissait la situation. Il ne serait alors plus coopératif à la communication, violant ainsi le principe de coopération, postulé par Grice (1975 : 45), selon lequel il est important de donner « your conversational contribution such as required, at the stage at which it occurs, by the accepted purpose or direction of the talk exchange in which you are engaged ». Ainsi, en créant l'effet surprise, l'interlocuteur ne contribue pas à l'échange dans la direction que son locuteur avait proposée, faisant en sorte que le discours se prolonge ou qu'il prenne d'autres directions.
[26] Dans les contextes doar+négation, pour créer l'effet surprise, l'interlocuteur doit renforcer sa réponse en ajoutant un élément à réplique. Voyons de plus près ce phénomène :
(22) |
A cumpărat casa? |
'A-t-il acheté la maison ? |
(23) |
Doar a cumpărat casa? |
'Il a acheté la maison, n'est-ce pas ? |
(24) |
Doar nu a cumpărat casa? |
'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?' |
Dans (22) nous avons une interrogation directe, qui peut avoir une réponse positive ou négative. Le phénomène est plus compliqué dans (23) et (24). En ce qui concerne (23), le locuteur pose comme certaine la réponse de l'interlocuteur avec l'emploi de la particule doar : l'accent est mis ici sur le participe passé cumpărat 'acheté'. Doar acquiert ici une polarité positive : le locuteur demande à son interlocuteur la confirmation de ses expectations ; il est attendu que l'interlocuteur sache un peu plus sur l'affaire. La réponse qu'on attend recevoir est donc positive : Oui, il a acheté la maison. De faibles chances existent que la réponse soit négative, mais nous pensons que le locuteur n'aurait pas employé doar s'il avait compris, grâce au discours avec son interlocuteur, que la réponse penche vers le pôle négatif.
[27] L'énoncé (24), quoique caractérisé par l'emploi de doar, est à polarité positive. Doar accompagné de la négation implique une réponse positive de la part de l'interlocuteur : Si, il a acheté la maison. Doar+négation va contre les expectations du locuteur. Celui-ci sait, dans son for intérieur, que la réponse qu'il va avoir est contraire à ses attentes, mais il essaie tout de même de 'manipuler' la réplique de son interlocuteur, comme s'il voulait exprimer à tout prix ce qu'il attend en retour de son interlocuteur. En roumain, le si français est rendu par la construction ba da ; da, généralement utilisé pour les réponses positives, est renforcé par la particule slave ba. La particule da, nous indique Chircu (2008 :103), vient du serbo-croate da → roum. da, tandis que la particule intensificatrice est un emprunt du polonais, du bulgare, du serbo-croate ba → roum. ba. Chircu (2008) appelle les deux adverbes (ba et da) affirmatifs, alors que, comme indiqué par la GLR (2 : 674), « […] adversativul ba contrazice negația [antecedentă], în vreme ce profraza da reia conținutul propozițional în formă pozitivă » 'l'adversatif ba contredit la négation [précédente], tandis que la particule da reprend le contenu propositionnel à la forme positive'. Dans un registre soutenu du roumain, nous pouvons entendre la même interrogation de la manière suivante : Nu cumva a cumpărat casa? 'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?'. L'accent est mis ici sur nu et sur l'adverbe cumva, pour devenir plat lorsqu'il porte sur le groupe verbal. L'adverbe cumva exprime une possibilité, une éventualité dubitative. Nous pourrions représenter la courbe mélodique comme il suit :
(25) | |
Nu cumva a cumpărat casa? / Doar nu a cumpărat casa? | |
'C'est vrai qu'il a acheté la maison ? / Ça ne peut pas être vrai qu'il a acheté la maison…' |
Nous voyons donc que la construction nu+cumva, la négation excluant toute éventualité, exprime finalement une possibilité que les choses soient différentes des expectations du locuteur. Cette interrogation peut avoir deux significations : une première, celle qu'on vient d'expliquer, et une seconde, qu'il ne faut pas confondre avec la première et qui marque le doute. Dans l'exemple suivant l'accent est mis sur cumva, qui marque l'éventualité, la possibilité de l'achat, mais qui est douteuse chez le locuteur :
(26) |
Nu cumva a cumpărat casa? |
'C'est vrai qu'il a acheté la maison ?' |
Nous pourrions le traduire aussi par Est-ce possible qu'il ait acheté la maison ?, le subjonctif marquant le doute, ou bien par le conditionnel, comme dans Il n'aurait pas acheté la maison ?. Une fois analysés ces emplois de doar en roumain, nous passerons, dans § 4, à la comparaison des deux langues faisant l'objet de notre étude.
4 Doar et mica : différences et ressemblances
[28] Nous avons pu voir, grâce à l'évolution diachronique, que, quoique les deux langues aient le même ancêtre : le latin, l'origine des deux mots en question n'est pas la même, puisque les deux termes en question ont des étymons différents. Mica est issu du latin mica et, grâce à une grammaticalisation précoce, il est devenu adverbe et par la suite marqueur épistémique. En ce qui concerne le roumain, nous avons vu que l'avis sur l'étymologie de doar est loin de faire l'unanimité, mais la plus grande partie des linguistes roumains sont d'accord que doar est issu de la construction latine ad+hora.
[29] Une première analyse contrastive des deux termes a été faite par Coniglio & Zegrean (2012 : 231) : « Italian and Romanian particles have a similar behaviour : they modify the illocutionary force of the utterance, but their distribution depends on the clause type ». Toutefois, il nous semble qu'ils ne sont pas allés jusqu'au bout de leur étude et qu'ils n'ont pas analysé les différences existantes entre les deux langues. La plupart des linguistes ayant travaillé sur doar et mica confirment que ceux-ci sont des marqueurs qui transmettent la subjectivité du locuteur, exprimant ainsi la modalité épistémique. Si les deux mots se ressemblent dans le domaine pragmatique, nous avons constaté, dans l'interrogative directe, une différence saillante, qu'il faut prendre en considération. Pour traduire en roumain Mica ha comprato la casa? 'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?' dont la réponse devrait être négative, la construction analogue Doar a cumpărat casa? 'Il a acheté la maison, n'est-ce pas ?' n'est plus à polarité négative.
[30] L'énoncé roumain devient, dans ce contexte, à polarité positive. La construction génère un effet de biais en roumain ; l'interlocuteur qui entend cette question va faire l'inférence que le locuteur croit qu'il a acheté la maison, tandis qu'en italien l'interlocuteur va faire l'inférence que le locuteur ne croit pas qu'il ait acheté la maison. Nous pouvons donc constater que dans ce contexte d'interrogative positive directe les deux termes ne véhiculent pas la même polarité. Pour avoir une équivalence de l'énoncé italien, on devrait dire Doar nu a cumpărat casa? 'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?' ou bien, dans un roumain plus soutenu, Nu cumva a cumpărat casa? 'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?'. Deux constats sont à souligner dans cette dernière interrogative directe.
[31] Premièrement, le terme doar n'apparaît pas dans la construction : il est remplacé par le terme de négation nu. Deuxièmement, pour obtenir l'équivalence de l'énoncé italien, l'accent doit être mis sur le groupe de mots nu cumva, sinon on véhiculerait le même sens qu'avec doar à la forme affirmative. Ce qui fait que cette seconde option ressemble à celle italienne par l'emploi du groupe adverbial nu cumva, sur lequel tombe l'accent. Le terme de négation nu, accompagné de l'adverbe dubitatif cumva, complétés par l'accent montant, donnent lieu à une polarité négative équivalente à la construction italienne.
[32] Ainsi, nous avons pu remarquer que l'interrogative directe positive italienne ne correspond pas à l'interrogative directe positive roumaine. En roumain, il faut utiliser une négative directe pour obtenir une phrase à polarité négative.
[33] Inversement, l'interrogative directe Mica non ha comprato la casa? 'Il a acheté la maison, n'est-ce pas ?' à polarité positive, n'est pas rendue en roumain par Doar nu a cumpărat casa? 'Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ?' (qui, elle, est à polarité négative), mais par la construction Doar a cumpărat casa? 'Il a acheté la maison, n'est-ce pas ?' équivalente à la polarité positive en italien. Nous pouvons résumer ce phénomène à l'aide du tableau suivant :
Polarité |
Italien |
Roumain |
Négative |
Interrogative directe positive |
Interrogative directe négative |
Positive |
Interrogative directe négative |
Interrogative directe positive |
Tableau 1 : La polarité dans les interrogatives directes accompagnées de mica et de doar en italien et en roumain
Dans le cas de l'italien, dans le contexte où elle attire la polarité négative, la particule mica est autonome, ne servant pas d'intensificateur de la négation, mais plutôt comme marque épistémique indiquant l'expectation du locuteur envers son interlocuteur. En contexte à polarité positive, mica sert d'intensificateur de la négation.
[34] Bernini & Ramat (1992) considèrent la construction négative mica+non comme NEG2 (la NEG1 étant seulement non), dont la valeur serait emphatique adversative, ce qui implique que le locuteur pense que ce qu'il nie est vrai ou réalisable par l'interlocuteur. À notre avis, dans les interrogatives directes, le terme mica minimise la négation, la réduisant à un effet contraire de ce qui est exprimé. Dans le contexte où il est autonome, c'est-à-dire il n'est pas en contexte NEG2, il accentue la négation jusqu'à imposer la négation dans la réplique de son interlocuteur. Il devient alors marqueur de force négative, posant l'expectation du locuteur comme négative.
[35] C'est le cas contraire en roumain. Doar à polarité négative est intensificateur de la négation : il pose l'expectation du locuteur comme négative et indique que la réponse attendue de l'interlocuteur est -p, la question étant -p. En effet, la réponse -p devient alors une confirmation attendue en quelque sorte de la part du locuteur, doar renforçant l'attente d'une réponse négative. En revanche, dans le contexte d'interrogation positive du p, +p devient une confirmation de l'interrogation de p.
5 L'équivalence de mica et de doar en français
[36] La traduction est une négociation du sens (Eco 2007 [2003]), de l'effet et de l'harmonie d'un texte. Donner des équivalents de termes d'une langue dans une autre veut dire avant tout comprendre ce qu'il faut traduire, savoir l'interpréter et s'efforcer de transmettre 'la même chose'. Dans cette étude, proposer des équivalents en français des deux termes mica et doar est une affaire très complexe, d'autant plus là où le contexte est absent. Nous essayerons de reprendre quelques-uns des exemples déjà utilisés pour montrer les possibles traductions en français des deux marqueurs du discours qui nous ont occupés.
[37] Dans le cas de mica, si nous voulions traduire en français les énoncés de (13) - (15), nous aurions :
(27) |
Il a acheté la maison ? |
(28) |
Il n'a pas acheté la maison, n'est-ce pas ? / j'espère ! |
(29) |
Il a acheté la maison, n'est-ce pas ? |
Les énoncés (28) et (29) se ressemblent : leur réponse attendue est toujours négative, mais l'un est plus explicite que l'autre. En effet, dans (28) nous avons une expression exclamative épistémique qui véhicule l'expectation du locuteur de façon très ouverte. Le verbe épistémique espérer introduit une présupposition que le contenu prépositionnel, et non par l'assertion (oui ou non), peut ne pas être vrai. Ce procédé trouve son correspondant en italien dans (15), où mica renforce la négation ; ainsi, il se rapproche de son contenu sémantique original, à savoir pas du tout, ce qui renvoie à la signification latine de mica 'miette, mie' et devient donc un marqueur intensificateur du discours. Dans la grammaire traditionnelle française il existe une sous-classe d'adverbes : ce sont ceux que Grevisse & Goosse (2008) appellent adverbes de quantité ou d'intensité, tandis que Reichenbach (1947 : 304) les classifie dans la classe des adverbes non-exclusifs. Nous pourrions donc considérer mica comme un marqueur d'intensité à polarité négative. En revanche, dans le cas de (29), la construction n'est-ce pas introduit l'effet de biais à travers lequel le locuteur veut influencer la réponse de son interlocuteur, voulant entendre p, et non -p. Il faut préciser que la courbe mélodique des énoncés changera avec le déplacement de mica dans l'environnement de l'énoncé.
[38] Pour ce qui est de la traduction de doar en français, d'une part Chircu (2008) donne comme possible la forme est-ce que ?, qui ne nous semble pas du tout appropriée. Il est vrai que la construction est-ce que ? est utilisée en français pour introduire une interrogative directe, mais, à notre avis, elle ne véhicule aucune subjectivité du locuteur, comme c'est le cas, au contraire, pour le marqueur doar du roumain. D'autant plus que la structure est-ce que ? en français relève d'un registre de langue soutenu, alors que doar (et mica aussi) relève d'un registre de langue familier, d'où leur charge de subjectivité. D'autre part, Cuniță (2013b) a montré que les traducteurs experts adoptent différents termes lors de la traduction des œuvres roumaines en français. Les choix qu'ils opèrent sont dépendants du contexte concerné par la traduction. D'un côté, les traducteurs choisissent quelquefois de ne pas traduire doar en français, car, comme l'explique Cuniță (2013b), la certitude du locuteur est véhiculée par l'énoncé lui-même sous forme d'assertion ; dans ce cas, il n'y a aucun besoin de traduire l'adverbe roumain doar. De l'autre côté, les traducteurs peuvent choisir, selon les contextes, de traduire l'adverbe en question par la forme française peut-être. Cette traduction trouve sa justification dans l'histoire de l'adverbe doar. En effet, en daco-roumain, la forme a été glosée dorĕ fortassis 'peut-être' (pour plus de détails, voir Zamfir & Dinică 2012) et dans ce cas doar n'est plus considéré adverbe restrictif, mais modalisateur dubitatif (Zamfir & Dinică 2012). Pour finir, doar est traduit en français par les adverbes restrictifs seul, juste, seulement ou par l'adverbe de manière simplement (voir Cuniță 2013b pour plus d'informations).
[39] Nous trouvons une symétrie entre le français et le roumain en ce qui concerne les interrogatives directes comportant le marqueur doar. En effet, nous avons constaté qu'en français, comme en roumain, la polarité négative est exprimée par l'interrogative directe négative. En italien, au contraire, la polarité négative est véhiculée par l'interrogative directe positive. La polarité positive en français et en roumain est donc possible grâce à l'interrogative directe positive, tandis qu'en italien, elle est exprimée à l'aide de l'interrogative directe négative. Nous pensons que la construction n'est-ce pas ? est un bon candidat pour véhiculer, en français, le sens exprimé par mica et doar. Cependant, nous le rappelons, toute traduction dépendra du contexte énonciatif.
6 Conclusion
[40] Cette étude contrastive nous a permis de rendre compte du comportement pragmatico-sémantique des deux marqueurs mica et doar dans les interrogatives directes (positive et négative) en italien et en roumain contemporain. Les deux termes servent à véhiculer la subjectivité du locuteur dans le but de poser à son interlocuteur les attentes à ses questions. Doar et mica marquent alors les expectations du locuteur vis-à-vis de son interlocuteur. Ce qui diffère les deux termes c'est la polarité inverse qu'ils véhiculent (voir le tableau 1). En effet, nous avons pu constater que les emplois des deux marqueurs diffèrent selon les contextes et que dans un même contexte les deux termes n'ont pas la même polarité.
[41] L'occasion a été de montrer que la polarité positive en italien est rendue en roumain par la polarité négative, et que la polarité négative en italien est traduite en roumain par la polarité positive. Pour finir, nous avons proposé quelques possibles traductions en français des deux termes en question, mais nous rappelons qu'il faut faire attention au contexte pour mieux interpréter le sens et choisir le bon terme équivalent. Ainsi, nous avons pu observer que le problème qui se pose n'est pas seulement lié à la traduction, mais aussi à l'interprétation des constructions dont il a été question. Interprétation qui nécessite des connaissances linguistiques relatives aux deux termes faisant l'objet de notre analyse. Dans une perspective plus ample, il serait intéressant de voir comment les apprenants allophones arrivent à comprendre, traiter et produire des constructions comportant les marqueurs mica et doar dans le contexte des interrogatives directes.
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