Compte rendu
Gilles Siouffi (éd.) 2020. Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques. Arles : Actes Sud
Book review
Gilles Siouffi (ed.) 2020. Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques. Arles: Actes Sud
Hélène Vassiliadou
Université de Strasbourg (Strasbourg, France)
vassili@unistra.fr
https://orcid.org/0000-0003-1958-5910
Reçu le 13/9/2021, accepté le 21/9/2021, publié le 8/4/2022 selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
Pour citer cet article
Vassiliadou, Hélène 2022. Compte rendu. Gilles Siouffi (éd.) 2020. Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques. Arles : Actes Sud. Studia linguistica romanica 2022.7, 146-153. https://doi.org/10.25364/19.2022.7.8.
[1] Le volume a suscité ma curiosité et m'a séduite dès que je l'ai eu dans les mains : par son identité graphique, qu'il doit au designer-dessinateur Philippe Millot, sa couverture élégante, qui lui confère une certaine préciosité, l'originalité de son titre et son format inattendu en 17x22 cm (un peu plus grand que du A5) rencontré habituellement dans les listes des fournitures scolaires (cf. petits cahiers), format réputé idéal pour dessiner, écrire de la poésie ou prendre des notes rapides. Le plaisir visuel ne s'arrête pas à la couverture : on trouve au fil des pages des reproductions fidèles des manuscrits anciens, des épreuves corrigées, des cahiers d'écoliers, des graffitis, des tweets ... Grâce au format évoqué, à la souplesse du papier, aux choix typographiques (cf. par exemple les textes justifiés à gauche, non centrés, les appels de note particuliers, etc.) et bien sûr grâce au contenu lui-même, les histoires racontées par les six auteurs du volume se lisent comme un roman. Un roman historique dont on peut difficilement se détacher au point où j'ai enfreint ma première et unique règle des vacances : ne jamais emmener de livres de linguistique ! Je suis alors partie avec Philip Roth mais aussi avec Gilles Siouffi, Christiane Marchello-Nizia ... et l'ensemble des six spécialistes de différentes époques, pour découvrir l'histoire de la phrase, l'histoire de cet objet flottant, de cet objet de discorde qui fait encore couler tant d'encre.
[2] Il ne s'agit pas d'un ouvrage qui cherche à fournir une énième définition de la phrase ou qui raviverait des débats théoriques sur la place de la phrase au sein des unités de segmentation de la chaîne linguistique1. Son titre est d'ailleurs clair à cet égard : il s'agit d'une histoire, on dira même d'une enquête. C'est l'histoire de la phrase française. En cela on a affaire à un travail inédit. Inévitablement, on y aborde la question des définitions et des critères retenus pour identifier la phrase ou ses liens avec la proposition et la période, mais toujours sous forme de récit de faits socio-historiques et littéraires. Cet aspect du livre est aussi inédit : par l'intermédiaire de la phrase et de ses pérégrinations, on découvre une série de choses sur « tout un ensemble de pratiques culturelles – religieuses, politiques, juridiques, administratives, éducatives, journalistiques, commerciales ... » (p. 9) des siècles parcourus. La phrase est en définitive contextualisée !
[3] Le volume comporte six chapitres par ordre chronologique (du latin tardif jusqu'au 21e siècle), un avant-propos qui expose en les problématisant les grandes lignes du projet entrepris (pp. 7-11), les notes de chaque chapitre (pp. 351-360), une bibliographie sélective (mais riche) contenant les principales références sur lesquelles se sont appuyés les auteurs (pp. 361-367), un index nominum (pp. 369-371), une mini-biographie des auteurs et la table des matières (qui reprend le sommaire du début).
[4] L'histoire commence avec les premières phrases écrites en français : les premières lignes des Serments de Strasbourg. Christiane Marchello-Nizia, dans Du latin tardif au Moyen Âge : les débuts de la phrase française (pp. 13-65), expose avec pédagogie l'apport des textes en vers, puis en prose sur la forme des mots, les changements syntaxiques entre la phrase latine et celle en ancien français, l'influence mutuelle entre les deux langues, le passage de la phrase psalmodiée à la phrase dite avec les répercussions sur le rythme et par conséquent sur la structuration de la phrase française. Chaque étape de l'évolution de la phrase du 9e au 13e siècle est accompagnée par des considérations grammaticales, littéraires, mais aussi sociolinguistiques. On assiste ainsi aux circonstances qui ont donné lieu aux différents changements structurels de la phrase : genre, forme et style textuels, public ciblé, position socio-professionnelle de l'auteur, anonymat vs. revendication du nom, effets dialectaux, manière d'écrire (écriture continue vs. segmentée par l'insertion de blancs, d'alinéas, de signes de ponctuation), etc. L'auteure prépare méthodiquement le lecteur à l'appréhension des changements opérés dans l'agencement de la phrase en ancien français : expression du sujet, apparition de pronoms personnels autres que ceux dédiés à l'interlocution, position du verbe après le sujet et avant l'objet. L'émergence de nouveaux types de phrase (l'interrogatif, par exemple) est alors facilitée. Malgré une tendance timide pour la fixation de la structure SVO en « une entité difficilement séparable » (p. 54), l'ancien français présente plusieurs possibilités dans l'organisation phrastique conférant ainsi à la phrase une « grande souplesse » (p. 25) et permettant l'apparition des dislocations, des clivages et des techniques d'amplification (cf. « accumulation de détails » groupés en début de phrase, p. 59). À titre d'illustration, cette souplesse se rencontre dans le style de Jean Renart dont la « virtuosité langagière » (p. 59) est mise en focus vers la fin du chapitre. Marchello-Nizia, avant de passer la main à Bernard Combettes pour la période suivante, rappelle le rôle des proverbes qui, grâce à leur « sobriété » (p. 64) et à leur laconicité, ouvrent de nouvelles perspectives aussi bien pour la littérature française que pour les moyens d'expression de l'attitude « à l'égard de la vie » (p. 65).
[5] Les changements amorcés au cours du 13e siècle – socio-politiques surtout – s'intensifient. Ceci n'est pas sans conséquence sur le statut de la langue et corolairement sur la conception des textes et les rôles attribués aux structures française et latine en fonction de leurs environnements d'usage. Du moyen français à la Renaissance : phrase et développement de la prose rédigé par Combettes (pp. 69-124) illustre cette transformation de la nature des phrases grâce à des données historiques qui conduisent à l'émergence des textes argumentatifs et des récits historiques, qui, eux, favorisent à leur tour une écriture plus complexe (cf. liens logiques entre les phrases, propositions subordonnées, participes, énumérations, empilements, etc.). Pendant cette période, le lectorat s'élargit aussi, le développement de l'imprimerie ayant contribué à la diffusion du savoir. La sophistication de la phrase est également soumise à la pratique naissante de la lecture silencieuse. Les nouvelles pratiques d'écriture et de lecture vont de pair avec les objectifs de la narration. L'auteur nous explique les tenants et aboutissants de l'émergence de la « nouvelle phrase » (p. 75) en recourant à un éventail d'explications assorties à d'exemples concrets allant du bilinguisme des intellectuels de l'époque, du rôle des traductions, des gloses, des calques en passant par la réorganisation de la période classique jusqu'au développement des constructions nouvelles (cf., entre autres, la subordination, l'emploi du participe présent et du relatif dit de liaison). Par ailleurs, l'apparition de l'imprimerie impose des habitudes de ponctuation nouvelles (cf. le point-virgule) et surtout leur uniformisation. Ce contexte d'évolutions et de transformations foisonnantes de la langue française conduit à l'apparition graduelle d'une réflexion grammaticale et à l'émergence d'une nouvelle nomenclature apte à décrire le français. Toutefois, la tradition gréco-latine demeure saillante (cf. « accent sur la morphologie » et les « catégories de mots », p. 101) et n'offre pas de solutions satisfaisantes quant à la description, à la définition et à la délimitation de la phrase. Cette dernière reste au demeurant « introuvable » dans les écrits de cette période sauf pour quelques rares mentions renvoyant plutôt à son sens étymologique, à savoir à la « façon de parler » (p. 103). Le deuxième chapitre se clôt sur la mise en valeur de la 'virtuosité' technique qu'on observe en poésie, virtuosité qui ne laisse pas indemne l'organisation de la phrase : la tendance à la complexité reste de mise. Ainsi, une forme de poésie narrative apparaît, qui doit concilier la tendance à la complexité phrastique et les exigences métriques. Les inventions stylistiques ne sont toutefois pas réservées à ce genre : la prose littéraire connaît son lot d''artistes' aussi. Le « dispositif virtuose » (p. 124) se rencontre enfin dans les énoncés proverbiaux (sentences et devises) auxquels l'auteur consacre la fin, comme c'était aussi le cas dans le précédent chapitre.
[6] Malgré les métamorphoses importantes du français, l'empreinte du latin, langue qui continue à être pratiquée, est encore visible pendant le 17e siècle. Gilles Siouffi, dans Entre phrase et période (pp. 127-169), dépeint minutieusement les mutations qui continuent à être opérées pendant cette période avec la co-existence de deux modèles phrastiques : celui de la phrase courte et celui de la phrase longue. Des genres nouveaux, comme les récits de voyage, offrent un terrain d'observation propice à ces « recherches stylistiques » (p. 133). De même, la prose narrative fournit des exemples de la souplesse syntaxique dont il était question dans les deux premiers chapitres : la contrainte de la forme « impose une reproduction des schémas formels » (p. 130), la stratification des longues phrases conduit à la « littérarisation » (p. 131) du style et on assiste à un usage des signes de ponctuation fluctuant. L'intervention des grammairiens ne tarde pas à arriver avec la fondation de l'Académie française et la création des premiers dictionnaires « décrivant le français en français » (p. 127). On voit ainsi apparaître les premières recommandations en faveur de plus de clarté et de simplicité. Ces préconisations ne sont pas toujours suivies (essentiellement par les adeptes du modèle rhétorique de la phrase) et les querelles entre 'Anciens' et 'Modernes' pointent. Dans ce processus de mise en place des règles, le « vers classique » jouera un rôle important : contraintes de diction, décomptes syllabiques, « sens parfait » (p. 141), conciliation de la phrase longue et de la phrase courte, tout un arsenal des codifications qui vise à corseter une pratique plus ou moins libre auparavant. L'obsession d'une syntaxe parfaite transparaît enfin dans les tentatives de comparaison des phrases entre langues. En effet, le 17e siècle illustre l'« éveil aux langues » (p. 146) et, ce faisant, la conception de la phrase en tant que modèle de « forme logique » qui donne « accès au monde » (p. 146). Par le biais de l'intérêt pour les différences entre les langues, l'étude des phrases ou plutôt des manières de dire va susciter les premières préoccupations pour la délimitation des unités du discours. Et là c'est « encore la période qui fait office de référence » (p. 149). L'idée que la période se décompose en fragments donne un avant-goût de la segmentation qui débouchera progressivement sur la valeur de la phrase moderne. La diversification des pratiques s'accélère pendant la seconde moitié du 17e siècle avec l'essor de nouveaux genres de discours (comme la correspondance) et avec un intérêt plus prononcé pour les sententia « ce type de phrase qui vient interrompre un raisonnement pour le résumer de façon brève [...] » (p. 161). Les motifs des chapitres précédents réapparaissent : devises, citations, maximes et expressions proverbiales. En somme, ces « phrases mémorables » (p. 163), ce « style coupé » (p. 166) qui fera porter davantage le regard sur les formes phrastiques courtes. La phrase, moins ronde, plus épurée, qui aspire à la perfection, a-t-elle fini ses péripéties ? Quel sort le siècle suivant lui réserve-t-il ?
[7] Du point de vue des idées, le 18e siècle viendra bousculer cette « tentation de perfection » (p. 169). Nous sommes d'ailleurs toujours dans un dilemme de taille – suivre l'ancienne tradition d'éloquence ou le modèle de la phrase logique ? Gilles Siouffi, dans le quatrième chapitre du volume, L'invention de la phrase moderne (pp. 173-216), guide le lecteur à travers les étapes qui ont conduit à ce qu'on peut appeler aujourd'hui une théorisation de la phrase fondée sur les observations des 'remarqueurs' du siècle précédent. La grammaire triomphera de la rhétorique (cf. le rapprochement entre la période et la proposition issues respectivement de la rhétorique et de la logique : « Désormais, les anciennes périodes, emblèmes de l'éloquence, vont être soumises au regard scrutateur de grammairiens avides d'y repérer des propositions », p. 187). En outre, la langue française sera jugée supérieure au latin parce qu'on considère que la construction de ses phrases impose un ordre « naturel » (SVO) « qui suit la pensée » (p. 183). On comprend mieux comment le « pas est franchi » (p. 186) permettant au terme de proposition (issue de la logique) de se positionner en tant que synonyme de la phrase, notion, quant à elle, davantage descriptive (cf. « assemblage de mots » ou « façon de parler » vs. « affirmation d'un propos sur un sujet », p. 186). Cependant, ce n'est pas la grammaire qui a le monopole sur la théorisation de la phrase. La phrase se réinvente dans la littérature : dans les pièces de théâtre d'abord avec, d'une part, le « souci nouveau de réalisme » qui « donne plus d'importance au langage » (p. 192) et qui façonne la manière de parler des personnages et, d'autre part, avec une attention particulière à la prosodie et à la phrase qui peut être chantée. Puis, dans la culture populaire qui, surtout par le biais de la poésie, exhibe des traces de l'oral et du patois. Ce siècle est crucial dans l'appropriation de la phrase par les non- ou peu-lettrées. De plus en plus de personnes savent écrire sans pour autant respecter les « règles de la grammaire » (p. 203). À cela s'ajoutent une forte politisation de la population et une contestation de la norme : « envoyer par-dessus les moulins orthographe et grammaire, c'est revendiquer de vivre à sa guise » (p. 205). Une période d'entre-deux commence, la juxtaposition de modèles variés de la phrase cohabitent. Et le grand style périodique n'a pas dit son dernier mot. L'éloquence passe ainsi par une organisation périodique en termes de ponctuation, « le goût (...) pour les longues phrases à points-virgules » (p. 213) est réactivé. Le style bref préconisé par les grammairiens est plutôt réservé aux maximes dont l'esthétique répond à un critère socio-politique, qui sied bien au contexte révolutionnaire du 18e siècle, celui de véhiculer « des principes, des idéaux » (p. 216).
[8] L'héritage du 18e sera politique. Mais « qui dit politique » à cette époque « dit langage » (p. 216). Dès les premières années du siècle suivant, on assiste au vaste programme de « changement radical de la langue » et à la recherche de la tant désirée « phrase juste » (p. 219). Jacques Dürrenmatt nous fait découvrir comment ce projet ambitieux s'est mis en place pendant le 19e siècle (La phrase à l'heure de l'enseignement, pp. 219-269). La première étape fut l'intervention des idéologues-philosophes qui aspirent à la réglementation de l'organisation des phrases dans une perspective plus logique que grammaticale. L'idée est d'insister sur les règles d'assemblage des mots de sorte que l'articulation entre un thème et un rhème soit au centre de la conception des phrases. Toutefois, « le modèle périodique est toujours là » (p. 222), Chateaubriand et Proust, tout en renouvelant le style de la prose moderne, participent au maintien d'un modèle de phrase (ou plutôt de période) longue. La seconde étape concerne la mise en place de la procédure d'inversion comme moyen idéal pour exprimer les émotions fortes. Son usage s'impose en prose et se justifie non pas par une volonté poétique mais par une envie de trouver la fameuse langue propre dont il était question au siècle précédent. La recherche des moyens d'expressivité passe également par la ponctuation qui participe du triomphe des phrases nominales. En même temps, on voit apparaître l'emploi massif des points de suspension et des tirets, ce que Balzac considéra comme un abus de langage. Ces procédés sont d'ailleurs au centre de l'écriture des poètes dits maudits, écriture souvent qualifiée de « désinvolte, déliquescente, rebelle, moderne » (Delhay & Vassiliadou 2019 : 221). Le 19e siècle, connu sous le nom de siècle des ruptures (cf. Richard et al. 2001), nous offre un foisonnement de styles et de formes phrastiques dont Corbière, cité par Dürrenmatt (p. 229), est un représentant avec une écriture ponctuée de ruptures phrastiques, avec une syntaxe disloquée et une typographie unique dans son genre. La troisième étape de la mise en place de la phrase moderne passe par l'apport des grammairiens qui scellent le point comme élément capital pour la délimitation de la phrase. Ainsi, la phrase vue comme structure hiérarchique dans laquelle « le sujet donne ses marques de personne et de genre au verbe, qui lui-même régit des compléments principaux puis secondaires » (p. 231) acquiert un statut qu'on dit encore aujourd'hui canonique. En parallèle aux grammairiens, les éditeurs contribueront à ce vaste projet de la recherche de la phrase juste en rééditant des textes classiques et en corrigeant leur ponctuation. Il est enfin important de souligner que ce siècle pose les bases pour l'intégration dans la réflexion du statut des phrases étrangères, régionales, populaires et orales. Il ne reste plus qu'à concevoir de nouvelles pratiques et de nouveaux modèles pour préparer le siècle suivant : le retour à une logique métrique, l'usage précis de la virgule ou des changements de paragraphes, et, plus généralement, de la ponctuation « comme un outil d'organisation de la visibilité d'un ensemble » (p. 264) constituent les traces de cette nouvelle logique selon laquelle le texte est roi. Autrement dit, le texte écrit « prime sur tout » et est « la seule unité stable envisageable » (p. 267). Malgré ces évolutions, la phrase n'a pas encore de statut théorique.
[9] Il a fallu attendre les instructions des programmes du 20 septembre 1938 pour enfin voir apparaître officiellement la phrase ! Fin du suspense ? Ou début d'un autre périple ? Antoine Gautier et Marie-Albane Watine, dans le dernier chapitre du volume (Entre pratiques standardisées et innovations, pp. 273-350), fournissent les réponses à ces questions en faisant le lien entre toutes les données présentées dans le livre. Ils expliquent que l'entrée de la phrase n'est pas motivée par une quelconque décision théorique mais par « l'insuffisance de la proposition qui laissait des béances dans la description syntaxique » (p. 286). La proposition encore plus que la période reste le terme concurrent de la phrase. On a vu dans les siècles précédents que sa définition logique en termes de sujet et de prédicat pourrait contribuer à nous épargner les flottements terminologiques qu'on connaît. Mais, fait bien connu, les préconisations des linguistes ne sont que rarement suivies. Le maintien du terme de proposition – non avec son sens logique – dans les programmes de 2020 pour l'analyse de la phrase complexe entretient le malaise ou l'insécurité à la fois des apprenants et des enseignants. De même, le recours au fameux phrase = sujet + verbe qui mêle les niveaux d'analyse demeure indéracinable. Malheureusement, la tentative d'intégration du prédicat en tant que fonction aux programmes de 2015 (cycle 3) a échoué face à la pression populaire (cf. le « déferlement d'opinions peu informées » en 2017 ; Plane 2017 : ¶ 6). Gautier et Watine décrivent, illustrent et analysent justement le rôle des débats linguistiques, le poids de l'école, des reformes et des programmes d'enseignement dans « la fabrique » (p. 301) de la phrase normée, cible à la fois des critiques et des aspirations à un modèle homogène et inattaquable. Néanmoins, la phrase jouit d'un statut symbolique fort, synonyme de « style d'un auteur, du génie d'une époque, d'une langue ou d'une nation » (p. 289) qui l'empêche en quelque sorte de s'imposer comme unité théorique. S'ajoutent les évolutions liées au traitement de l'oral, à la technologie, aux différents supports écrits, numériques, etc. et à nos relations avec l'écrit en général ainsi que des va-et-vient stylistiques entre phrases courtes et phrases longues conditionnant l'usage de la ponctuation. Par son contact avec d'autres langues, la phrase française évolue : les mythes et les peurs infondées émanant des puristes sont rendues caduques par les auteurs du chapitre. Enfin, le retour en force de la rhétorique côtoie l'émergence de ces phrases dites volantes que nous rencontrons dans les nouveaux supports numériques. Et l'histoire recommence : phrase longue, phrase courte, phrase canonique, phrase scolaire ... Peut-on envisager « l'advenue d'un langage 'résumant tout, parfums, sons, couleurs' (Rimbaud) » (p. 350) ? Gautier et Watine semblent pessimistes et répondent par la négative. Pour autant, le chapitre se termine sur une note d'espoir n'excluant pas que dans un avenir proche, grâce aux machines, nos idées ne seront plus piégées dans des phrases soumises à la pression de la norme.
[10] La phrase nous a été racontée avec passion, élégance, pédagogie et précision. Et par le biais de son histoire, nous avons exploré « la grande 'fabrique' de notre langue » (quatrième de couverture). Cet ouvrage doit indéniablement figurer dans la bibliothèque de tout amateur de la langue française.
Références bibliographiques
Béguelin, Corminboeuf & Lefeuvre 2020 = Marie-José Béguelin, Gilles Corminboeuf, Florence Lefeuvre (éds.) 2019. Types d'unités et procédures de segmentation. Limoges : Lambert-Lucas.
Delhay & Vassiliadou 2019 = Corinne Delhay, Hélène Vassiliadou 2019. Les amours jaunes de Tristan Corbière ou 'l'impatience verbale'. Violaine Giacomotto-Charra (éd.). Agrégation de lettres 2020. Grammaire et stylistique. Paris : Ellipses, 219-310.
Plane 2017 = Sylvie Plane 2017. Le prédicat est-il subversif ? Pratiques 175-176. https://doi.org/10.4000/pratiques.3753.
Richard et al. 2001 = Robert Richard et al. 2001. L'analyse de la poésie. XIXe-XXe siècles. Paris : Hachette.
1 Pour ce type de questions, cf. Béguelin, Corminboeuf & Lefeuvre (2019).